Théâtre

Arnaud Curchaud

Nous avons fait un beau voyage 🎶

Au sortir d’une pièce de théâtre, on est toujours accompagné par une impression. De près ou de loin, et pour plus ou moins longtemps. Après la représentation de Frou-Frou les Bains, vaudeville musical avec lequel la compagnie TJP part en tournée romande, cette impression a été celle d’une joyeuse énergie pleinement dépensée.

Texte de Katia Meylan

C’est une joie toute entière d’être sur scène, d’y chanter, d’y danser et d’y interagir qui irradiait des neuf comédiens et comédiennes de la troupe du TJP hier soir, au Café-Théâtre de l’Odéon. Loin de se regarder dispenser au public les pitreries de leur cru ou écrites par l’auteur du texte, Patrick Haudecœur, toutes et tous semblaient les vivre avec une intensité et un plaisir d’autant plus communicatif.

L’histoire, d’abord simple, d’un directeur de cure thermale et de son équipe accueillant leur clientèle à l’heure de la réouverture saisonnière, se complique rapidement lorsque l’eau ne veut plus couler, que l’un des clients est pris pour le plombier et que des histoires amoureuses ou familiales s’entremêlent. Dans un beau décor tout de bleu et de blanc – seul élément paisible de la pièce –, le directeur (Fabrice Guillaume) râle et houspille son monde à qui mieux mieux tout en affichant un bagout de commerçant. Sa fille (Julie Schafer, rayonnante dans les parties musicales comme dans ses répliques) n’y va pas de main morte pour convaincre son amoureux Baptistin de demander sa main à son père. Ledit Baptistin (Jean-Gaël Diserens), bien qu’étant cabotin et spontané, essaie de surpasser son trac. Chez les curistes, la dépression de la lunatique Mathilde Moulin (Gisèle Balet, expressive à souhait) se frotte aux attitudes conquérantes du faux plombier Ferdinand Gronsard (Sylvain Dias, qui porte très bien la moustache et le costume des années 1910) et aux sourires renversants de la baronne (Léa Budaudi). Baronne enthousiaste mais qui reste lucide quant aux capacités intellectuelles et physiques son fils Charles (Pierre Saturnin), vieux garçon pas très dégourdi épris de Madeleine (Lucille Favre), une employée multitâche et vénale. Et, circulant là au milieu, un “Saturnin-Duguet-premier-chasseur-à-votre-service!” (Alexandre Juillet, danseur formé à l’école Rudra-Béjart), candide, adorable, décalé, qui répète tout sourire ce qu’on lui dit et ponctue gracieusement les imbroglios de grands battements et de pirouettes.

Frou-Frou les Bains

Photos: Arnaud Curchaud

Sur l’heure et demie que dure le spectacle, on rit beaucoup. Et si l’humour de répétition vaudevillesque n’est pas votre kiki – euh, votre dada –, pas le temps de s’en lasser, en voilà un autre qui rapplique: humour absurde, humour visuel, quiproquos, coups d’œil par le judas du 4e mur et petits imprévus du direct… Sans oublier une frénésie dans les répliques et un talent général pour la gestuelle – mention spéciale à la chanson Mon homme où Baptistin se fait malmener par une Juliette en pleine forme.

Les chorégraphies sont signées Alexandre Juillet, et la mise en scène est de Sara Gazzola. La metteuse en scène, formée à l’art de la comédie musicale et habituée aux productions de plus grande envergure, emmène cette fois un comité réduit de sa compagnie en tournée. Ayant obtenu les droits du vaudeville français pour une année, la troupe compte bien en profiter, avec 33 dates romandes décrochées. Débutée le 18 février au Théâtre de Colombier, la cure est actuellement à suivre au Café-Théâtre de l’Odéon jusqu’au 25 février, et se poursuivra à Morges, Pully, Fribourg, Cheseaux, Cossonay, Vevey ou encore Genève.

Sara Gazzola nous confie que ce début de tournée comporte déjà plusieurs défis, notamment celui d’adapter la mise en scène tant au petit espace de l’Odéon qu’au plateau de 100m2  de l’Octogone de Pully. Le contraste touche également le public, qui sera, selon le lieu, chaleureusement intercalé au plus près des comédien·ne·s ou confortablement installés sur les sièges rouges et rembourrés d’une grande salle de spectacle.

À chaque salle ses avantages, on aurait presque envie de toutes les essayer!

Frou-Frou les Bains
Jusqu’au 25 février
Café-Théâtre de l’Odéon, Villeneuve

Prochaines dates:

Jeudi 16 mars
Casino-Théâtre de Morges

Samedi 25 mars
Théâtre de l’Octogone, Pully

31 mars et 1er avril
Café-Théâtre du Bilboquet, Fribourg

compagnie.tjp.ch

Photos: Arnaud Curchaud

L'amour fou du théâtre

Une expérience folle (du théâtre)

Mise en scène par Nicolas Zlatoff et portée par des interprètes infatigables sous la forme de répétitions ouvertes et intensives, L’Amour Fou (du théâtre) s’installe à la Comédie de Genève du 8 au 19 février 2023. Librement inspirée du film L’Amour Fou de Jacques Rivette, cette œuvre performative et audacieuse qui brouille les frontières entre la réalité et la fiction, invite le∙la spectateur∙ice à pénétrer l’univers d’Anton Tchékhov à travers l’étude du texte de La Mouette.

Si la pièce du maître russe, qui relate les passions contrariées de Nina Mikhaïlovna Zaretchnaïa, Konstantin Gavrilovitch Treplev, Boris Alexeïevitch Trigorine et Irina Nikolaïevna Arkadina, parmi tant d’autres, présente déjà un certain degré de complexité, il est nécessaire de s’accrocher pour suivre la proposition de Nicolas Zlatoff! Car il faut bien comprendre que vous n’assisterez jamais au “produit fini”; la pièce ne sera pas jouée dans son intégralité; on ne vous en racontera pas l’histoire; vous n’en verrez que de petits morceaux. Chaque soir, durant trois sessions d’environ une heure, les comédien∙ne∙s prendront en charge le travail de scènes distinctes, privant ainsi le public d’une véritable vision d’ensemble, malgré de brèves mises en situation. Une frustration bienvenue puisqu’elle offre, en contrepartie, un accès privilégié aux coulisses et aux secrets qui entourent la construction du personnage.

L’amour fou (du théâtre) – Un spectacle de Nicolas Zlatoff – © Jacques Rivette Cocina Films

Répétition ou représentation?

Le plateau est au centre de la salle, les spectateur∙ice∙s sur ses côtés, réparti∙e∙s en deux groupes se faisant face dans un dispositif bi frontal. Derrière les gradins, deux écrans sur lesquels sont projetées en direct des images en noir et blanc capturées par une caméra, elle-même guidée par les comédien∙ne∙s, à tour de rôle, façon reportage. En guise de décor, une armoire, des chaises, un tableau blanc annoté, une fenêtre, un fauteuil et une table sur laquelle trônent, éparpillés, des feuilles volantes, des livres, des verres, un paquet de cigarettes, des pichets d’eau, des bouteilles à moitié vides et toute une série d’accessoires et d’affaires personnelles. Les acteur∙ice∙s, qui travaillent à monter un spectacle que nous ne verrons jamais, accueillent le public de manière informelle, dans une ambiance légère et détendue, comme s’ils étaient en pause. “Action” crie le metteur en scène. On commence alors par se distribuer les rôles et lire le texte sans intonation ni émotion, très scolairement, afin d’identifier les personnages et de les présenter au public.

Après cette première lecture, les comédien∙ne∙s vont reprendre la scène et se mettre en jeu afin d’en révéler les enjeux et de tenter de “devenir” les personnages, de s’imprégner de leur essence. Nina, par exemple, pourra ainsi être jouée, tour à tour et sous différentes facettes, par Prune Beuchat, Estelle Bridet, Cécile Goussard, Isumi Grichting, Arnaud Huguenin, Lucas Savioz ou Lisa Veyrier. Nicolas Zlatoff, qui est lui-même sur scène, cherche également le sens du texte et écoute les propositions des comédien∙ne∙s qui improvisent, font des suppositions, prennent un rôle, puis un autre et n’hésitent pas à se couper la parole, se déchirer ou se soutenir pour faire valoir un nouveau point de vue. Ils tissent des parallèles avec la vie réelle pour mieux comprendre, débattent et n’hésitent pas à recourir à des situations personnelles afin de déceler ce qui est caché, le détail, qui permettrait de mieux cerner les personnages. Tout se construit petit à petit et, comme dans la vie, il y a parfois des blancs et certains soirs des passages qui trainent en longueur et font décrocher malgré des acteur∙ice∙s qui impressionnent par leur capacité d’improvisation et d’adaptation.

L'amour fou du théâtre

Photo ci-dessus et photo de haut de page:
L’amour fou (du théâtre) – Un spectacle de Nicolas Zlatoff
 Pièce née d’une recherche menée à La Manufacture
© Yvo Fovanna

Comédien ou personnage?

