Théâtre

Marilyn, Madness and Me

Marilyn, l’ange sacrifié

Marilyn Monroe a été filmée, photographiée et interviewée à maintes reprises, et pourtant sa personne et sa vie demeurent, à certains égards, encore opaques aujourd’hui. La pièce Marilyn, Madness and Me, jouée en ce moment à Onex, se centre sur les derniers mois de son existence.

Texte et propos recueillis par Frida

Cette pièce est imaginée par Didier Bloch, qui l’écrit à l’origine en français puis demande au producteur et scénariste Frank Furino de la retravailler afin qu’elle puisse être présentée au public. Celui qui compte à son actif des séries télévisées telles que Dallas et Dynasty relève le défi. Marilyn, Madness and Me est alors jouée à Hollywood en 2013 et très bien reçue par les spectateur·ice·s.

Lors d’une interview avec un journaliste qui lui demande s’il s’agit de la réalité ou d’une fiction, Frank Furino répond simplement « oui ».

Dans cette pièce, deux personnages se partagent la scène, Marilyn Monroe alias Norma Jean et Tim Garrettson. Celui-ci rencontre la vedette quelque temps avant son décès, il devient son chauffeur et s’occupe également de son chien Maf – diminutif de Mafia – qui lui a été offert par Frank Sinatra. Un lien se crée entre eux : lui, est obsédé par Norma Jean et veut devenir son héros, elle, trouve en cet homme quelque peu immature un soutien et même un ami. Tim récupère le journal intime de l’actrice à sa mort, y lit ses souffrances, ses pensées secrètes et y découvre ses poèmes. Ce petit carnet constitue le fil conducteur de la pièce.

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Photos: Ariadne Kypriadi

À Onex, la mise en scène d’Annelies Breman est très belle, elle reste sobre tout en étant dynamique. Cela crée une atmosphère intimiste grâce à laquelle le public perçoit toute la sensibilité des personnages. Ils n’interagissent jamais entre eux et cependant les deux récits s’entrecroisent parfaitement. Tim raconte ses moments privilégiés avec Norma Jean et sa vie après la mort de la star. À chaque fois, les mots du chauffeur trouvent un écho dans le journal de la diva. Les quelques interventions de la radio ancrent les personnages dans la réalité, eux qui semblent perdre pieds avec le réel. Ce média rappelle que l’Histoire poursuit son cours inéluctable et embarque progressivement avec elle les protagonistes: des frères Kennedy et leurs troubles rapports avec Marilyn jusqu’à la guerre du Vietnam à laquelle Tim participe volontairement après le décès de son idole. L’histoire de ces deux êtres apparaît comme un havre de paix au milieu de grands tourments.

Tout au long de la représentation, les deux comédien·ne·s de la Geneva English Drama Society (GEDS) captivent le public et lui font ressentir toute la détresse de leur personnage. Masha Neznansky interprète subtilement Marilyn, que les spectateur·ice·s reconnaissent aisément. La posture, la voix sont similaires. La figure de la femme-enfant, quelque peu perdue et naïve, se dessine à travers les mots de Marilyn. Entourée et adulée, elle paraît pourtant si seule.

Tim, très finement joué par Charles Slovenski, partage cette solitude. Il dédie sa vie à Norma Jean qui lui montre la véritable personne derrière l’image du sex-symbol. Sa rencontre avec cette femme bouleverse son existence. Il se montre attentionné et respectueux envers elle. Il souhaite lui redonner un peu d’espoir, lui montrer que tous les hommes n’en veulent pas qu’à son corps. Charles Slovenski vit tous les états de son personnage, dévasté par la douleur de vivre de celle-ci et son suicide.

Marilyn, Madness and Me - 13.0.9.2023-114

Marilyn, Madness and Me évoque la profonde tristesse de l’actrice, elle qui pensait ne pas avoir droit au bonheur. La pièce revient sur son enfance douloureuse. Élevée par des familles d’accueil, elle n’a aucun repère, aucune stabilité. Elle désire être vue, être aimée, elle attend presque un sauveur qui saurait lui apporter tout l’amour et la sécurité dont elle a tant besoin. Pourtant, elle enchaîne les débâcles amoureuses avec des hommes qui se montrent parfois violents, qui disent l’aimer alors qu’ils veulent simplement la posséder quelques instants. Au cinéma, tout ne se déroule pas sans difficulté non plus. Elle arrive en retard, ne parvient pas à jouer certaines scènes. Les journalistes disent que sa carrière est finie. Finalement, elle réalise que ce milieu n’a rien d’humain et que, comme les hommes, il se sert d’elle, de ses cheveux blond platine, ses yeux de chat et ses lèvres rouges. Tous semblent davantage intéressés par l’image de femme fatale qu’elle renvoie que par la femme qui réfléchit, l’être humain dissimulé dans ce corps trop fantasmé.

Les œuvres sur Marilyn Monroe sont nombreuses et tombent parfois dans la psychanalyse ou les clichés. Marilyn, Madness and Me évite ces écueils et, que les spectateur·ice·s soient ou non des fans inconditionnel·le·s de la vedette, cette pièce touche tout le monde. Masha Neznansky et Charles Slovenski donnent vie à deux personnages à fleur de peau, légèrement enfantins, qui semblent n’être pas faits pour ce monde.

Marilyn, Madness and Me
Du 14 au 17 septembre 2023
Ce soir à 19h
Demain à 16h
Le Manège, Onex
www.geds.ch

Les arTpenteurs

Fahrenheit 451: fiction ou réalité?

La compagnie de théâtre itinérante Les arTpenteurs joue une pièce aux questions brûlantes et transgénérationnelles en abordant les thèmes du savoir et de la liberté.

Texte et propos recueillis par Frida

Le spectacle est basé sur le célèbre roman dystopique Fahrenheit 451 de Ray Bradbury. Considéré comme un monument de la science-fiction, cette œuvre reste d’actualité. Elle touche directement le public par son lien avec la culture, les nouvelles technologies et le divertissement.

L’histoire est celle de Guy Montag – interprété par Mehdi Duman – un pompier chargé de détruire les livres. Ces autodafés réguliers lui paraissent naturels et s’intègrent parfaitement dans son quotidien routinier. Cependant, sa voisine, très justement jouée par Eva Gattobigio, va venir rompre cette harmonie illusoire. Fantasque et curieuse, cette jeune fille ne ressemble en rien aux autres personnes que Montag connaît. Les autres semblent insipides et endormi∙e∙s alors que Clarisse est pleine d’esprit. Lors de leur rencontre, elle lui demande « Êtes-vous heureux ? ». Cette simple interrogation déclenche une véritable introspection chez le principal protagoniste. Comme ses concitoyen∙ne∙s, il ne se posait pas de questions. Son environnement, sa vie et a fortiori son bonheur allaient de soi. Les questions ne sont pas les bienvenues dans cette société lisse où tout est maîtrisé.

Montag commence à s’interroger sur ce qui l’entoure, il débute un processus plutôt désagréable mais qui le fera sortir de « la caverne ». Il réalise qu’il ne sait plus quand ni comment il a rencontré sa femme. Son mariage est un état de fait comme son métier. Il apprend qu’avant les pompiers protégeaient les gens du feu; maintenant ils brûlent les livres pour protéger les gens des dangers que ces œuvres contiennent. Il décide de découvrir par lui-même quels sont ces menaces et se met à lire.

Les arTpenteurs

Photos: Felix Imhof

Le gouvernement justifie les autodafés en invoquant principalement la paix sociale. Les livres dérangent parce qu’ils sont perçus comme des objets offensant les différentes sensibilités. Pour éviter toute colère, tout débat, il est préférable de les faire disparaître. Toute réflexion est effacée et les individu∙e∙s vivent devant des écrans géants. À l’inverse des ouvrages interdits qui poussent à réfléchir et à se confronter à d’autres points de vue, un écran propose une réalité devant laquelle les individu∙e∙s peuvent rester passif∙ve∙s. Ils et elles ingèrent les informations montrées sans prendre du recul et les croient. Le gouvernement ne leur soumet qu’une opinion pour éviter les discussions. La légèreté et le divertissement remplacent la connaissance et la réflexion. La femme de Montag illustre parfaitement cette frivolité, elle qui a l’impression de vivre dans une série télévisée. Elle envisage même de mettre un écran sur le quatrième mur de leur maison. On ne peut s’empêcher d’y voir une référence au théâtre avec ce mur imaginaire qui existerait entre les comédien∙ne∙s et le public. Il s’agirait d’effacer l’art vivant pour le remplacer par un défilé d’images virtuelles.

