Une fiction chorégraphique qui nous interroge sur la figure complexe de la femme fatale dans le film noir des années 1930-40. À l’occasion d’une soirée-débat avec la chorégraphe et le duo de danseurs·euses, une étudiante en études genre, Estelle, et un philosophe, Damien, nous éclairent sur ce personnage.
Texte: Nesrine Ghulam
Il faut tout d’abord mentionner le caractère sombre de la pièce qui incarne parfaitement l’ambiance du film noir américain. De forts contrastes marquent les jeux de lumières, nous laissant par moments complètement plongé·e·s dans l’obscurité. Le décor, très sobre, traduit un espace assez restreint duquel il semble impossible de s’échapper. Les acteurs·trices nous jaugent et se scrutent eux/elles-mêmes, sans cesse. Dès le début de la pièce, une forte tension se ressent, qui ne fera que s’amplifier au fil des scènes. Cette ambiance noire teintée de méfiance est intensifiée par la brutalité de certains volets qui mettent en scène une femme et un homme. Même si l’univers est spécifique à l’époque que la chorégraphe a voulu représenter, certaines scènes résonnent au fond de nous et nous amènent inévitablement à nous questionner nous-mêmes sur les rapports de genre qui constituent notre société.
C’est d’ailleurs ce que la chorégraphe, Pauline Raineri, nous mentionne. Inspirée par l’esthétique des films noirs et plus particulièrement par la protagoniste de « The File On Thelma Jordon », elle a voulu s’attarder sur la figure de la femme fatale. En 2016-2017, elle crée alors une première pièce, plus courte, intitulée « Thelma ». C’est par la suite qu’elle décide de traiter de ce thème de manière plus profonde en créant cette pièce, « W.A.Y.T », en reprenant les mêmes acteurs·trices. La figure de la femme fatale est une forme de féminité qui est mise en scène ici dans un univers particulier, celui des années 40. Or, la chorégraphe nous explique s’être rattachée à des situations qu’elle-même, en tant que femme, a vécu. D’une manière subtile, la pièce est donc teintée par une certaine volonté dénonciatrice très actuelle.
Mais qu’est-ce qu’une femme fatale? Estelle nous explique que « La femme fatale est avant tout une femme, dans le sens où c’est un personnage genré qui prend place dans un système social où les rapports de genre sont hiérarchisés ». Cette figure émerge dans le contexte de la Deuxième Guerre mondiale, au moment où des femmes occupent des postes à responsabilité laissés vacants par les hommes. En accédant à des positions hiérarchiques qui leur étaient inaccessibles auparavant, les femmes s’empower, prennent du pouvoir, et sont alors perçues comme des menaces par les hommes. La femme fatale n’incarne donc pas l’archétype de la femme passive et soumise; elle s’y oppose, en affirmant sa sexualité active et libérée. Elle use alors de son pouvoir de séduction érotique comme une arme, d’où le terme de « fatale ». Son charme, sa sensualité lui permettent de manipuler les hommes. La femme fatale est donc une femme puissante, mais complexe. C’est de la manipulation et de son caractère mauvais qu’elle semble tirer son pouvoir. Damien nous explique le paradoxe de cette figure: la femme fatale est une femme puissante mais qui reste produite par un regard masculin. Cette figure est donc ambivalente. De plus, l’enjeu de l’émancipation serait-il de rester dans une forme de domination?
La pièce résonne en nous car elle questionne les rapports de genre en explorant différentes formes d’émancipation. La chorégraphe joue avec les figures genrées féminin-masculin, en les renforçant et en les effaçant par moments. Au fil de la pièce, les catégories sont brisées puis remodelées; on s’aperçoit que les rôles genrés ne sont qu’une construction et qu’ils peuvent donc être détruits. De plus, on pourrait penser que la femme fatale est un produit du système masculin, ce qui fait de cette personne un être incapable d’une émancipation « complète » et donc inévitablement aliéné. Or, la pièce permet de s’interroger à ce propos: se construire en tant que femme fatale, active, sexuelle, n’est-il pas déjà un acte de révolte en soi? Se réapproprier un rôle défini par le système ne contribue-t-il pas à le subvertir, et à en casser les catégories qui le fondent en y imposant son propre système de valeurs?