Avant d’arriver à une pièce aboutie, il faut évidemment l’étudier et, d’habitude, cet apprentissage, ainsi que tous les secrets du jeu, sont inconnus du public. Seule nous parvient la version la plus aboutie. Montrer l’envers du décor, le travail, les doutes, les tentatives ratées – le processus en somme – peut, certes, déstabiliser, ennuyer ou laisser sur sa faim mais déboucher, dans le même temps, sur un bel instant de partage et de complicité. On touche, par moments, à une réelle authenticité. À tel point qu’on aimerait participer, interagir, donner son avis, monter sur scène et dire “ce personnage ressent ça, ça et ça!”. Ces instants de grâce, d’une justesse déstabilisante, sont rendus possibles par l’utilisation de la méthode Stanislavski qui, en partant du principe que l’imagination est un muscle, pousse à puiser dans ses propres émotions pour constituer la carte mentale du personnage et interroger la complexité des rapports humains.

L’objectif, ici, n’est pas de bien jouer mais de jouer juste, “d’amener le personnage à soi et non l’inverse” comme le préconisait Lee Strasberg, fervent adepte de cette technique de jeu. Si La Mouette, œuvre difficile d’accès, a été la pièce sur laquelle Constantin Stanislavski a justement éprouvé ses théories, ce n’est peut-être pas un hasard. Car, grâce à elle, on comprend mieux pourquoi les personnages agissent comme ils le font et pourquoi ils ressentent certaines émotions. On entre ainsi complètement dans le texte et on accède, grâce à la somme de tous ces possibles, à toutes les dimensions de sa complexité. Où commence le personnage et où se termine-t-il? Voit-on un acteur qui joue à jouer ou ne joue-t-il peut-être pas? En réalité, si on voit sa performance, c’est qu’il joue? Cela nous intrigue et on en vient ainsi à se demander au final: “Qu’est-ce qu’une pièce théâtre?.

Si la proposition de Nicolas Zlatoff peut, pour certain∙e∙s, demeurer hermétique et difficile à suivre; si elle s’éloigne, pour d’autres, de ce qu’est le théâtre au sens classique du terme, à savoir, la narration d’une histoire; il est à noter que cette pièce est, en réalité, faite pour les amoureux et amoureuses de l’analyse et du théâtre. Tout est, en somme, dans le titre.

L’Amour Fou (du théâtre)
Du 8 au 19 février 2023
Comédie de Genève
www.comedie.ch 

Rédaction:

Marie Dutoit, Lou Conforti, Salma Chebli, Aline Moret, Léa Montandon, Sacha Dayer, Emilie Varela, Lucie Praz, Beatriz Correia, Leila Di Masi, Coraline Noël: élèves de la volée Jouvet en filière théâtre et musique à l’ECCG de Martigny.

CAMPER PierreDaendliker

Camping dystopien à St Gervais

Du 17 au 20 janvier, Le Théâtre St Gervais Genève accueille la compagnie You should meet my cousins from Tchernobyl avec leur nouvelle pièce Camper. Un spectacle particulier qui mêle science-fiction et camping dans une ambiance brumeuse et quelque peu absurde.

Texte de Catherine Rohrbach

La salle est dans le noir. On aperçoit sur scène de grands sapins et une tente illuminée par un télétexte. Une lampe plasma vient faiblement éclairer cette forêt et des bruits de radio se font entendre dans le théâtre. Tout à coup, une lumière rouge déclenche des stroboscopes et des lasers. On pourrait croire à un atterrissage extraterrestre, mais ce n’est pas ce genre de pièce – ou serait-ce? Les premières notes d’une chanson post-punk retentissent et deux danseuses venues d’un autre monde en habits de cowgirls roses délivrent une performance avant de disparaître. Cette introduction se termine quand une voix off vient placer l’action: après la disparition des ondes courtes de radio, elles commencent à se diffuser à nouveau depuis la forêt d’Aokigahara –  tristement surnommée “la forêt des pendus” – au Japon. Le Bureau des affaires spatiales prend alors la mission d’identifier et analyser ces ondes.

Nous découvrons alors nos deux protagonistes en pleine analyse d’une aiguille de sapin. Theler, radio-physicien (Christian Cordonnier) et Hara, chimio-botaniste (Isumi Grichting) ont déjà passé un certain temps dans cette mystérieuse forêt car même le sel, censé les protéger et les champignons, censés ne pas les laisser tomber dans la déprime, ne semblent plus faire effet. L’atmosphère qui règne sur scène est étrange. On entend le croassement des grenouilles, des grillons, de la forêt qui vit, pourtant nos personnages semblent déjà morts. On apprend que dans leur univers, la joie n’a pas fait partie de leur vie depuis longtemps; le peu de fois qu’elle a été ressentie, elle a effrayé. C’est une dystopie où le bonheur n’existe plus. À la place, il y a le travail: Analyser l’aiguille, écrire le rapport, aller chercher de l’eau, recommencer. Quand Theler réalise que le sel n’est pas salé, pris dans un élan de vie, les deux scientifiques décident de partir, mais préfèrent finalement remplir la destinée de la forêt et se suicider. En fin de compte, ce Bureau n’observerait-il pas plutôt ses équipes dans le contexte énigmatique de la forêt?

Camper traite de suicide certes, mais la pièce n’est pas sérieuse ou sombre. Le jeu des comédien, décalé et apathique rend la brume plus légère et les sujets de conversation des protagonistes, que ce soit l’intrigue d’un film de samouraï, des cours d’espéranto ou les règles du tchoukball, prouvent qu’il s’agit plutôt d’une comédie absurde que d’une tragédie.

Camper
Du 17 au 21 janvier 2023
Théâtre Saint-Gervais, Genève
saintgervais.ch

Photo de haut de page © Pierre Daendliker

Volver

Piazzolla raconté

Le concert théâtral Volver, le tango de l’exil joué cette semaine à la Salle Centrale Madeleine à Genève mène à la rencontre d’Astor Piazzolla au travers de ses propres compositions et de celles des artistes qui l’ont inspiré. Son essence prend vie dans des textes racontés à plusieurs voix – dont la sienne – et dans les gestes du metteur en scène Philippe Cohen, qui incarne le compositeur et bandonéoniste argentin du début du 21e siècle.

Texte de Katia Meylan

Piazzolla aura “façonné le tango en profondeur pour les siècles à venir”. C’est le postulat que la compagnie Les muses Nomades raconte dans cette histoire d’exil. Car en effet, l’amour du compositeur pour le tango et son désir de le faire évoluer est d’abord passé par l’éloignement, tant de son pays que de cette musique populaire nationale, de quelques dizaines d’années son aînée.

Réminiscences spatiales et temporelles

Volver, le tango de l’exil narre donc, dans un doux désordre chronologique, les étapes de la vie de Piazzolla. Sa collaboration plus ou moins fluide avec l’écrivain Jorge Luis Borges; sa fascination pour le bandit Jacinto Chiclan pour qui il compose un air; son enfance, lorsque sa famille quitte Buenos Aires pour s’installer à New-York; ses insolents 18 ans, lorsqu’il tape à la porte du compositeur Juan José Castro, qui le redirige vers Ginastera; sa vingtaine, qui le voit s’identifier à la musique européenne… sa trentaine et le bouleversement de la rencontre avec la célèbre Nadia Boulanger, qui lui conseille de revenir à ses racines.

Les conteur∙euse∙s

Le public découvre ainsi l’évolution des sonorités et de la réflexion du compositeur, cheminant aux côtés des muses Nomades et de la Compagnie Confiture en la personne de Philippe Cohen. En 2021, le comédien genevois d’adoption avait déjà eu l’occasion d’écrire et d’interpréter pour la scène un autre pan de l’histoire de la musique, dans la pièce La bonne soupe de Ludwig van B. imaginée par les sœurs Joubert. Aujourd’hui, Volver réunit à nouveau le talent de Philippe Cohen et d’Oriane Joubert, ainsi que des deux musiciens avec lesquels la jeune pianiste compose le Latin Trio, Tomas Hernandez-Bages au violon et Mario Nader Castaneda au violoncelle. Pour compléter l’orchestre, ils s’entourent de la bandonéoniste Gaëlle Poirier et du guitariste Narcisso Saùl, qui signe également les arrangements du spectacle. 

Piazzolla

Photo © Gilbert Badaf

Une histoire à plusieurs voix et plusieurs gestes

Le concert est raconté de bien des façons autour du noyau de musicien∙e∙s, dans des configurations de quintettes, trios ou solo selon les morceaux choisis.
Philippe Cohen mime un premier air de tango traditionnel. Comme il frétille, on aurait presque envie de voir en lui la silhouette du chef d’orchestre Juan D’Arienzo, qui guette les notes, marque le rythme, apostrophe les musicien∙ne∙s. Puis, le tango traditionnel laisse la parole aux influences classiques, de Bach à Ginastera en passant par Gershwin, pour mieux revenir, se transformer, et devenir du Piazzolla.