La mise en scène fait sciemment naître la confusion dans l’esprit du∙de la spectateur∙ice en raison des différents rôles endossés par les acteur∙ice∙s et de l’insertion de passages narrés. Les feuilles volantes et le mouvement qui s’intensifie au fil du spectacle contribuent également à cet égarement. Cela reflète l’état d’esprit de Montag. Il ne comprend plus le monde dans lequel il évolue. Il développe progressivement une conscience et agit en fonction de ses nouvelles convictions. Il ne peut plus rester immobile face à tant d’incohérence et de contrôle.

La déconstruction progressive de la scène semble souligner l’effondrement d’une idéologie chez le personnage principal. À la fin, seuls demeurent les fondements de la scène, des piliers sains pour reconstruire une société meilleure?

La pièce est portée par de très bon∙ne∙s comédien∙ne∙s. Elle ne laisse pas le public tranquille mais vient le pousser dans ses retranchements. Cette œuvre le met face à ses propres choix, à son libre-arbitre dans une société où il est plus facile de s’endormir devant un écran plutôt que d’être chamboulé par un livre.

Fahrenheit 451
Par Les arTpenteurs

– Jusqu’au 7 septembre sur la place Favre, Chêne-Bourg
– Du 13 au 17 septembre au Jardin Roussy, La-Tour-de-Peilz
– Les 23 et 24 septembre au Parc Mon-Séjour, Aigle

lesartpenteurs.ch

A raisin in the sun

They have a dream

Pour sa troisième production de la saison, la Geneva English Drama Society nous invite à découvrir la pièce A Raisin in the Sun mise en scène par Rick Vincent et interprétée par de brillant∙e∙s comédien∙ne∙s.

Texte et propos recueillis par Frida

Cette pièce relate l’histoire d’une famille afro-américaine, les Younger, vivant dans la banlieue sud de Chicago dans les années 1950. À la suite du décès du grand-père, ils reçoivent 10 000 dollars de l’assurance-vie de ce dernier. Source d’espoir, cette importante somme d’argent ouvre de nouvelles perspectives pour cette famille. Chaque protagoniste a une idée de ce qu’il convient de faire avec et toutes et tous imaginent déjà leur nouvelle vie. Mama, la grand-mère, décide finalement d’acheter une maison dans un quartier blanc avec une partie de ces fonds, ce qui déplait fortement à leur futur voisinage.

Lorraine Hansberry s’inspire de son vécu lorsqu’elle écrit cette œuvre en 1957. Elle grandit à Chicago et, si ses parents ne connaissent pas la pauvreté des Younger, ils rencontrent de nombreux problèmes avec leurs voisins quand ils déménagent dans un quartier blanc. A Raisin in the Sun a été la première pièce d’une auteure afro-américaine à être jouée à Broadway. Pour cette création, Lorraine Hansberry remporte le fameux prix du New York Drama Critics’ Circle pour la meilleure pièce de théâtre, à seulement 29 ans.

A raisin in the sun

Photo: Christine Housel

La pièce s’intéresse aux rêves, à leur réalisation et à la désillusion qui en découle parfois. Le titre de cette œuvre y fait d’ailleurs directement référence en renvoyant au poème Harlem de Langston Hughes: “What happens to a dream deferred? Does it dry up like a raisin in the sun?” (Qu’arrive-t-il a un rêve ajourné? Sèche-t-il comme un raisin au soleil?).

En exprimant leurs souhaits pour l’avenir, les personnages révèlent leur individualité et cela génère des tensions. Mama veut prendre soin de sa famille et lui assurer sécurité et stabilité. Elle troque donc leur petit appartement, décrit par Ruth sa belle-fille comme un “rat trap” (piège-à-rats), pour une maison avec jardin. Elle ne comprend pas son fils Walter Lee qui veut faire fortune grâce à des investissements. Elle pense que son travail de chauffeur et que sa famille devraient suffire à le satisfaire, et le compare à son défunt mari qui n’avait jamais eu des aspirations semblables à celles de son fils. Lorsque l’obsession de celui-ci pour l’argent touche à son paroxysme, elle lui rétorque qu’à son époque ils avaient d’autres préoccupations notamment celle d’éviter les lynchages. En déclarant “Once upon a time freedom used to be life – now it’s money. I guess the world really do change” (“Il fut un temps où la liberté était la vie – maintenant c’est l’argent. Je suppose que le monde évolue vraiment”), elle souligne le fossé générationnel qui la sépare de ses enfants. Walter Lee entrevoit d’autres horizons et l’argent est pour lui un moyen d’échapper à sa condition. Il ne supporte plus de devoir montrer de la déférence à des client∙e∙s fortuné∙e∙s qui ne lui témoignent que de l’indifférence. Son sentiment d’humiliation et sa colère face aux injustices sociales nourrissent ses projets. La liberté lui paraît vaine sans ressources pour l’exercer. Pourtant, il réalise que sa mère a partiellement raison et que certaines valeurs sont plus essentielles que la richesse.

A raisin in the sun

Photo (et photo du haut de page): Steven Antalics

Les opinions de Beneatha, la fille de Mama, entrent également en confrontation avec celles plus traditionnelles de sa mère et chamboulent l’équilibre familial. Il s’agit du personnage le plus affranchi de l’œuvre. Future doctoresse, elle choque sa mère par son athéisme, ses positions féministes et son questionnement identitaire. Les convictions de ce personnage sont celles de Lorraine Hansberry et, grâce à la très juste interprétation d’Andrea Ogbonna-James (Beneatha), on jurerait l’entendre parler.

Les comédien∙ne∙s livrent une très belle prestation. Emanita Bailey campe une Mama parfaite. Joanita Kalibala (Ruth) touche le public, le fait rire et lui transmet son intarissable énergie. Quant à Frederick Vaamonde (Walter Lee) dont c’est la première fois sur les planches, il fait ressentir aux spectateur∙ice∙s toute la fureur de son personnage. Toutes et tous arrivent à nous faire vivre le quotidien des Younger et les épreuves auxquelles la famille doit faire face. Les disputes reflètent leur désir de changer l’ordre établi. Et malgré les déceptions et les incompréhensions, cette famille reste unie. Comme le dit si bien Mama: “There is always something left to love. And if you ain’t learned that you ain’t learned nothing” (Il reste toujours quelque chose à aimer. Si tu n’as pas appris ça, tu n’as rien appris). 

A Raisin in the Sun
Du mardi 6 au samedi 10 juin 2023
Le Manège, Onex
www.geds.ch

Le Voyage d'un rêve

Un rêve se pose au Casino Théâtre

En 2021, une troupe d’hétéroclites enthousiastes créait Le Voyage d’un rêve, une pièce de théâtre musical feel good dont la forme et le fond clament en chœur: suis ses rêves! Le spectacle est en ce moment à Genève au Casino Théâtre.

Texte de Katia Meylan

Hier matin à 9h30, le citadin Casino Théâtre bouillonnait, investi par des centaines d’élèves et potentiellement autant de rêves. C’est devant ce jeune public que l’association Pasaporte a repris son spectacle Le Voyage d’un rêve, dont les représentations publiques se poursuivent jusqu’à dimanche 14 mai.

D’emblée, le décor et les tenues nous présentent deux des personnages principaux. À première vue, ce sont un serveur et une serveuse. Au travers de leur charmant duo, harmonie à l’octave, accompagné par les musiciens du bar, ces deux-là nous détrompent: ils ne se sentent pas à leur place… Ni une ni deux, une cliente, resplendissante dans sa robe de princesse, remarque la jolie voix de l’homme et l’encourage à lui chanter autre chose. “Mesdames et messieurs”, annonce sa collègue, “notre serveur va vous chanter l’une de ses compositions”. Le ton est donné, entre réalité rêvée et rêve devenant peu à peu réalité. Les chanteur∙euse∙s révèlent tous trois des timbres aux tons chauds et passionnés et Azania Noah, par la puissance dans sa voix et son aisance, emporte toute l’assemblée.