L’aspect scénique du concert passe par les gestes, des mimes et des jeux de marionnettes, et même par quelques moments qui avoisinent le stand-up dont Philippe Cohen a le secret, comme lorsqu’il sort de la narration au beau milieu du spectacle pour présenter les artistes avec l’accent italo-latino-new-yorkais.

Le texte accompagne la musique et les mouvements tout au long du spectacle, à travers ce grand cahier noir qui circule de mains en main sur scène. Chacun∙e des musicien∙ne∙s en lit une partie à sa façon, comédien, pédagogue ou même interprète lorsqu’il faut traduire la voix de Piazzolla que l’on entend grâce à des archives audio.

On comprend avec émotion que toutes et tous ont une histoire forte avec cette musique, et que c’est elle qui transcende leur intensité concentrée.

Volver, le tango de l’exil
Du 18 au 21 janvier 2023
Salle Centrale Madeleine
theatre-confiture.ch


A m'assoir sur un banc2

À m’asseoir sur une chaise et m’attabler avec vous

et regarder le spectacle tant qu’il est là. L’association Midi théâtre propose une aventure culturelle et gourmande au sein de dix théâtres romands: déguster un bon plat et assister à la représentation d’une pièce, conçue spécialement pour le midi. C’est au Reflet, à Vevey, que j’ai eu la chance d’apprécier À m’asseoir sur un banc, ainsi que le repas qui l’accompagnait. Retour sur une expérience inhabituelle et conviviale.

Texte de Jeanne Möschler

Bientôt midi quinze. Les gens s’attablent à leur gré dans la salle, sourient, se saluent et le cliquetis des couverts se mêlent aux voix et bruits de conversation. On parle du temps qu’il fait dehors, de ce qu’on fait dans la vie, de si on est déjà venu ici. Les courgettes fondantes, la feta goutue et le riz vénéré – croquant juste comme il faut, viennent accompagner tendrement les paroles prononcées la bouche pleine. Après une brève annonce de la part de Brigitte Romanens-Deville, directrice du théâtre Le Reflet, le public est invité à tourner les chaises en direction de la scène et à profiter du spectacle. Aujourd’hui, c’est une pièce écrite par Yann Guerchanik et mise en scène par Primo d’abord qui sera jouée. Deux inconnus sur un banc, qui parlent de la pluie et du beau temps. Un sujet de conversation qui paraît au début très banal, mais qui montre, qu’au moins, il y a quelqu’un avec qui partager la pluie… car si l’autre n’est plus là, la pluie, on peut se la garder pour soi. Ils parlent des passants, puis d’eux, de leur métier, du comédien qui, une fois qu’il est descendu des planches, n’est plus rien, de sa fille et de sa mère, et de la mer. Les phrases sont bien tournées et la saveur de la langue se mêle à celle du repas que l’on a mangé juste avant. C’est à la fois très simple et très beau, cette conversation sur un banc entre deux inconnus qui deviennent étrangement familiers.

Photo: Carlo De Rosa

Les applaudissements sont chaleureux, les parois de bois contre les fenêtres sont ôtées, la lumière blanche d’un mercredi de décembre teinte à nouveau la salle. Une belle parenthèse entre le matin et l’après-midi. Le temps d’une heure, les comédiens ont réussi à nous emmener avec eux sur le banc du parc, et plus loin encore, dans leur rêverie, leurs pensées et leur dialogue échangé. Le public est content, cela se voit aux mines réjouies et aux bribes qui me parviennent du coin de l’oreille – ‘on en est tout ragaillardi’, ‘c’était si beau à voir’, ‘ils nous ont vraiment emmené ailleurs’. Les deux comédiens Yves Jenny et Vincent Rime viennent saluer leur famille et ami∙e∙s dans le public et manger également un morceau. À la table d’à côté Brigitte Romanens me parle du Midi théâtre et de l’intérêt de cette expérience pour le public et pour les artistes. D’un côté, c’est une manière originale de vivre un moment chaleureux, de découvrir de nouvelles pièces, de passer un midi plus palpitant qu’un simple sandwich sur un banc. Les spectateur∙ice∙s sont d’ailleurs nombreux∙ses à se rendre dans les différents théâtres où sont jouées les pièces. Ce sont ici des personnes âgées, trop fatiguées pour aller au théâtre le soir, là des collègues de bureau, ou encore là-bas des connaissances des artistes. Pour les comédien∙ne∙s, c’est une belle occasion pour se produire dans des institutions connues de Suisse romande, appréhender une autre manière de jouer et savoir s’adapter aux contraintes (taille de la scène, durée, bruits des couverts, public) qui varient selon les lieux. La directrice du Reflet raconte en riant qu’une fois, la pièce s’était à la fin déroulée sous la table, avec des cuillères de dessert que les artistes glissaient dans la bouche des spectateur∙ice∙s. Une grande liberté est donc laissée à la mise en scène: l’ordre entre la pièce et les plats, la disposition des tables, et la manière dont le public et les artistes peuvent interagir ou pas peuvent varier selon les spectacles. Ce concept de Midi théâtre a aussi permis à quelques compagnies de présenter le soir une pièce écrite pour le midi. C’est donc un moyen de se faire connaître et de développer des projets artistiques.  Brigitte conclut en disant que les retours sont globalement toujours très positifs, car ce moment inhabituel rassemble des gens contents d’être là et qui sentent qu’ils vivent un moment hors du temps.

Un conseil, donc: si vous mangez votre repas de midi sur un banc, parlez avec la personne qui s’assied à côté de vous, même si c’est juste du mauvais temps. Et s’il n’y a pas de banc, venez-vous asseoir sur une chaise de l’un des théâtres romands et profiter d’une heure culturelle, gourmande et conviviale!

 

Prochaine pièce:

Le Club du Homard
Cie Pied de Biche (associé au Théâtre de l’Ecrou)

Toutes les dates de Midi théâtre sur:

miditheatre.ch/programme/banc.html

Foucault en Californie

Psyché foucaldienne à Vidy

Au Théâtre de Vidy à Lausanne, se joue en ce moment Foucault en Californie inspirée du livre éponyme de Simeon Wade. L’œuvre raconte une expérience improbable qu’aurait vécue Foucault en 1975: un trip au LSD dans la Vallée de la mort avec de jeunes américains. Cette comédie philosophique de Lionel Baier promet de faire voyager dans le temps, l’espace et les idéologies des années 70. Attachez vos ceintures, on embarque pour la Vallée de la mort.

Un texte de Catherine Rohrbach

Le premier acte s’ouvre avec le metteur en scène Lionel Baier racontant la genèse de la pièce. Simeon Wade, un universitaire admirateur du philosophe français Michel Foucault, et son compagnon, Michael Stoneman, profitent du voyage de ce dernier en Californie pour l’emmener dans la Vallée de la mort afin de prendre du LSD. Le but de “l’expérience”? En plus de rencontrer l’idole, voir ce qui peut jaillir de la tête du penseur. Très vite, Wade (Valerio Scamuffa) arrive sur scène, interrompt Baier pour reprendre la narration de l’histoire, qui est la sienne finalement. Quelques pas de claquettes plus tard, on est transporté∙e à Berkeley en 1975 et emmené∙e dans un road trip mélangeant discussions intellectuelles, substances hallucinogènes et plaisirs candides.

La scénographie est simple. Un drapeau de la Californie qui place l’action. Une rampe en bois qui devient tour à tour un arrière-plan de salle de conférence, un stop sur une longue autoroute, les dunes blanches de la Vallée de la mort ou encore un refuge en haut d’un arbre abritant sensualité. Et une Volvo verte qui emmènera les personnages à destination, que celle-ci soit physique ou métaphysique. Des sons de clochettes annoncent les changement d’acte – peut-être une référence à une certaine fée qui faisait halluciner les artistes et philosophe de la fin de siècle, à l’instar de l’acide des seventies.

Les discussions entre les personnages permettent de rendre compte de l’idéologie foucaldienne de manière simple et intrigante. On se demande qui peut bien être cet intellectuel qui parle d’Œdipe, de pouvoir et connaissance, et surtout pourquoi tant d’admiration? Il semble être un soleil pour Simeon, Michael et même David (Laura Den Hondt), protagoniste apparaissant dans les derniers actes qui pourrait être l’incarnation du désir. Michel Foucault, interprété par la comédienne Dominique Reymond, a des airs de rockstar avec ses lunettes de soleil à l’arrière de la Volvo.

Foucault en Californie

Photos: Nora Rupp

Le point culminant de la pièce est bien entendu le moment où Foucault accepte de prendre l’acide. Soigneusement préparées par Michael (Leon David Salazar), les doses sont distribuées, l’expérience peut commencer. Une fois le carton pris, le mur est brisé, Michel, Simeon et Michael remarquent ces visages qui les observent. Nous sommes “les morts qui [venons] réclamer [notre] dû”. Le psychédélisme monte et entraine le public dans un voyage au-delà des portes de la perception. La musique se fait de plus en plus forte jusqu’à étouffer nos oreilles et dans la salle, l’odeur du hash (pas celui de Chomsky, malheureusement) est bien présente. En pleine ascension, au détour d’une conversation sur Magritte, la voiture commence à vomir une substance argentée alors que la radio crache des extraits d’actualités contemporaines: Trump, le covid, le sida, les désastres qui arriveront après 1975. La société actuelle serait-elle surréaliste? La pièce se situe en effet dans le passé mais c’est des réflexions sur le présent qui semble jaillir de ce voyage.

Foucault en Californie est une utopie des seventies, une nostalgie d’une époque libre où la pensée était l’action. L’admiration de Simeon Wade pour Michel Foucault se ressent au point où le philosophe devient un attendrissant personnage un peu décalé, “un homme ordinaire” bien loin de l’image qu’on s’en fait à l’université.

Foucault en Californie
Jusqu’au 17 décembre 2022
Théâtre Vidy-Lausanne
vidy.ch

much ado 3 (9)

Much Ado About a Marvellous Play

La jeune compagnie anglophone Hoops of Iron nous régale avec son spectacle Much Ado About Nothing. Les inconditionnel∙le∙s de Shakespeare seront ravi∙e∙s de redécouvrir cette comédie à travers une troupe passionnée.

Texte et propos recueillis par Frida

Les premières représentations se sont déroulées dans un théâtre atypique, le théâtre des 50 à Saint-Jean-de-Gonville. Il est situé à l’abri des regards, dans la campagne française. Le bâtiment n’est autre qu’une grande maison où l’on se sent tout de suite chez soi. Sa structure en bois, son hall d’entrée accueillant et les étagères regorgeant de livres rendent cet espace extrêmement chaleureux. Les membres de l’association gérant ce théâtre le sont tout autant. La capacité d’accueil qui peut paraître restreinte de prime abord s’avère en réalité parfaite pour ce lieu, elle ajoute à la convivialité. Dans le public, tous les âges se côtoient. Cette ambiance familiale fait vraiment de ce théâtre un endroit unique.

Much Ado About Nothing est une pièce écrite peu avant 1600. Elle se centre sur deux couples: celui d’Hero et Claudio, et celui de Beatrice et Benedick. Alors que les deux hommes séjournent chez le père d’Hero, deux intrigues amoureuses débutent. Un mariage entre Claudio et Hero est rapidement conclu jusqu’à ce que des accusations sur la fidélité de la jeune fille viennent le compromettre. La relation entre Beatrice et Benedick paraît dès le début plus problématique. Les deux personnages sont fiers et refusent avec véhémence toute union. Pour se jouer d’eux, leurs proches décident de recourir à des stratagèmes afin qu’ils s’avouent leur amour.

La metteuse en scène Sofie Qwarnström reste fidèle à la spatialité de la comédie en la plaçant dans la ville de Messina, en Italie. Mais elle ajoute sa touche personnelle en modifiant la temporalité et en inscrivant sa création dans l’univers de la Mafia des années 1950. Ainsi, le public sourit en voyant s’avancer sur scène, non pas les trois soldats que sont censés être Claudio, Benedick et leur ami Don Pedro, mais trois hommes dont l’apparence et le comportement laissent peu de doute sur leur fonction. Ce décalage temporel renforce l’humour de la pièce. Il permet également de garder l’importance de l’honneur, très présent dans l’œuvre originale, puisqu’il semble naturel que des hommes issus du milieu de la mafia italienne aient recours à ce sentiment pour justifier leur conduite.

Malgré les apparences, le couple principal n’est pas celui formé par l’innocente Hero et l’impulsif et manipulable Claudio mais bien celui que forment Beatrice et Benedick. Ces derniers aiment se quereller et se plaisent à pointer les défauts de l’autre sexe. Chacun∙e affirme d’ailleurs son  aversion pour le mariage à tout son entourage et ne doute pas un instant du bien-fondé et de l’intelligence de son opinion. Lorsqu’ils réalisent leurs sentiments l’un pour l’autre, Beatrice et Benedick se retrouvent embarrassé∙e∙s et ne souhaitent surtout pas reconnaître la tendresse qu’ils se portent. Aller à l’encontre de leurs déclarations antérieures, à l’encontre de leurs convictions qui leur paraissaient tellement fortes? Cela leur semble inimaginable. Devenir des sujets de plaisanteries est une perspective ne sied guère à leur caractère quelque peu vaniteux.

Much ado

Alannah Burns (Beatrice) et Will Fihn Ramsay (Benedick) excellent à reproduire la vivacité d’esprit et l’orgueil des deux personnages. Il et elle parviennent à souligner leur conflit intérieur, entre leurs anciennes idées et leurs nouveaux désirs. Le public perçoit immédiatement la similarité de leur personnalité. Leur jeu  permet aux spectateur∙ice∙s de saisir pleinement la complexité des personnages ainsi que leur dimension comique. La comédienne s’adonne au sarcasme avec une telle facilité que nous ne pouvons rester de marbre face à son interprétation. Quant à la prestation de Will Fihn Ramsay, elle se révèle tout simplement remarquable. Il captive son audience et se montre aussi doué pour les scènes sérieuses et dramatiques que celles plus mondaines et enjouées. Lorsqu’il prend position contre Don Pedro et Claudio, en critiquant leur réaction face à la prétendue trahison d’Hero, il hausse la voix à peine un instant et le public tout entier se fige. Sa présence scénique et sa maîtrise parfaite de toute la palette des émotions font de lui un comédien épatant.

Rick Vincent (Dogberry) joue à merveille son rôle de policier bouffon et alcoolique. Ses grimaces et sa gestuelle provoquent l’hilarité générale.

Le titre de la pièce contient un jeu sur le mot “nothing” (rien) qui peut aussi s’entendre “noting” (commérages, rumeurs). Les péripéties sont créées uniquement par des rumeurs. Sans elles, il n’y aurait pas eu d’histoire. En effet, le mariage d’Hero et Claudio est mis en péril par les insinuations du frère de Don Pedro sur la future mariée. Ce frère illégitime, à la méchanceté complètement décomplexée, agit pour que chaque personne qu’il croise ressente un malheur aussi grand que le sien. Cependant, les personnages malveillants ne sont pas les seuls à manigancer pour s’amuser. Les ami∙e∙s de Beatrice et Benedick les dupent également, même si cela vise un objectif louable. Mais ces mensonges et ces conflits se résolvent par le triomphe de l’amour.

Toute personne ayant envie de se frotter à la langue de Shakespeare et de se laisser porter par la mise en scène de Sofie Qwarnström ressortira enchantée de cette représentation.

Much Ado About Nothing
Du 16 au 18 décembre 2022
Orangerie du Château de Voltaire, Ferney-Voltaire

Vers le site

 

Sabine Pakora

Trois points de suspension sur une page blanche

La veille de la première représentation de son spectacle La Freak, journal d’une femme vaudou au festival Les Créatives, Sabine Pakora participe à la table ronde sur les libertés d’expressions. En tant que femme comédienne franco-ivoirienne soumise aux clichés et préjugés, elle a dû constamment se réinventer dans sa carrière. Elle a notamment vite compris que “le monde des arts n’est pas du tout un univers de création détaché des rapports sociaux, [mais que l’]on y reproduit les rapports de domination”. Sur cinquante projets, l’artiste en a reçu seulement deux sans exotisation: prostituées, femmes de ménages, femme vaudou, voici à quels rôles on la rattachait continuellement. C’est ce qui la pousse en partie à monter son propre spectacle, synthèse de toutes les expériences vécues ces 10 dernières années.

Texte de Jeanne Moeschler

Sur scène, deux sculptures, belles, imposantes, qui reprennent leur place et éblouissent le public. Des habits colorés sur des cintres, un miroir de loge artistique, une chaise et des micros. Sabine Pakora se meut dans l’espace et les rôles, racontant parfois des histoires qui lui sont arrivées, imitant parfois des personnes dont les commentaires éminemment racistes l’ont marquée. On voyage ainsi entre la Côte d’Ivoire, la France et la Suisse et les stéréotypes qui ont accompagné Sabine, de son enfance à l’âge adulte.

La force de cette pièce réside dans la sincérité des propos et la richesse des images utilisées. Par ses mots, la comédienne nous transporte d’une pièce “chatoyante” où la télévision “crépite comme un bon feu” à une église où c’est dans un costume de Mickey bien trop serré (il est du 42, elle en fait du 52) qu’elle doit apporter un gâteau à l’enfant roi du jour, sous les yeux effarés des invité·e·s.

À la télévision, Sabine n’a jamais vu de personne qui lui ressemble. On vit dans un monde où les fées sont blondes et minces, et pas noires et grosses. Elle grandit sans modèle dans un monde avec un filtre blanc. Être noir, c’est comme être “trois points de suspension sur une page blanche”, trois petits points dérisoires dans un “un océan de blancheur immaculée”, alors que toutes les couleurs devraient pouvoir y nager.