 

Azania Noah

Traversant eux-aussi les différents niveaux de diégèse à leur guise, les morceaux, des ballades pop aux accents tantôt funk tantôt jazzy, sont le fil rouge du spectacle. Ils sont reliés par quelques répliques, parfois juste une phrase, et voient tourner autour d’eux les autres arts de la scène; danse, cerceau aérien et une poétique roue cyr, qui invitent à poser sur eux et sur le monde un regard d’enfant.

Si la trame encourage à suivre ses rêves, voir la troupe sur scène complète parfaitement le message. Ce format de partage pluridisciplinaire, où les chanteur∙euse∙s entrent dans la danse et où les circassiens et danseur∙euse∙s rejoignent les chœurs, donne au spectacle cette petite touche indescriptible, imparfaite et touchante, et au public l’envie de les rejoindre.
Vous voulez être dans le secret? Le spectacle est directement inspiré de la vie de… celui qui l’a créé: Patjé, auteur de la pièce et également compositeur des morceaux, chérissait depuis l’enfance l’envie de faire de la musique. Le voir devant nous prouve bien qu’il a eu raison de les suivre, ses rêves!

Le Voyage d’un rêve
Casino Théâtre de Genève
Du 11 au 14 mai 2023
voyagedunreve.com

Charles Mouron

Tout le plaisir était pour moi

Fraîchement diplômées de l’école supérieure de théâtre Les Teintureries, Alenka Chenuz et Amélie Vidon interpellent les théâtres et le public romands avec leur pièce Y a pas de mal, portant sur scène un sujet tabou, celui de la masturbation. “Pas si tabou, de nos jours…” rétorquent déjà certain·e·s. Si ce n’est pas de l’ordre de l’interdiction, il faut tout de même admettre que l’on imagine mal répondre à un·e ami·e qui nous demande ce qu’on a prévu de faire le soir-même, “Oh rien de spécial, une soirée tranquille. Peut-être regarder une série, ou me masturber”. L’humour avec lequel le spectacle évoque le sujet encourage à s’interroger sur nos façons de nous exprimer, de nous dévoiler.

Texte de Katia Meylan

Lorsque nous les rencontrons à l’Échandole quelques heures avant la 30e représentation de leur spectacle, Alenka et Amélie affirment que c’est en partant du constat que certains sujets “pourtant tellement joyeux” sont mystérieusement tenus à l’écart des conversations, même entre ami·e·s, qu’elles décident de s’atteler à leur mise en scène. La masturbation a été l’heureux élu parmi tant de sujets possibles. Leurs choix de mise en scène et d’expression corroborent ce postulat, et l’on sent en effet tout au long de la pièce que ce qui les guide est un intérêt pour la parole, bien plus que pour les habitudes auto-érotiques de chacune et chacun.

Pour ce faire, la méthode du duo a consisté à mener des interviews avec des personnes “de la vraie vie”, à les retranscrire, au mot près, avec une précision de scientifique, puis à puiser dans ce matériau brut les séquences “coup de coeur” afin d’écrire la pièce. Peu importe finalement qui aura dit quoi; par un savant mélange de bienveillance et d’humour éclatent pêle-mêle toutes ces petites bulles de paroles, dans un concert de claquement de langue, d’exclamations, de rires, d’hésitations – sans pour autant bouder le plaisir de nous raconter à demi-mots telle nuit au Kit Kat Klub de Berlin, ou telle expérimentation au pinceau.

Alors comment relater ce genre de propos, à deux face public, et braver le malaise qui pourrait en résulter? En soignant la gêne par la gêne. Le spectacle commence en effet par une longue explication d’une Alenka intimidée qui nous explique que voilà, leurs costumes ne sont pas arrivés, et que sinon, ben, elles n’ont pas vraiment eu le temps de régler les lumières… pendant qu’une Amélie gauche trébuche maintes fois en courant ci et là. L’introduction aura l’avantage de convaincre de l’accessibilité du processus, et de nous rendre les deux comédiennes très sympathiques dans leur maladresse – ce qui par extension aura le même effet sur tous les personnages interprétés par la suite.

Charles Mouron2

Photos: Charles Mouron

La corporalité scénique n’aura pas été oubliée, et prend toute son importance dans le dosage de l’attention. Les deux comédiennes intègrent à leur texte des interludes de leur cru, aussi fluides et aisés que les paroles de leurs personnages sont entravées par le manque d’habitude. La maîtrise transcende le sujet et l’ancre dans le présent de la représentation. Ainsi, au fil de la pièce, la masturbation se voit louée par le lyrique Duo des fleurs de Delibes, extériorisée par un solo d’air-guitar ou apprivoisée par un saut de chat. Lorsque les deux comédiennes sortent de scène, restent, très visuels, des cornets en plastique épars, un peu incongrus, posés là telles les pensées dispensées, à prendre ou à laisser.

Y a pas de mal
Par la compagnie Alors voilà

Reprises:
Du 7 au 25 juillet, Théâtre Transversal, Avignon (FR)
Août 2023, Castrum Festival, Yverdon
alorsvoila.ch/ 

Ce texte a été rédigé dans le cadre d’un atelier critique sous l’impulsion de Grégoire De Rahm de Quatrième Mur

Arnaud Curchaud

Nous avons fait un beau voyage 🎶

Au sortir d’une pièce de théâtre, on est toujours accompagné par une impression. De près ou de loin, et pour plus ou moins longtemps. Après la représentation de Frou-Frou les Bains, vaudeville musical avec lequel la compagnie TJP part en tournée romande, cette impression a été celle d’une joyeuse énergie pleinement dépensée.

Texte de Katia Meylan

C’est une joie toute entière d’être sur scène, d’y chanter, d’y danser et d’y interagir qui irradiait des neuf comédiens et comédiennes de la troupe du TJP hier soir, au Café-Théâtre de l’Odéon. Loin de se regarder dispenser au public les pitreries de leur cru ou écrites par l’auteur du texte, Patrick Haudecœur, toutes et tous semblaient les vivre avec une intensité et un plaisir d’autant plus communicatif.

L’histoire, d’abord simple, d’un directeur de cure thermale et de son équipe accueillant leur clientèle à l’heure de la réouverture saisonnière, se complique rapidement lorsque l’eau ne veut plus couler, que l’un des clients est pris pour le plombier et que des histoires amoureuses ou familiales s’entremêlent. Dans un beau décor tout de bleu et de blanc – seul élément paisible de la pièce –, le directeur (Fabrice Guillaume) râle et houspille son monde à qui mieux mieux tout en affichant un bagout de commerçant. Sa fille (Julie Schafer, rayonnante dans les parties musicales comme dans ses répliques) n’y va pas de main morte pour convaincre son amoureux Baptistin de demander sa main à son père. Ledit Baptistin (Jean-Gaël Diserens), bien qu’étant cabotin et spontané, essaie de surpasser son trac. Chez les curistes, la dépression de la lunatique Mathilde Moulin (Gisèle Balet, expressive à souhait) se frotte aux attitudes conquérantes du faux plombier Ferdinand Gronsard (Sylvain Dias, qui porte très bien la moustache et le costume des années 1910) et aux sourires renversants de la baronne (Léa Budaudi). Baronne enthousiaste mais qui reste lucide quant aux capacités intellectuelles et physiques son fils Charles (Pierre Saturnin), vieux garçon pas très dégourdi épris de Madeleine (Lucille Favre), une employée multitâche et vénale. Et, circulant là au milieu, un “Saturnin-Duguet-premier-chasseur-à-votre-service!” (Alexandre Juillet, danseur formé à l’école Rudra-Béjart), candide, adorable, décalé, qui répète tout sourire ce qu’on lui dit et ponctue gracieusement les imbroglios de grands battements et de pirouettes.

Photos: Arnaud Curchaud

Sur l’heure et demie que dure le spectacle, on rit beaucoup. Et si l’humour de répétition vaudevillesque n’est pas votre kiki – euh, votre dada –, pas le temps de s’en lasser, en voilà un autre qui rapplique: humour absurde, humour visuel, quiproquos, coups d’œil par le judas du 4e mur et petits imprévus du direct… Sans oublier une frénésie dans les répliques et un talent général pour la gestuelle – mention spéciale à la chanson Mon homme où Baptistin se fait malmener par une Juliette en pleine forme.