La comédienne change également de peau en se mettant dans celles d’hommes ou femmes blanches, du réalisateur au professeur d’université. Ces personnes-là, considérées comme la norme, sont rarement stéréotypées. C’est une vraie reprise de pouvoir de le faire, car leurs propos racistes, souvent banalisés, sont mis en lumière frontalement. Ça surprend, ça étonne et on se dit: mais non, ils·elles ont quand même pas dit ça? Et pourtant si. On ne sait si on doit rire ou être stupéfaite en entendant ces histoires, à la fois très drôles mais révélatrices d’un racisme profondément ancré dans la société. Au final, on fait les deux, un rire dépité nous échappe – comment un tel rapport de domination est-il encore possible aujourd’hui?

À la fin, les applaudissements sont bruyants et la comédienne annonce, émue, que c’est la première représentation de son spectacle hors de Paris. En souhaitant que celui-ci transmette son message drôle, émouvant et politique au plus grand nombre de personnes, nous quittons la salle, accompagnées par le goût de colorier une bonne fois pour toute cette vilaine page blanche.

Geds

Steel Magnolias – Entre raison et désir

Depuis 80 ans, la Geneva English Drama Society divertit les anglophones et anglophiles du bassin genevois. En ce moment au Théâtre de Terre-Sainte de Coppet, elle propose une semaine de représentations de la pièce Steel Magnolias, portée par de talentueuses comédiennes.

Texte de Frida

Robert Harling, l’auteur de la pièce, l’a écrite peu après le décès de sa sœur Susan avec la volonté de raconter l’histoire de cette dernière et d’en chérir le souvenir. Celle-ci souffrait de diabète et les médecins lui déconseillaient d’avoir un enfant en raison des complications que cela pourrait engendrer. Elle a pourtant tenu à réaliser ce rêve. Malheureusement, la grossesse a fatigué son organisme, lui provoquant de graves problèmes rénaux.

Robert Harling ne s’attendait pas à entendre des rires fuser lors des premières représentations de sa pièce et c’est pourtant ce qui arriva, et ce qui n’a jamais cessé au fil des années. Ce récit tragique ne transforme en effet pas la pièce en un spectacle larmoyant. L’auteur ne se focalise pas uniquement sur la maladie de sa sœur mais aussi sur sa vie et celle des femmes qui l’entourent. La personnalité des protagonistes et la saveur des dialogues sont un véritable hommage à la vie, avec ses joies et ses peines.

Le public assiste aux échanges entre six femmes qui se retrouvent régulièrement dans le salon de beauté d’un village de Louisiane. Les discussions mises en scène ont lieu à différents moments de leur existence et s’étalent sur plusieurs années. On entre dans l’intimité de ces personnages, voit leur évolution et le renforcement de leur amitié. Six femmes, un salon de beauté, le contexte pourrait paraître superficiel. Les spectateur∙ice∙s se rendront rapidement compte qu’il n’en est rien. Sous l’humour et la légèreté, des sujets sérieux et profonds sont abordés. Les personnages partagent leurs réflexions sur leur mariage et sur leurs insatisfactions.

Chacune possède une personnalité propre et dévoile son unicité tout au long de la pièce. Robert Harling brosse un beau portrait de sa sœur au travers du personnage de Shelby. Elle se montre déterminée, forte et joyeuse et n’a aucune envie que sa condition définisse sa vie. Sa mère, M’Lynn, s’inquiète continuellement de son état et n’approuve pas toujours les décisions de sa fille, mais elle agit toujours avec amour. Sous couvert d’une relation parfois chaotique et conflictuelle, les deux femmes s’aiment tendrement.

Geds

Photos: Geds

Une attention spéciale semble portée aux tenues des protagonistes en parfait accord avec leur personnalité. Shelby nous fait notamment sourire avec sa passion pour la couleur rose qu’elle porte constamment. Truvy, la pétillante propriétaire du salon de beauté qui raffole de potins, s’habille de jupes courtes et de talons. M’Lynn porte toujours la même coupe de cheveux, simple et pratique. Sa fille pense qu’elle se rapproche davantage d’un ballon de football que d’une réelle coiffure.

La pièce se révèle drôle et touchante. L’actrice Olga Derenkova est excellente quand elle campe Ouiser, une vieille fille au caractère revêche et à l’humour décapant. Le public rit autant de son ironie que de sa personne. Comme elle le dit si bien: “I’m not crazy, I’ve just been in a very bad mood for forty years.” (“Je ne suis pas folle, mais juste de mauvaise humeur depuis quarante ans“.

Gillian Barmes, dans le rôle de M’Lynn, bouleverse quant à elle les spectateur∙ice∙s. Les mots poignants qu’elle prononce regorgent de colère et d’incompréhension face au sort de son enfant. Elle n’aurait pas fait les mêmes choix que sa fille et ne comprend pas toutes les décisions que cette dernière a prises. Mais elle l’a soutenue et a accepté ses choix. C’est une pièce profondément humaine qu’a mise en scène Neil-Jon Morphy.

Steel Magnolias
Du 8 au 12 novembre
Théâtre de Terre Sainte, Coppet
www.geds.ch

Odyssée

Ulysse, le grand héros?

l’odyssée (en minuscule) revisitée

Le 25 octobre se déroule au Théâtre 2.21 la première de Odyssée, dernier chant. Nous découvrons la mise en scène de Cédric Dorier et les artistes Denis Lavalou, Clémence Mermet et Raphaël Vachoux sur la tragédie de Jean-Pierre Siméon, qui s’en réapproprie les codes avec poésie et humour.

Texte et propos recueillis par Jeanne Moeschler

Le spectacle commence de manière incisive (quelques âmes sensibles dans le public sursautent) et nous voilà plongé∙e∙s dans les Enfers, un lieu qui s’ancre particulièrement bien au sein de la scène du 2.21, plutôt basse et petite. L’Odyssée commence… une odyssée? Les navires, les batailles sanglantes et les amourettes d’Ulysse à tout va ne sont plus qu’un souvenir: c’est un jeune homme affaibli qui se tortille comme un ver au bout d’une corde que nous voyons sur scène. Larmoyant, déchiré entre la vie et la mort – car l’intrépide a bu de l’eau mortelle de l’Achéron – Ulysse n’attend que de questionner Tirésias sur son avenir politique et amoureux. Il devra prendre sa curiosité en patience… c’est Euméos, douanier des âmes, et une jeune femme – une Ombre étrange et envoûtante – qui s’occupent, pour l’instant, du Héros tourmenté. Alors que le premier part à la recherche du devin, un jeu de séduction et de désillusion commence entre Ulysse, encore vivant, torse nu, dévoilant ses attraits tel le héros que l’on imagine et la femme, quelque part entre la mort et la vie, la tendresse et la moquerie. Mais qu’est-ce qui séduit le jeune homme? Le prestige et les victoires dont il se languit à grands cris, regardé de haut par l’Ombre qui se trouve au-dessus de lui (autant physiquement que par ses dires). Détachée de l’existence des vivants, elle rit de l’orgueil et de l’égocentrisme de notre héros qui feint de se remettre en question au moment où il goûte la saveur de la mort sur sa langue.
Se déroulant sur plusieurs niveaux visuels, Ulysse semble parfois se rapprocher du monde des vivants avant de glisser douloureusement en-dessous, au bas des Enfers, à l’inverse de l’Ombre qui se déplace dans l’espace avec la légèreté et la malice d’un souffle d’air. C’est également avec un sourire narquois que le public assiste à l’effroi d’Ulysse lorsqu’il entend les prédictions du devin, qui nous fait glousser par sa tenue cocasse et ses mimiques comiques. L’eau mortelle du fleuve renverse les ordres et Ulysse plonge chez les morts (dans un décor aux airs de bassin de piscine): aux eaux victorieuses que le Héros traversait et aux libations dont il s’abreuvait, s’oppose le “murmure des fontaines”, subtile et doux que les Grands ne prennent même plus la peine d’écouter. C’est ce chuchotement simple qui devrait accompagner l’existence à laquelle Ulysse tient tellement qu’il est prêt à en regoûter la saveur terrible de la vie que va lui imposer Hadès pour le reste de ses jours.
odyssée dernier chant

À la fin de la pièce, le public conquis applaudit chaleureusement les comédiens, la comédienne et le metteur en scène jusqu’à en avoir les mains rouges et endolories. Dans le foyer, nous félicitons Cédric Dorier pour son travail de mise en scène et celui-ci nous confie “avoir été très content d’apprendre que la pièce pourrait se dérouler au 2.21, car l’idée était vraiment de créer des Enfers, avec de la profondeur dans un espace petit”. Au niveau des costumes, il a été décidé (après différents essayages de marcels) de présenter Ulysse “torse nu, comme les héros et les statues grecques” et les deux autres personnages “dans des couleurs cuivrées des Ombres des Enfers, où le jeu de Lumières – reflets brillants et vivants – laisse planer le doute”. Ulysse, encore vivant, semble en effet plus vulnérable que les Ombres intangibles.

Le metteur en scène a déjà joué ou travaillé avec les trois comédien∙nes, une alchimie artistique qui se ressent dans cette œuvre poétique. Cette odyssée en minuscule nous invite à remettre en question l’égocentrisme contemporain de l’homme et sa recherche de la grandeur qui ne trouve que la haine au bout. L’insatisfaction perpétuelle de la réalité résonne comme des vagues assourdissantes au lieu de couler avec le murmure des fontaines. Un voyage, introspectif mais de dimension atemporelle et universelle, à entreprendre le temps d’une soirée au Théâtre 2.21.

Odyssée, dernier chant
Cie Les Célébrants
Du 25 octobre au 13 novembre 2022
Théâtre 2.21, Lausanne
theatre221.ch

Joël Maillard, les trucs qui lui font peur et les choses dont il a marre

Après s’être frotté au théâtre à travers ses propres textes et mises en scène pendant de nombreuses années, Joël Maillard se lance dans le stand-up. Il ne sait pas comment faire, mais il est en quête perpétuelle de dilettantisme. Résilience mon cul, c’est l’artiste lui-même, face à nous, qui nous parle de ses peurs et ses doutes quant à la capacité de résilience d’une société qui fonce droit dans le mur. Des blagues, il y en a, mais pas tout le temps. C’est drôle et triste, étonnant et inspirant.

Texte et propos recueillis par Jeanne Möschler

Du théâtre au stand-up

Fondateur de sa propre compagnie de théâtre SNAUT, Joël Maillard joue depuis 2012 avec différent·e·s artistes dans des pièces qu’il écrit et met en scène. Elles ne sont pas forcément interactives, mais elles “mettent le public dans la fiction” à travers le dispositif scénique et visuel, explique-t-il. L’assistance a par exemple dû s’asseoir sur scène pour former un cercle de parole, dans lequel une actrice se confiait. Une autre fois, la pièce se déroulait dans une cabine noire pour une personne, seule, qui entendait des voix préenregistrées. À travers une mise en scène où le public pouvait décider de son déroulement en appuyant sur des boutons, Joël Maillard a tenté encore une fois de trouver un autre rapport entre acteur·ice·s et spectateur·ice·s, mais il conclut finalement que “c’était raté”. Il décide, en 2017, de revenir à des formes de théâtre plus traditionnelles, avec les gradins d’un côté, et la scène de l’autre. Et cette fois sous la forme d’un stand-up.

Mettre les pieds dans le plat

Le spectacle est presque dénué de mise en scène, juste un micro, un synthétiseur et Joël Maillard lui- même qui nous parle de ses obsessions et ses craintes. Il choisit d’en exagérer certaines tandis qu’il en atténue d’autres. Les thèmes sont inspirés de sa vie et de la vie, ce qu’il dit peut être vrai ou faux, il nous le dit mais on n’est pas obligé de le croire. Les sujets dont il parle sont “touchy” car “c’est important d’essayer de mettre les pieds dans le plat”. Ainsi, le comédien commence en s’interrogeant sur le bien-être et les moyens surabondants pour tenter de le trouver dans notre société. Les rayons des librairies débordent d’ouvrages sur le développement personnel, les sites regorgent d’articles sur la pleine conscience et on trouve des coachs et tutoriels à pléthore. “C’est pas que ça fait pas sens”, estime l’artiste, “(…) mais quand on en est à faire ça, c’est comme si tous les autres problèmes étaient résolus et qu’on en est déjà au stade où on a plus qu’à mieux respirer. Il admet avoir tenté un cours de méditation et a été effrayé par l’image de notre société qui recherche le bonheur individuel: “C’était chiant et j’eu l’impression d’être au McDo: on donne aux clients la même recette avec des phrases toutes faites et des citations du Dalaï Lama hors-contexte. Ca faisait aucun sens.”

Une société problématique, capable de résilience?

Ce business du bien-être entre au final dans la structure du capitalisme qui nous force à adopter un regard très individuel sur le monde. Joël Maillard en parle, du capitalisme. Il le chante même, accompagné de son synthétiseur, “j’encule pas le capitalisme (..) j’encule le capitalisme”. Il l’encule ou pas? Non, car en plus de ne pas savoir où est son trou, l’artiste est dépendant des contribuables: “il y a des gens qui ont assez de thune pour que ça ruissèle à quelque chose d’aussi inutile que l’art”. Se déclarer anticapitaliste est paradoxal du moment où la personne qui le prononce reçoit un salaire, estime l’artiste – qui ne voit idéologiquement pas d’alternative réaliste et viable à long terme à ce système. D’ailleurs vivre et mourir, c’est un autre sujet qui préoccupe Joël Maillard: “La mort, j’y pense beaucoup. Parmi les choses qui me retiennent dans la vie, il y a le fait que je suis incapable d’écrire ma lettre d’adieu.” Ce passage a finalement été coupé du stand-up afin de garder un équilibre entre les moments drôles et ceux sans blague. Ce que notre interlocuteur préfèrerait serait de se réveiller une semaine “tous les dix ans ou tous les siècles”, pour voir comment la société va se redresser après la catastrophe. Il pense que l’espèce humaine ne disparaitra pas à cause du réchauffement climatique: c’est trop grand, il y a des gens avec beaucoup d’argent qui pourront s’en tirer. Mais quelle humanité va advenir après l’effondrement? La société devra faire preuve de beaucoup de résilience pour se reconstruire sur ses débris. Et c’est une question de comportement, de décision, pas de foi: notre interlocuteur à la tignasse bouclée s’est converti à l’athéisme. “J’ai de la peine à respecter un Dieu qui veut brûler les homosexuels”, témoigne-t-il. Et cela ressort explicitement dans son spectacle quand il a des flatulences et que c’est Dieu qui s’exprime sous la forme d’un pet, et “ce n’est pas un blasphème parce que je n’y crois pas”. Et ce Dieu, c’est le Dieu de tout le monde, des chrétien·ne·s comme des musulman·e·s ou des autres religions.

Photo: Dorotheģe Theģbert-Filliger

Dire tout haut ce qui se pense tout bas

Cependant, Joël Maillard reconnaît qu’il est parfois délicat de parler de certains sujets. S’il y en a qu’il évite car sa pensée n’est pas assez arrêtée, il estime qu’il faudrait continuer à tout dire, tout en admettant qu’il y a des thèmes délicats: “une même phrase dite par une personne d’un certain âge, d’un certain genre, ça fait des effets très différents selon à qui elle est adressée”. Il exemplifie cette situation à travers une scène imagée de son stand-up, dans laquelle il s’adresse à un homme du public en rêvant qu’ils aient un coup de foudre amical et qu’ils iraient se poser dans un bar, boire, discuter et refaire le monde. “Dire ça à une femme, je pourrais mais j’ose pas”, admet-il tristement. Car en plus de sa position dominante d’artiste (qui coche toutes les cases de l’homme blanc cis hétéro) avec le micro et totalement libre d’expression, il y a forcément un arrière-plan culturel qui fait qu’on le soupçonnerait “de malveillance”. Mais ce qui ne se dit pas il le prononce tout haut, alors à la fin, il ajoute: “qu’est-ce que ça aurait fait si j’avais dit ça à une femme?”

Où le retrouver ?

En ce moment même au Théâtre St-Gervais à Genève

Joël Maillard reprend également cet automne le spectacle Quitter la Terre, à voir au Casino-Théâtre de Rolle les 14 et 15 octobre, et au Théâtre Benno Besson à Yverdon le 9 décembre. On peut également découvrir un week-end de carte blanche autour de son travail, au Pommier, à Neuchâtel, du 10 au 13 novembre.

Résilience mon cul

Dates à venir:

Puis en 2023:

  • Bibliothèque de Vevey
  • Nuithonie, Fribourg
  • Théâtre ABC, La Chaux-de-Fonds
  • Usine à Gaz, Nyon
  • Théâtre du Jura, Delémont

Toutes les dates sur snaut.ch

Photo de haut de page: David Gagnebin-de Bons

UNE-PIECE-ESPAGNOLE-©-A.-Shneider-

Des Poupées Russes Théâtrales

“Les acteurs sont des lâches”. Le ton d’Une Pièce Espagnole est donné dès le début de la représentation. Contemporaine et caustique, cette œuvre théâtrale mise en scène par Claude Vuillemin est à voir jusqu’au 9 octobre aux Amis MusiquEThéâtre.