Les chorégraphies sont signées Alexandre Juillet, et la mise en scène est de Sara Gazzola. La metteuse en scène, formée à l’art de la comédie musicale et habituée aux productions de plus grande envergure, emmène cette fois un comité réduit de sa compagnie en tournée. Ayant obtenu les droits du vaudeville français pour une année, la troupe compte bien en profiter, avec 33 dates romandes décrochées. Débutée le 18 février au Théâtre de Colombier, la cure est actuellement à suivre au Café-Théâtre de l’Odéon jusqu’au 25 février, et se poursuivra à Morges, Pully, Fribourg, Cheseaux, Cossonay, Vevey ou encore Genève.

Sara Gazzola nous confie que ce début de tournée comporte déjà plusieurs défis, notamment celui d’adapter la mise en scène tant au petit espace de l’Odéon qu’au plateau de 100m2  de l’Octogone de Pully. Le contraste touche également le public, qui sera, selon le lieu, chaleureusement intercalé au plus près des comédien·ne·s ou confortablement installés sur les sièges rouges et rembourrés d’une grande salle de spectacle.

À chaque salle ses avantages, on aurait presque envie de toutes les essayer!

Frou-Frou les Bains
Jusqu’au 25 février
Café-Théâtre de l’Odéon, Villeneuve

Prochaines dates:

Jeudi 16 mars
Casino-Théâtre de Morges

Samedi 25 mars
Théâtre de l’Octogone, Pully

31 mars et 1er avril
Café-Théâtre du Bilboquet, Fribourg

compagnie.tjp.ch

Photos: Arnaud Curchaud

L'amour fou du théâtre

Une expérience folle (du théâtre)

Mise en scène par Nicolas Zlatoff et portée par des interprètes infatigables sous la forme de répétitions ouvertes et intensives, L’Amour Fou (du théâtre) s’installe à la Comédie de Genève du 8 au 19 février 2023. Librement inspirée du film L’Amour Fou de Jacques Rivette, cette œuvre performative et audacieuse qui brouille les frontières entre la réalité et la fiction, invite le∙la spectateur∙ice à pénétrer l’univers d’Anton Tchékhov à travers l’étude du texte de La Mouette.

Si la pièce du maître russe, qui relate les passions contrariées de Nina Mikhaïlovna Zaretchnaïa, Konstantin Gavrilovitch Treplev, Boris Alexeïevitch Trigorine et Irina Nikolaïevna Arkadina, parmi tant d’autres, présente déjà un certain degré de complexité, il est nécessaire de s’accrocher pour suivre la proposition de Nicolas Zlatoff! Car il faut bien comprendre que vous n’assisterez jamais au “produit fini”; la pièce ne sera pas jouée dans son intégralité; on ne vous en racontera pas l’histoire; vous n’en verrez que de petits morceaux. Chaque soir, durant trois sessions d’environ une heure, les comédien∙ne∙s prendront en charge le travail de scènes distinctes, privant ainsi le public d’une véritable vision d’ensemble, malgré de brèves mises en situation. Une frustration bienvenue puisqu’elle offre, en contrepartie, un accès privilégié aux coulisses et aux secrets qui entourent la construction du personnage.

L’amour fou (du théâtre) – Un spectacle de Nicolas Zlatoff – © Jacques Rivette Cocina Films

Répétition ou représentation?

Le plateau est au centre de la salle, les spectateur∙ice∙s sur ses côtés, réparti∙e∙s en deux groupes se faisant face dans un dispositif bi frontal. Derrière les gradins, deux écrans sur lesquels sont projetées en direct des images en noir et blanc capturées par une caméra, elle-même guidée par les comédien∙ne∙s, à tour de rôle, façon reportage. En guise de décor, une armoire, des chaises, un tableau blanc annoté, une fenêtre, un fauteuil et une table sur laquelle trônent, éparpillés, des feuilles volantes, des livres, des verres, un paquet de cigarettes, des pichets d’eau, des bouteilles à moitié vides et toute une série d’accessoires et d’affaires personnelles. Les acteur∙ice∙s, qui travaillent à monter un spectacle que nous ne verrons jamais, accueillent le public de manière informelle, dans une ambiance légère et détendue, comme s’ils étaient en pause. “Action” crie le metteur en scène. On commence alors par se distribuer les rôles et lire le texte sans intonation ni émotion, très scolairement, afin d’identifier les personnages et de les présenter au public.

Après cette première lecture, les comédien∙ne∙s vont reprendre la scène et se mettre en jeu afin d’en révéler les enjeux et de tenter de “devenir” les personnages, de s’imprégner de leur essence. Nina, par exemple, pourra ainsi être jouée, tour à tour et sous différentes facettes, par Prune Beuchat, Estelle Bridet, Cécile Goussard, Isumi Grichting, Arnaud Huguenin, Lucas Savioz ou Lisa Veyrier. Nicolas Zlatoff, qui est lui-même sur scène, cherche également le sens du texte et écoute les propositions des comédien∙ne∙s qui improvisent, font des suppositions, prennent un rôle, puis un autre et n’hésitent pas à se couper la parole, se déchirer ou se soutenir pour faire valoir un nouveau point de vue. Ils tissent des parallèles avec la vie réelle pour mieux comprendre, débattent et n’hésitent pas à recourir à des situations personnelles afin de déceler ce qui est caché, le détail, qui permettrait de mieux cerner les personnages. Tout se construit petit à petit et, comme dans la vie, il y a parfois des blancs et certains soirs des passages qui trainent en longueur et font décrocher malgré des acteur∙ice∙s qui impressionnent par leur capacité d’improvisation et d’adaptation.

L'amour fou du théâtre

Photo ci-dessus et photo de haut de page:
L’amour fou (du théâtre) – Un spectacle de Nicolas Zlatoff
 Pièce née d’une recherche menée à La Manufacture
© Yvo Fovanna

Comédien ou personnage?

Avant d’arriver à une pièce aboutie, il faut évidemment l’étudier et, d’habitude, cet apprentissage, ainsi que tous les secrets du jeu, sont inconnus du public. Seule nous parvient la version la plus aboutie. Montrer l’envers du décor, le travail, les doutes, les tentatives ratées – le processus en somme – peut, certes, déstabiliser, ennuyer ou laisser sur sa faim mais déboucher, dans le même temps, sur un bel instant de partage et de complicité. On touche, par moments, à une réelle authenticité. À tel point qu’on aimerait participer, interagir, donner son avis, monter sur scène et dire “ce personnage ressent ça, ça et ça!”. Ces instants de grâce, d’une justesse déstabilisante, sont rendus possibles par l’utilisation de la méthode Stanislavski qui, en partant du principe que l’imagination est un muscle, pousse à puiser dans ses propres émotions pour constituer la carte mentale du personnage et interroger la complexité des rapports humains.

L’objectif, ici, n’est pas de bien jouer mais de jouer juste, “d’amener le personnage à soi et non l’inverse” comme le préconisait Lee Strasberg, fervent adepte de cette technique de jeu. Si La Mouette, œuvre difficile d’accès, a été la pièce sur laquelle Constantin Stanislavski a justement éprouvé ses théories, ce n’est peut-être pas un hasard. Car, grâce à elle, on comprend mieux pourquoi les personnages agissent comme ils le font et pourquoi ils ressentent certaines émotions. On entre ainsi complètement dans le texte et on accède, grâce à la somme de tous ces possibles, à toutes les dimensions de sa complexité. Où commence le personnage et où se termine-t-il? Voit-on un acteur qui joue à jouer ou ne joue-t-il peut-être pas? En réalité, si on voit sa performance, c’est qu’il joue? Cela nous intrigue et on en vient ainsi à se demander au final: “Qu’est-ce qu’une pièce théâtre?.

Si la proposition de Nicolas Zlatoff peut, pour certain∙e∙s, demeurer hermétique et difficile à suivre; si elle s’éloigne, pour d’autres, de ce qu’est le théâtre au sens classique du terme, à savoir, la narration d’une histoire; il est à noter que cette pièce est, en réalité, faite pour les amoureux et amoureuses de l’analyse et du théâtre. Tout est, en somme, dans le titre.

L’Amour Fou (du théâtre)
Du 8 au 19 février 2023
Comédie de Genève
www.comedie.ch 

Rédaction:

Marie Dutoit, Lou Conforti, Salma Chebli, Aline Moret, Léa Montandon, Sacha Dayer, Emilie Varela, Lucie Praz, Beatriz Correia, Leila Di Masi, Coraline Noël: élèves de la volée Jouvet en filière théâtre et musique à l’ECCG de Martigny.