Texte de Frida

Écrite en 2004 par l’autrice et dramaturge française Yasmina Reza, cette pièce réalise une mise en abîme théâtrale. Les comédien·ne·s jouent des acteur·ice·s qui répètent une pièce espagnole. Celle-ci se centre sur la présentation du nouvel amoureux de la mère à ses filles et son gendre. Pour ajouter davantage de complexité, les deux filles sont également des actrices et l’une d’entre elles répète une pièce bulgare, dont le public verra quelques passages. Ces différents niveaux de jeux créent une légère confusion au commencement et il faut plusieurs minutes avant d’être véritablement happé par la représentation. Cette œuvre demande donc une attention soutenue de la part des spectateur·ice·s. Pourtant, ce procédé du théâtre dans le théâtre apporte beaucoup d’originalité ici. Il permet aux acteur·ice·s de revêtir plusieurs peaux.

Cette technique crée également un lien particulier avec le public qui reçoit les confessions des comédien·ne·s sur le rôle qu’ils jouent, qu’ils critiquent et analysent. Ils partagent aussi leurs pensées sur le théâtre et la vie, ces deux éléments qui s’entremêlent tout au long du spectacle. D’ailleurs, dans l’une de ses adresses à l’auditoire, Margarita Sanchez (Pilar, la mère), explicitera cela en déclarant:

 “dans la vie aussi on ne sait pas toujours comment il faut vivre,

 où il faut se mettre,

 s’il faut regarder bien en face,

 ou se tenir de façon provisoire et incertaine”.

A.-Schneider

Photo: A.-Schneider

Chaque protagoniste présente celui qu’il ou elle incarne dans la pièce espagnole. Et ces introductions ne manquent pas de mordant. Mauro Bellucci (Mariano, le gendre), décrit son personnage comme “mou et sans morale”. Tout au long de la pièce, il portera un regard lucide et satyrique sur lui-même. Finalement, il s’agit peut-être du membre de la famille le plus sincère, celui qui joue le moins un rôle. Chez les autres, le masque se fissure petit à petit. Ainsi, sa femme Aurélia, qui semble forte et déterminée, qui persiste à répéter une pièce bulgare plutôt médiocre, se révèle pétrie d’angoisses.

Cette création aborde le thème des tensions familiales notamment avec la relation entre la mère et ses filles, Nuria et Aurélia. La famille n’est pas représentée comme une unité stable mais comme un espace de confrontation. Chacun·e s’affronte mais personne ne sort vainqueur. Tandis que Pilar et Fernan partent s’enivrer de romance, Nuria retourne à sa vie de célébrité et Aurélia et Mariano continuent leur existence dont ils ne perçoivent plus le sens. Les échanges amers mais honnêtes ne permettent pas de construire une situation familiale agréable.

Toutefois, l’humour de cette œuvre s’avère particulièrement savoureux. Les moments qui pourraient devenir sérieux sont traités avec ironie. La scène de séduction entre Pilar et Fernan provoque les rires. Le public s’attend à des mots enflammés et se retrouve face à un businessman qui disserte sur l’immobilier devant une femme qui ne fait que l’écouter. Même la crise d’angoisse d’Aurélia suscite beaucoup d’amusement. Dans cette pièce, on s’esclaffe face aux drames et on rit devant les failles des personnages. Et si à première vue cette création semble exigeante, elle est portée par d’excellents comédiens qui valent le détour.

Une Pièce Espagnole
Du 20 septembre au 9 octobre 2022
Les Amis MusiquEThéâtre, Carouge
lesamismusiquetheatre.ch/une_piece_espagnole/

Charroi de la michée, Eric DEBONNEVILLE;

Des contes et des vignobles

La légende raconte que dans la campagne genevoise circulerait une drôle de troupe de comédien∙ne∙s. De gai∙e∙s luron∙ne∙s qui, à la nuit tombée, s’installeraient au cœur des vignobles pour raconter histoires et contes d’autrefois et qui, une fois la fin de l’été venue, disparaîtraient au détour d’un chemin…

Texte de Mélissa Quinodoz

Durant tout l’été, la Compagnie La Mouette propose, en collaboration avec plusieurs vigneron∙ne∙s genevois∙es, une œuvre un peu à part, présentée au cœur même des différents domaines. Dans la plus pure tradition du théâtre ambulant, les comédien∙ne∙s se produiront ainsi aux quatre coins du canton pour présenter La Charroi de la Michée, une pièce mêlant petite et grande histoire. Un spectacle inédit et populaire avec en guise de scène un simple chariot de bois et pour toile de fond la beauté du ciel nocturne.

Pour construire ce spectacle, la Compagnie La Mouette a choisi comme fil conducteur l’histoire de Michée Chauderon, dernière sorcière brûlée à Genève en 1652. Une histoire tragique, reflet d’une époque, à laquelle elle entremêle des contes et des légendes bien connus des Genevois∙es. Sont ainsi contées l’histoire de la Pierre aux Dames de Troinex, celle des pierres du Niton ou encore de Madeleine la fileuse. L’occasion de (re)découvrir ces légendes qui font partie intégrante de l’histoire genevoise.

Organisée en plein air, la pièce a aussi été imaginée pour mettre en valeur les domaines viticoles ayant accepté d’accueillir la troupe. À chaque lieu son décor et ses spécificités, le public découvre ainsi une œuvre un peu différente à chaque représentation. De village en village et de domaine en domaine les soirées seront par ailleurs l’occasion de goûter aux produits du terroir proposés par les vigneron∙ne∙s. Un moment convivial et festif en perspective, pour profiter pleinement de la chaleur de l’été.

Eric DEBONNEVILLE;

Photos: Eric Debonneville

En mêlant chansons, musique, mimes, comédie et danse, la nouvelle production de la Compagnie La Mouette a sans aucun doute de quoi plaire aux petit∙e∙s et aux grand∙e∙s. La pièce est drôle, pleine d’entrain et incroyablement chaleureuse. Pensée comme une œuvre de partage entre artistes, vigneron∙n∙es et spectateur∙ice∙s, La Charroi de la Michée évoque forcément la Commedia dell’Arte ou les théâtres itinérants si chers, par exemple, à Molière. Un format réussi qui convient parfaitement aux chaudes nuits d’été. Pour les amoureux∙ses de théâtre, de contes, d’histoires au coin du feu ou de nuits à la belle étoile, La Charroi de la Michée est sans conteste la pièce à ne pas rater cet été. Un moment suspendu hors du temps à partager entre ami-es ou en famille, un verre de vin à la main!

La Charroi de la Michée
Jusqu’au 28 août 2022
Divers lieux, Genève
Attention, certaines représentations sont déjà complètes.

Toutes les informations sur: www.cielamouette.ch

 

if...une odyssée verte

If… Une Odyssée Verte – Avec des arbres on refait le monde

La tournée romande de If… une Odyssée verte s’est terminée hier à Fribourg, sous le chapiteau des arTpenteurs établi pour l’occasion dans le jardin de l’Espace Nuithonie. Par son théâtre dans lequel se mêlent organiquement danse, musique et chant, la troupe nous parle d’héroïsme, de liens, de passé, de présent et du futur de la planète.

Texte de Katia Meylan
Photos: Félix Imhof

Lorsque l’on entre sous un chapiteau tout entouré de roulottes… on a envie de se faire raconter des histoires. On a les yeux écarquillés, les oreilles grandes ouvertes, on s’attend à croiser des regards, des chemins, des esprits qui ont voyagé loin. Et en effet, les artistes qui habitent ce beau lieu ont bien bourlingué. Depuis vingt ans, le théâtre itinérant des arTpenteurs partage ses créations au-delà de sa terre natale d’Yverdon-les-Bains. Pour sa trilogie consacrée à Homère, dont If… une Odyssée verte est le dernier volet, la compagnie a traversé l’Adriatique à la rencontre de publics et d’artistes de Grèce et de Bulgarie. Après Odysseus Fantasy (2018), voyage tout en songeries sur le thème de l’exil, et Odysséia (2019) qui se penchait sur l’hospitalité et l’hostilité, If… une Odyssée verte se préoccupe d’écologie en s’inspirant du passage d’Ulysse aux enfers, de façon un brin futuriste.

Le public est accueilli sur une musique électro par des personnages affublés de casques de silent party, réunis pour l’anniversaire de Télémaque. L’esprit peu à la fête, l’intéressée, inquiète, cherche à comprendre. Pourquoi son père a-t-il fait abattre l’if dans la cour? Pourquoi les membres de sa famille n’arrivent-ils pas à communiquer, pourquoi les liens semblent-ils coupés? Pourquoi manque-t-elle d’air? Quel est cet arbre dont elle rêve?
Son père arrive et chasse les fêtards. Il est le personnage pressé, agacé, qui a oublié l’anniversaire de sa fille, qui a autre chose à faire que se soucier d’un arbre coupé. Il parle fort, il se saoule. Il délaisse sa femme, Pénélope, passionnée de mathématiques. Est-il le méchant du conte? Non, il doit en être le héros, puisqu’il est Ulysse. Qui est cet Ulysse? Un homme de notre époque, engoncé dans les habitudes de sa vie confortable et qui ne comprend plus sa famille, qui aimerait jouir de la vie avant d’être vieux. Mais il est aussi le héros grec qui a voyagé et combattu victorieux, puisqu’il se souvient encore de cette vie-là, comme si son âme avait traversé les siècles… Ce personnage, le public veut le voir changer; il faut qu’il se réveille, qu’il écoute sa fille qui tire la sonnette d’alarme. Les dieux – qui n’ont pas été oubliés dans cette adaptation de l’Odyssée – veulent eux-aussi le voir changer… un peu de divertissement, que diable!

les arTpenteurs

Photo: Félix Imhof

De leurs hauteurs invisibles, ces derniers envoient alors sur terre leurs sirènes gesticulantes et hypnotiques, dont le langage saccadé est entremêlé de termes marketing, et les laissent planifier pour Ulysse un voyage dans les endroits les plus “hot” de la planète, tout au long duquel il devra se faire remarquer sur les réseaux sociaux. Arrivé dans l’espace, en plein doute, Ulysse, seul, observe la planète Terre à feu et à sang. Il veut alors redescendre, retrouver sa fille, prévenir la société.