CAMPER PierreDaendliker

Camping dystopien à St Gervais

Du 17 au 20 janvier, Le Théâtre St Gervais Genève accueille la compagnie You should meet my cousins from Tchernobyl avec leur nouvelle pièce Camper. Un spectacle particulier qui mêle science-fiction et camping dans une ambiance brumeuse et quelque peu absurde.

Texte de Catherine Rohrbach

La salle est dans le noir. On aperçoit sur scène de grands sapins et une tente illuminée par un télétexte. Une lampe plasma vient faiblement éclairer cette forêt et des bruits de radio se font entendre dans le théâtre. Tout à coup, une lumière rouge déclenche des stroboscopes et des lasers. On pourrait croire à un atterrissage extraterrestre, mais ce n’est pas ce genre de pièce – ou serait-ce? Les premières notes d’une chanson post-punk retentissent et deux danseuses venues d’un autre monde en habits de cowgirls roses délivrent une performance avant de disparaître. Cette introduction se termine quand une voix off vient placer l’action: après la disparition des ondes courtes de radio, elles commencent à se diffuser à nouveau depuis la forêt d’Aokigahara –  tristement surnommée “la forêt des pendus” – au Japon. Le Bureau des affaires spatiales prend alors la mission d’identifier et analyser ces ondes.

Nous découvrons alors nos deux protagonistes en pleine analyse d’une aiguille de sapin. Theler, radio-physicien (Christian Cordonnier) et Hara, chimio-botaniste (Isumi Grichting) ont déjà passé un certain temps dans cette mystérieuse forêt car même le sel, censé les protéger et les champignons, censés ne pas les laisser tomber dans la déprime, ne semblent plus faire effet. L’atmosphère qui règne sur scène est étrange. On entend le croassement des grenouilles, des grillons, de la forêt qui vit, pourtant nos personnages semblent déjà morts. On apprend que dans leur univers, la joie n’a pas fait partie de leur vie depuis longtemps; le peu de fois qu’elle a été ressentie, elle a effrayé. C’est une dystopie où le bonheur n’existe plus. À la place, il y a le travail: Analyser l’aiguille, écrire le rapport, aller chercher de l’eau, recommencer. Quand Theler réalise que le sel n’est pas salé, pris dans un élan de vie, les deux scientifiques décident de partir, mais préfèrent finalement remplir la destinée de la forêt et se suicider. En fin de compte, ce Bureau n’observerait-il pas plutôt ses équipes dans le contexte énigmatique de la forêt?

Camper traite de suicide certes, mais la pièce n’est pas sérieuse ou sombre. Le jeu des comédien, décalé et apathique rend la brume plus légère et les sujets de conversation des protagonistes, que ce soit l’intrigue d’un film de samouraï, des cours d’espéranto ou les règles du tchoukball, prouvent qu’il s’agit plutôt d’une comédie absurde que d’une tragédie.

Camper
Du 17 au 21 janvier 2023
Théâtre Saint-Gervais, Genève
saintgervais.ch

Photo de haut de page © Pierre Daendliker

Volver

Piazzolla raconté

Le concert théâtral Volver, le tango de l’exil joué cette semaine à la Salle Centrale Madeleine à Genève mène à la rencontre d’Astor Piazzolla au travers de ses propres compositions et de celles des artistes qui l’ont inspiré. Son essence prend vie dans des textes racontés à plusieurs voix – dont la sienne – et dans les gestes du metteur en scène Philippe Cohen, qui incarne le compositeur et bandonéoniste argentin du début du 21e siècle.

Texte de Katia Meylan

Piazzolla aura “façonné le tango en profondeur pour les siècles à venir”. C’est le postulat que la compagnie Les muses Nomades raconte dans cette histoire d’exil. Car en effet, l’amour du compositeur pour le tango et son désir de le faire évoluer est d’abord passé par l’éloignement, tant de son pays que de cette musique populaire nationale, de quelques dizaines d’années son aînée.

Réminiscences spatiales et temporelles

Volver, le tango de l’exil narre donc, dans un doux désordre chronologique, les étapes de la vie de Piazzolla. Sa collaboration plus ou moins fluide avec l’écrivain Jorge Luis Borges; sa fascination pour le bandit Jacinto Chiclan pour qui il compose un air; son enfance, lorsque sa famille quitte Buenos Aires pour s’installer à New-York; ses insolents 18 ans, lorsqu’il tape à la porte du compositeur Juan José Castro, qui le redirige vers Ginastera; sa vingtaine, qui le voit s’identifier à la musique européenne… sa trentaine et le bouleversement de la rencontre avec la célèbre Nadia Boulanger, qui lui conseille de revenir à ses racines.

Les conteur∙euse∙s

Le public découvre ainsi l’évolution des sonorités et de la réflexion du compositeur, cheminant aux côtés des muses Nomades et de la Compagnie Confiture en la personne de Philippe Cohen. En 2021, le comédien genevois d’adoption avait déjà eu l’occasion d’écrire et d’interpréter pour la scène un autre pan de l’histoire de la musique, dans la pièce La bonne soupe de Ludwig van B. imaginée par les sœurs Joubert. Aujourd’hui, Volver réunit à nouveau le talent de Philippe Cohen et d’Oriane Joubert, ainsi que des deux musiciens avec lesquels la jeune pianiste compose le Latin Trio, Tomas Hernandez-Bages au violon et Mario Nader Castaneda au violoncelle. Pour compléter l’orchestre, ils s’entourent de la bandonéoniste Gaëlle Poirier et du guitariste Narcisso Saùl, qui signe également les arrangements du spectacle. 

Piazzolla

Photo © Gilbert Badaf

Une histoire à plusieurs voix et plusieurs gestes

Le concert est raconté de bien des façons autour du noyau de musicien∙e∙s, dans des configurations de quintettes, trios ou solo selon les morceaux choisis.
Philippe Cohen mime un premier air de tango traditionnel. Comme il frétille, on aurait presque envie de voir en lui la silhouette du chef d’orchestre Juan D’Arienzo, qui guette les notes, marque le rythme, apostrophe les musicien∙ne∙s. Puis, le tango traditionnel laisse la parole aux influences classiques, de Bach à Ginastera en passant par Gershwin, pour mieux revenir, se transformer, et devenir du Piazzolla.

L’aspect scénique du concert passe par les gestes, des mimes et des jeux de marionnettes, et même par quelques moments qui avoisinent le stand-up dont Philippe Cohen a le secret, comme lorsqu’il sort de la narration au beau milieu du spectacle pour présenter les artistes avec l’accent italo-latino-new-yorkais.

Le texte accompagne la musique et les mouvements tout au long du spectacle, à travers ce grand cahier noir qui circule de mains en main sur scène. Chacun∙e des musicien∙ne∙s en lit une partie à sa façon, comédien, pédagogue ou même interprète lorsqu’il faut traduire la voix de Piazzolla que l’on entend grâce à des archives audio.

On comprend avec émotion que toutes et tous ont une histoire forte avec cette musique, et que c’est elle qui transcende leur intensité concentrée.

Volver, le tango de l’exil
Du 18 au 21 janvier 2023
Salle Centrale Madeleine
theatre-confiture.ch


A m'assoir sur un banc2

À m’asseoir sur une chaise et m’attabler avec vous

et regarder le spectacle tant qu’il est là. L’association Midi théâtre propose une aventure culturelle et gourmande au sein de dix théâtres romands: déguster un bon plat et assister à la représentation d’une pièce, conçue spécialement pour le midi. C’est au Reflet, à Vevey, que j’ai eu la chance d’apprécier À m’asseoir sur un banc, ainsi que le repas qui l’accompagnait. Retour sur une expérience inhabituelle et conviviale.

Texte de Jeanne Möschler

Bientôt midi quinze. Les gens s’attablent à leur gré dans la salle, sourient, se saluent et le cliquetis des couverts se mêlent aux voix et bruits de conversation. On parle du temps qu’il fait dehors, de ce qu’on fait dans la vie, de si on est déjà venu ici. Les courgettes fondantes, la feta goutue et le riz vénéré – croquant juste comme il faut, viennent accompagner tendrement les paroles prononcées la bouche pleine. Après une brève annonce de la part de Brigitte Romanens-Deville, directrice du théâtre Le Reflet, le public est invité à tourner les chaises en direction de la scène et à profiter du spectacle. Aujourd’hui, c’est une pièce écrite par Yann Guerchanik et mise en scène par Primo d’abord qui sera jouée. Deux inconnus sur un banc, qui parlent de la pluie et du beau temps. Un sujet de conversation qui paraît au début très banal, mais qui montre, qu’au moins, il y a quelqu’un avec qui partager la pluie… car si l’autre n’est plus là, la pluie, on peut se la garder pour soi. Ils parlent des passants, puis d’eux, de leur métier, du comédien qui, une fois qu’il est descendu des planches, n’est plus rien, de sa fille et de sa mère, et de la mer. Les phrases sont bien tournées et la saveur de la langue se mêle à celle du repas que l’on a mangé juste avant. C’est à la fois très simple et très beau, cette conversation sur un banc entre deux inconnus qui deviennent étrangement familiers.

Photo: Carlo De Rosa

Les applaudissements sont chaleureux, les parois de bois contre les fenêtres sont ôtées, la lumière blanche d’un mercredi de décembre teinte à nouveau la salle. Une belle parenthèse entre le matin et l’après-midi. Le temps d’une heure, les comédiens ont réussi à nous emmener avec eux sur le banc du parc, et plus loin encore, dans leur rêverie, leurs pensées et leur dialogue échangé. Le public est content, cela se voit aux mines réjouies et aux bribes qui me parviennent du coin de l’oreille – ‘on en est tout ragaillardi’, ‘c’était si beau à voir’, ‘ils nous ont vraiment emmené ailleurs’. Les deux comédiens Yves Jenny et Vincent Rime viennent saluer leur famille et ami∙e∙s dans le public et manger également un morceau. À la table d’à côté Brigitte Romanens me parle du Midi théâtre et de l’intérêt de cette expérience pour le public et pour les artistes. D’un côté, c’est une manière originale de vivre un moment chaleureux, de découvrir de nouvelles pièces, de passer un midi plus palpitant qu’un simple sandwich sur un banc. Les spectateur∙ice∙s sont d’ailleurs nombreux∙ses à se rendre dans les différents théâtres où sont jouées les pièces. Ce sont ici des personnes âgées, trop fatiguées pour aller au théâtre le soir, là des collègues de bureau, ou encore là-bas des connaissances des artistes. Pour les comédien∙ne∙s, c’est une belle occasion pour se produire dans des institutions connues de Suisse romande, appréhender une autre manière de jouer et savoir s’adapter aux contraintes (taille de la scène, durée, bruits des couverts, public) qui varient selon les lieux. La directrice du Reflet raconte en riant qu’une fois, la pièce s’était à la fin déroulée sous la table, avec des cuillères de dessert que les artistes glissaient dans la bouche des spectateur∙ice∙s. Une grande liberté est donc laissée à la mise en scène: l’ordre entre la pièce et les plats, la disposition des tables, et la manière dont le public et les artistes peuvent interagir ou pas peuvent varier selon les spectacles. Ce concept de Midi théâtre a aussi permis à quelques compagnies de présenter le soir une pièce écrite pour le midi. C’est donc un moyen de se faire connaître et de développer des projets artistiques.  Brigitte conclut en disant que les retours sont globalement toujours très positifs, car ce moment inhabituel rassemble des gens contents d’être là et qui sentent qu’ils vivent un moment hors du temps.

Un conseil, donc: si vous mangez votre repas de midi sur un banc, parlez avec la personne qui s’assied à côté de vous, même si c’est juste du mauvais temps. Et s’il n’y a pas de banc, venez-vous asseoir sur une chaise de l’un des théâtres romands et profiter d’une heure culturelle, gourmande et conviviale!

 

Prochaine pièce:

Le Club du Homard
Cie Pied de Biche (associé au Théâtre de l’Ecrou)

Toutes les dates de Midi théâtre sur:

miditheatre.ch/programme/banc.html

Foucault en Californie

Psyché foucaldienne à Vidy

Au Théâtre de Vidy à Lausanne, se joue en ce moment Foucault en Californie inspirée du livre éponyme de Simeon Wade. L’œuvre raconte une expérience improbable qu’aurait vécue Foucault en 1975: un trip au LSD dans la Vallée de la mort avec de jeunes américains. Cette comédie philosophique de Lionel Baier promet de faire voyager dans le temps, l’espace et les idéologies des années 70. Attachez vos ceintures, on embarque pour la Vallée de la mort.

Un texte de Catherine Rohrbach

Le premier acte s’ouvre avec le metteur en scène Lionel Baier racontant la genèse de la pièce. Simeon Wade, un universitaire admirateur du philosophe français Michel Foucault, et son compagnon, Michael Stoneman, profitent du voyage de ce dernier en Californie pour l’emmener dans la Vallée de la mort afin de prendre du LSD. Le but de “l’expérience”? En plus de rencontrer l’idole, voir ce qui peut jaillir de la tête du penseur. Très vite, Wade (Valerio Scamuffa) arrive sur scène, interrompt Baier pour reprendre la narration de l’histoire, qui est la sienne finalement. Quelques pas de claquettes plus tard, on est transporté∙e à Berkeley en 1975 et emmené∙e dans un road trip mélangeant discussions intellectuelles, substances hallucinogènes et plaisirs candides.

La scénographie est simple. Un drapeau de la Californie qui place l’action. Une rampe en bois qui devient tour à tour un arrière-plan de salle de conférence, un stop sur une longue autoroute, les dunes blanches de la Vallée de la mort ou encore un refuge en haut d’un arbre abritant sensualité. Et une Volvo verte qui emmènera les personnages à destination, que celle-ci soit physique ou métaphysique. Des sons de clochettes annoncent les changement d’acte – peut-être une référence à une certaine fée qui faisait halluciner les artistes et philosophe de la fin de siècle, à l’instar de l’acide des seventies.

Les discussions entre les personnages permettent de rendre compte de l’idéologie foucaldienne de manière simple et intrigante. On se demande qui peut bien être cet intellectuel qui parle d’Œdipe, de pouvoir et connaissance, et surtout pourquoi tant d’admiration? Il semble être un soleil pour Simeon, Michael et même David (Laura Den Hondt), protagoniste apparaissant dans les derniers actes qui pourrait être l’incarnation du désir. Michel Foucault, interprété par la comédienne Dominique Reymond, a des airs de rockstar avec ses lunettes de soleil à l’arrière de la Volvo.

Foucault en Californie

Photos: Nora Rupp

Le point culminant de la pièce est bien entendu le moment où Foucault accepte de prendre l’acide. Soigneusement préparées par Michael (Leon David Salazar), les doses sont distribuées, l’expérience peut commencer. Une fois le carton pris, le mur est brisé, Michel, Simeon et Michael remarquent ces visages qui les observent. Nous sommes “les morts qui [venons] réclamer [notre] dû”. Le psychédélisme monte et entraine le public dans un voyage au-delà des portes de la perception. La musique se fait de plus en plus forte jusqu’à étouffer nos oreilles et dans la salle, l’odeur du hash (pas celui de Chomsky, malheureusement) est bien présente. En pleine ascension, au détour d’une conversation sur Magritte, la voiture commence à vomir une substance argentée alors que la radio crache des extraits d’actualités contemporaines: Trump, le covid, le sida, les désastres qui arriveront après 1975. La société actuelle serait-elle surréaliste? La pièce se situe en effet dans le passé mais c’est des réflexions sur le présent qui semble jaillir de ce voyage.

Foucault en Californie est une utopie des seventies, une nostalgie d’une époque libre où la pensée était l’action. L’admiration de Simeon Wade pour Michel Foucault se ressent au point où le philosophe devient un attendrissant personnage un peu décalé, “un homme ordinaire” bien loin de l’image qu’on s’en fait à l’université.

Foucault en Californie
Jusqu’au 17 décembre 2022
Théâtre Vidy-Lausanne
vidy.ch

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Much Ado About a Marvellous Play

La jeune compagnie anglophone Hoops of Iron nous régale avec son spectacle Much Ado About Nothing. Les inconditionnel∙le∙s de Shakespeare seront ravi∙e∙s de redécouvrir cette comédie à travers une troupe passionnée.