Tout file dans ce texte de Domenico Carli, publié aux Editions d’En-bas et commandé spécialement par les arTpenteurs. Il faut dire que l’Odyssée est un sacré morceau à adapter, raison pour laquelle celui qui en 2014 s’était déjà attaqué à l’Iliade pour le metteur en scène Michel Voita, a choisi de se concentrer sur l’épisode de la descente aux enfers. “Me replonger dans L’Iliade et L’Odyssée a changé ma vie”, nous confie-t-il, alors que nous le croisions vendredi dernier à l’issue du spectacle. De la même manière qu’il a dû régulièrement le faire lors de représentations scolaires qui ont jalonnée l’année 2020, Domenico Carli nous partage son admiration pour Homère, heureux si sa pièce donne envie de retourner aux sources.

Dans ces scènes qui s’alternent rapidement, la mise en scène de Chantal Bianchi, co-fondatrice de la troupe, donne de nombreuses choses à voir, à entendre et à interpréter. Les rencontres, décisives dans l’action des personnages, sont évoquées en mouvement, en musique et en quelques paroles énigmatiques. Le superbe costume de l’arbre dont rêve Télémaque n’apparaît que quelques instants, qui nous laissent toutefois témoigner de l’étendue de la tessiture du comédien – et deuxième co-fondateur de la troupe – Thierry Crozat. Les artistes, dans la moiteur de ce mois de mai, changent de costumes, montent le long des poutres en bois, dansent, courent et sautent, accompagnés tantôt par une bande-son, tantôt par une pianiste et une violoncelliste en live.

if...une odyssée verte

Photo: Félix Imhof

Toutes et tous sont superbement justes dans leurs interprétations; les sirènes, à la fois drôles et effrayantes dans leur soumission au pouvoir, croisent leurs regards surnaturels avec ceux du public, tout proche. Mathilde Soutter, qui interprète Télémaque, fait preuve de coffre et de sensibilité, emplissant l’espace d’une énergie particulière – en plus de jouer du violon!

Le chapiteau, plus perméable aux éléments extérieurs qu’une scène de théâtre, a même permis certains moment de grâce inattendus, comme lorsque le vent a accompagné la dernière traversée de scène de Pénélope, dans un port d’héroïne, en venant soulever ses cheveux…

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Pour en savoir plus sur les volets 1 et 2 de la trilogie, où comment les arTpenteurs ont voyagé à travers l’Europe: l’article d’Aurélia Babey dans L’Agenda 80 

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Les arTpenteurs ont plusieurs actualités dans la région cet été, retrouvez leur programme sur www.lesartpenteurs.ch

Utopolis©Ana Lukenda

Utopolis – La ville et ses alternatives en partage

Si l’on considère que le théâtre permet d’observer notre réalité au travers du prisme de l’art, par son format inhabituel, le théâtre ambulatoire et participatif du collectif Rimini Protokoll ajoute à cela une dimension: celle qui nous implique, vous, nous, “professionnel·le·s du quotidien”,  dans le processus de création et de réflexion. Leur pièce, intitulée Utopolis, débutera le 13 mai prochain et propose d’envisager des alternatives à nos fonctionnements actuels le temps d’un cheminement dans Lausanne avec des compagnons inconnu·e·s. Stefan Kaegi, co-fondateur du collectif, nous parle de ce projet, cadeau éphémère à vivre dans le présent.

Texte de Katia Meylan
Propos recueillis auprès de Stefan Kaegi

Pour l’homme de théâtre maintes fois récompensé, l’occasion est spéciale, car s’il a monté plusieurs projets personnels à Lausanne ces dernières années, c’est la première fois depuis 2013 à Vidy que les trois membres fondateurs de Rimini Protokoll, Helgard Haug, Stefan Kaegi et Daniel Wetzel, y sont à nouveau réunis dans un projet commun. 

Parmi les créations de Stefan Kaegi, on se souviendra notamment de Boîte noire, théâtre-fantôme pour personne seule à Vidy pendant la période 2020… ou encore Remote Lausanne au Festival de la Cité en 2014. Se réunir au cimetière de Prilly avec un groupe de personnes, se munir d’écouteurs, monter dans le LEB et en perturber très légèrement l’environnement, marcher, passer devant ce que l’on voit tous les jours en se le faisant raconter par une voix informatisée, hésiter puis ne pas adresser un doigt d’honneur à l’autre moitié du groupe même si ladite voix nous le demandait, s’asseoir par terre dans le CHUV… sans aucun doute, les souvenirs de Remote Lausanne il y a huit ans sont encore bien présents dans mon esprit.

Retrouvera-t-on en Utopolis un dérivé de Remote Lausanne? Pas exactement, nous répond Stefan Kaegi. Dans Remote, une voix dématérialisée nous chuchotait comme un secret, dans des écouteurs individuels, ses réflexions sur une société telle qu’elle existe déjà. Alors qu’Utopolis, pour imaginer des alternatives à cette société, donne la parole aux voix et aux dialectes d’ici, aux intonations diverses, qui parlent d’utopie à travers un haut parleur à partager avec toute la ville. “L’histoire commune se crée par petites parts personnelles”, explique Stefan Kaegi.

Utopolis2©Ana Lukenda

Photo: Ana Lukenda

Ainsi, guidé par un “orchestre de hauts-parleurs qui synchronise et sonorise la ville”, le public déambule dans Lausanne par petits groupes de 5-6 personnes, avec pour point de départ l’un des 48 endroits participants. En effet, pour planifier cette déambulation d’environ 3 heures, Rimini Protokoll s’est adressé à 48 interlocuteur·ice·s, leur a posé des questions sur leur fonctionnement, sur leur idée de possibles utopies. Ce sont leurs réflexions que l’on entendra durant notre voyage. Parmi ces “agents d’accueil décentralisés”, on trouve des magasins, des bars, des associations, des kiosk, des bureaux d’architecte, des gymnases, parfois même des lieux auxquels on n’a habituellement pas accès… 

Lausanne, sur l’initiative du Théâtre de Vidy et de Plateforme 10, est la quatrième hôtesse de l’expérience Utopolis, après Manchester, Köln et Saint-Pétersbourg. “Vous imaginez que c’est tout autre chose de jouer dans un endroit où ils disent que l’utopie est quelque chose qu’ils ont déjà connu”, mentionne Stefan Kaegi à propos d’une expérience vécue en Russie. Ainsi, du point de vue du contenu et des réflexions, les visions diffèrent, tout comme les problématiques plus “techniques”: le metteur en scène nous raconte une ancienne billetterie de train ou un tribunal, lieux fascinants investis dans les autres villes, qui n’existaient pas à Lausanne ou auxquels ils n’ont pas eu accès. “Il faut réinventer d’autres histoires, d’autres points de départ à chaque fois. On continue à écrire notre grand livre de l’Utopie!”.

Il ajoute, reconnaissant envers le Théâtre de Vidy avec qui il collabore régulièrement: “C’est un défi pour les théâtres de nous programmer. Ce n’est pas juste un accueil, mais cela témoigne d’une envie de participer à l’invention d’une vision du monde”. 

Comme Rimini Protokoll et les 48 interlocuteur·ice·s avant lui, le groupe qui déambule aura lui-aussi la possibilité de se faire co-auteur de l’histoire. Pour ce faire, le collectif a imaginé un système d’écriture collective de l’Utopie… mais Stefan Kaegi n’en dévoile pas plus, nous laissant la découverte pour la semaine prochaine. Plus que des résultats ou des archives, nous dit-il, l’esprit qui anime Utopolis est l’éphémère, le partage, et l’envie d’attester de réalités sociales ou politiques, mais de réaliser que ces réalités pourraient aussi être différentes, et que ce qui nous entoure est ouvert à des modifications. 

Utopolis Lausanne
Du 13 mai au 4 juin 2022
Divers points de départ seront annoncés aux participant·e·s 12h à l’avance par email

vidy.ch/utopolis-lausanne