Texte et propos recueillis par Frida

Les premières représentations se sont déroulées dans un théâtre atypique, le théâtre des 50 à Saint-Jean-de-Gonville. Il est situé à l’abri des regards, dans la campagne française. Le bâtiment n’est autre qu’une grande maison où l’on se sent tout de suite chez soi. Sa structure en bois, son hall d’entrée accueillant et les étagères regorgeant de livres rendent cet espace extrêmement chaleureux. Les membres de l’association gérant ce théâtre le sont tout autant. La capacité d’accueil qui peut paraître restreinte de prime abord s’avère en réalité parfaite pour ce lieu, elle ajoute à la convivialité. Dans le public, tous les âges se côtoient. Cette ambiance familiale fait vraiment de ce théâtre un endroit unique.

Much Ado About Nothing est une pièce écrite peu avant 1600. Elle se centre sur deux couples: celui d’Hero et Claudio, et celui de Beatrice et Benedick. Alors que les deux hommes séjournent chez le père d’Hero, deux intrigues amoureuses débutent. Un mariage entre Claudio et Hero est rapidement conclu jusqu’à ce que des accusations sur la fidélité de la jeune fille viennent le compromettre. La relation entre Beatrice et Benedick paraît dès le début plus problématique. Les deux personnages sont fiers et refusent avec véhémence toute union. Pour se jouer d’eux, leurs proches décident de recourir à des stratagèmes afin qu’ils s’avouent leur amour.

La metteuse en scène Sofie Qwarnström reste fidèle à la spatialité de la comédie en la plaçant dans la ville de Messina, en Italie. Mais elle ajoute sa touche personnelle en modifiant la temporalité et en inscrivant sa création dans l’univers de la Mafia des années 1950. Ainsi, le public sourit en voyant s’avancer sur scène, non pas les trois soldats que sont censés être Claudio, Benedick et leur ami Don Pedro, mais trois hommes dont l’apparence et le comportement laissent peu de doute sur leur fonction. Ce décalage temporel renforce l’humour de la pièce. Il permet également de garder l’importance de l’honneur, très présent dans l’œuvre originale, puisqu’il semble naturel que des hommes issus du milieu de la mafia italienne aient recours à ce sentiment pour justifier leur conduite.

Malgré les apparences, le couple principal n’est pas celui formé par l’innocente Hero et l’impulsif et manipulable Claudio mais bien celui que forment Beatrice et Benedick. Ces derniers aiment se quereller et se plaisent à pointer les défauts de l’autre sexe. Chacun∙e affirme d’ailleurs son  aversion pour le mariage à tout son entourage et ne doute pas un instant du bien-fondé et de l’intelligence de son opinion. Lorsqu’ils réalisent leurs sentiments l’un pour l’autre, Beatrice et Benedick se retrouvent embarrassé∙e∙s et ne souhaitent surtout pas reconnaître la tendresse qu’ils se portent. Aller à l’encontre de leurs déclarations antérieures, à l’encontre de leurs convictions qui leur paraissaient tellement fortes? Cela leur semble inimaginable. Devenir des sujets de plaisanteries est une perspective ne sied guère à leur caractère quelque peu vaniteux.

Much ado

Alannah Burns (Beatrice) et Will Fihn Ramsay (Benedick) excellent à reproduire la vivacité d’esprit et l’orgueil des deux personnages. Il et elle parviennent à souligner leur conflit intérieur, entre leurs anciennes idées et leurs nouveaux désirs. Le public perçoit immédiatement la similarité de leur personnalité. Leur jeu  permet aux spectateur∙ice∙s de saisir pleinement la complexité des personnages ainsi que leur dimension comique. La comédienne s’adonne au sarcasme avec une telle facilité que nous ne pouvons rester de marbre face à son interprétation. Quant à la prestation de Will Fihn Ramsay, elle se révèle tout simplement remarquable. Il captive son audience et se montre aussi doué pour les scènes sérieuses et dramatiques que celles plus mondaines et enjouées. Lorsqu’il prend position contre Don Pedro et Claudio, en critiquant leur réaction face à la prétendue trahison d’Hero, il hausse la voix à peine un instant et le public tout entier se fige. Sa présence scénique et sa maîtrise parfaite de toute la palette des émotions font de lui un comédien épatant.

Rick Vincent (Dogberry) joue à merveille son rôle de policier bouffon et alcoolique. Ses grimaces et sa gestuelle provoquent l’hilarité générale.

Le titre de la pièce contient un jeu sur le mot “nothing” (rien) qui peut aussi s’entendre “noting” (commérages, rumeurs). Les péripéties sont créées uniquement par des rumeurs. Sans elles, il n’y aurait pas eu d’histoire. En effet, le mariage d’Hero et Claudio est mis en péril par les insinuations du frère de Don Pedro sur la future mariée. Ce frère illégitime, à la méchanceté complètement décomplexée, agit pour que chaque personne qu’il croise ressente un malheur aussi grand que le sien. Cependant, les personnages malveillants ne sont pas les seuls à manigancer pour s’amuser. Les ami∙e∙s de Beatrice et Benedick les dupent également, même si cela vise un objectif louable. Mais ces mensonges et ces conflits se résolvent par le triomphe de l’amour.

Toute personne ayant envie de se frotter à la langue de Shakespeare et de se laisser porter par la mise en scène de Sofie Qwarnström ressortira enchantée de cette représentation.

Much Ado About Nothing
Du 16 au 18 décembre 2022
Orangerie du Château de Voltaire, Ferney-Voltaire

Vers le site

 

Sabine Pakora

Trois points de suspension sur une page blanche

La veille de la première représentation de son spectacle La Freak, journal d’une femme vaudou au festival Les Créatives, Sabine Pakora participe à la table ronde sur les libertés d’expressions. En tant que femme comédienne franco-ivoirienne soumise aux clichés et préjugés, elle a dû constamment se réinventer dans sa carrière. Elle a notamment vite compris que “le monde des arts n’est pas du tout un univers de création détaché des rapports sociaux, [mais que l’]on y reproduit les rapports de domination”. Sur cinquante projets, l’artiste en a reçu seulement deux sans exotisation: prostituées, femmes de ménages, femme vaudou, voici à quels rôles on la rattachait continuellement. C’est ce qui la pousse en partie à monter son propre spectacle, synthèse de toutes les expériences vécues ces 10 dernières années.

Texte de Jeanne Moeschler

Sur scène, deux sculptures, belles, imposantes, qui reprennent leur place et éblouissent le public. Des habits colorés sur des cintres, un miroir de loge artistique, une chaise et des micros. Sabine Pakora se meut dans l’espace et les rôles, racontant parfois des histoires qui lui sont arrivées, imitant parfois des personnes dont les commentaires éminemment racistes l’ont marquée. On voyage ainsi entre la Côte d’Ivoire, la France et la Suisse et les stéréotypes qui ont accompagné Sabine, de son enfance à l’âge adulte.

La force de cette pièce réside dans la sincérité des propos et la richesse des images utilisées. Par ses mots, la comédienne nous transporte d’une pièce “chatoyante” où la télévision “crépite comme un bon feu” à une église où c’est dans un costume de Mickey bien trop serré (il est du 42, elle en fait du 52) qu’elle doit apporter un gâteau à l’enfant roi du jour, sous les yeux effarés des invité·e·s.

À la télévision, Sabine n’a jamais vu de personne qui lui ressemble. On vit dans un monde où les fées sont blondes et minces, et pas noires et grosses. Elle grandit sans modèle dans un monde avec un filtre blanc. Être noir, c’est comme être “trois points de suspension sur une page blanche”, trois petits points dérisoires dans un “un océan de blancheur immaculée”, alors que toutes les couleurs devraient pouvoir y nager.

La comédienne change également de peau en se mettant dans celles d’hommes ou femmes blanches, du réalisateur au professeur d’université. Ces personnes-là, considérées comme la norme, sont rarement stéréotypées. C’est une vraie reprise de pouvoir de le faire, car leurs propos racistes, souvent banalisés, sont mis en lumière frontalement. Ça surprend, ça étonne et on se dit: mais non, ils·elles ont quand même pas dit ça? Et pourtant si. On ne sait si on doit rire ou être stupéfaite en entendant ces histoires, à la fois très drôles mais révélatrices d’un racisme profondément ancré dans la société. Au final, on fait les deux, un rire dépité nous échappe – comment un tel rapport de domination est-il encore possible aujourd’hui?

À la fin, les applaudissements sont bruyants et la comédienne annonce, émue, que c’est la première représentation de son spectacle hors de Paris. En souhaitant que celui-ci transmette son message drôle, émouvant et politique au plus grand nombre de personnes, nous quittons la salle, accompagnées par le goût de colorier une bonne fois pour toute cette vilaine page blanche.

Geds

Steel Magnolias – Entre raison et désir

Depuis 80 ans, la Geneva English Drama Society divertit les anglophones et anglophiles du bassin genevois. En ce moment au Théâtre de Terre-Sainte de Coppet, elle propose une semaine de représentations de la pièce Steel Magnolias, portée par de talentueuses comédiennes.

Texte de Frida

Robert Harling, l’auteur de la pièce, l’a écrite peu après le décès de sa sœur Susan avec la volonté de raconter l’histoire de cette dernière et d’en chérir le souvenir. Celle-ci souffrait de diabète et les médecins lui déconseillaient d’avoir un enfant en raison des complications que cela pourrait engendrer. Elle a pourtant tenu à réaliser ce rêve. Malheureusement, la grossesse a fatigué son organisme, lui provoquant de graves problèmes rénaux.

Robert Harling ne s’attendait pas à entendre des rires fuser lors des premières représentations de sa pièce et c’est pourtant ce qui arriva, et ce qui n’a jamais cessé au fil des années. Ce récit tragique ne transforme en effet pas la pièce en un spectacle larmoyant. L’auteur ne se focalise pas uniquement sur la maladie de sa sœur mais aussi sur sa vie et celle des femmes qui l’entourent. La personnalité des protagonistes et la saveur des dialogues sont un véritable hommage à la vie, avec ses joies et ses peines.

Le public assiste aux échanges entre six femmes qui se retrouvent régulièrement dans le salon de beauté d’un village de Louisiane. Les discussions mises en scène ont lieu à différents moments de leur existence et s’étalent sur plusieurs années. On entre dans l’intimité de ces personnages, voit leur évolution et le renforcement de leur amitié. Six femmes, un salon de beauté, le contexte pourrait paraître superficiel. Les spectateur∙ice∙s se rendront rapidement compte qu’il n’en est rien. Sous l’humour et la légèreté, des sujets sérieux et profonds sont abordés. Les personnages partagent leurs réflexions sur leur mariage et sur leurs insatisfactions.

Chacune possède une personnalité propre et dévoile son unicité tout au long de la pièce. Robert Harling brosse un beau portrait de sa sœur au travers du personnage de Shelby. Elle se montre déterminée, forte et joyeuse et n’a aucune envie que sa condition définisse sa vie. Sa mère, M’Lynn, s’inquiète continuellement de son état et n’approuve pas toujours les décisions de sa fille, mais elle agit toujours avec amour. Sous couvert d’une relation parfois chaotique et conflictuelle, les deux femmes s’aiment tendrement.

Geds

Photos: Geds

Une attention spéciale semble portée aux tenues des protagonistes en parfait accord avec leur personnalité. Shelby nous fait notamment sourire avec sa passion pour la couleur rose qu’elle porte constamment. Truvy, la pétillante propriétaire du salon de beauté qui raffole de potins, s’habille de jupes courtes et de talons. M’Lynn porte toujours la même coupe de cheveux, simple et pratique. Sa fille pense qu’elle se rapproche davantage d’un ballon de football que d’une réelle coiffure.

La pièce se révèle drôle et touchante. L’actrice Olga Derenkova est excellente quand elle campe Ouiser, une vieille fille au caractère revêche et à l’humour décapant. Le public rit autant de son ironie que de sa personne. Comme elle le dit si bien: “I’m not crazy, I’ve just been in a very bad mood for forty years.” (“Je ne suis pas folle, mais juste de mauvaise humeur depuis quarante ans“.

Gillian Barmes, dans le rôle de M’Lynn, bouleverse quant à elle les spectateur∙ice∙s. Les mots poignants qu’elle prononce regorgent de colère et d’incompréhension face au sort de son enfant. Elle n’aurait pas fait les mêmes choix que sa fille et ne comprend pas toutes les décisions que cette dernière a prises. Mais elle l’a soutenue et a accepté ses choix. C’est une pièce profondément humaine qu’a mise en scène Neil-Jon Morphy.

Steel Magnolias
Du 8 au 12 novembre
Théâtre de Terre Sainte, Coppet
www.geds.ch

Odyssée

Ulysse, le grand héros?

l’odyssée (en minuscule) revisitée

Le 25 octobre se déroule au Théâtre 2.21 la première de Odyssée, dernier chant. Nous découvrons la mise en scène de Cédric Dorier et les artistes Denis Lavalou, Clémence Mermet et Raphaël Vachoux sur la tragédie de Jean-Pierre Siméon, qui s’en réapproprie les codes avec poésie et humour.

Texte et propos recueillis par Jeanne Moeschler

Le spectacle commence de manière incisive (quelques âmes sensibles dans le public sursautent) et nous voilà plongé∙e∙s dans les Enfers, un lieu qui s’ancre particulièrement bien au sein de la scène du 2.21, plutôt basse et petite. L’Odyssée commence… une odyssée? Les navires, les batailles sanglantes et les amourettes d’Ulysse à tout va ne sont plus qu’un souvenir: c’est un jeune homme affaibli qui se tortille comme un ver au bout d’une corde que nous voyons sur scène. Larmoyant, déchiré entre la vie et la mort – car l’intrépide a bu de l’eau mortelle de l’Achéron – Ulysse n’attend que de questionner Tirésias sur son avenir politique et amoureux. Il devra prendre sa curiosité en patience… c’est Euméos, douanier des âmes, et une jeune femme – une Ombre étrange et envoûtante – qui s’occupent, pour l’instant, du Héros tourmenté. Alors que le premier part à la recherche du devin, un jeu de séduction et de désillusion commence entre Ulysse, encore vivant, torse nu, dévoilant ses attraits tel le héros que l’on imagine et la femme, quelque part entre la mort et la vie, la tendresse et la moquerie. Mais qu’est-ce qui séduit le jeune homme? Le prestige et les victoires dont il se languit à grands cris, regardé de haut par l’Ombre qui se trouve au-dessus de lui (autant physiquement que par ses dires). Détachée de l’existence des vivants, elle rit de l’orgueil et de l’égocentrisme de notre héros qui feint de se remettre en question au moment où il goûte la saveur de la mort sur sa langue.
Se déroulant sur plusieurs niveaux visuels, Ulysse semble parfois se rapprocher du monde des vivants avant de glisser douloureusement en-dessous, au bas des Enfers, à l’inverse de l’Ombre qui se déplace dans l’espace avec la légèreté et la malice d’un souffle d’air. C’est également avec un sourire narquois que le public assiste à l’effroi d’Ulysse lorsqu’il entend les prédictions du devin, qui nous fait glousser par sa tenue cocasse et ses mimiques comiques. L’eau mortelle du fleuve renverse les ordres et Ulysse plonge chez les morts (dans un décor aux airs de bassin de piscine): aux eaux victorieuses que le Héros traversait et aux libations dont il s’abreuvait, s’oppose le “murmure des fontaines”, subtile et doux que les Grands ne prennent même plus la peine d’écouter. C’est ce chuchotement simple qui devrait accompagner l’existence à laquelle Ulysse tient tellement qu’il est prêt à en regoûter la saveur terrible de la vie que va lui imposer Hadès pour le reste de ses jours.
odyssée dernier chant

À la fin de la pièce, le public conquis applaudit chaleureusement les comédiens, la comédienne et le metteur en scène jusqu’à en avoir les mains rouges et endolories. Dans le foyer, nous félicitons Cédric Dorier pour son travail de mise en scène et celui-ci nous confie “avoir été très content d’apprendre que la pièce pourrait se dérouler au 2.21, car l’idée était vraiment de créer des Enfers, avec de la profondeur dans un espace petit”. Au niveau des costumes, il a été décidé (après différents essayages de marcels) de présenter Ulysse “torse nu, comme les héros et les statues grecques” et les deux autres personnages “dans des couleurs cuivrées des Ombres des Enfers, où le jeu de Lumières – reflets brillants et vivants – laisse planer le doute”. Ulysse, encore vivant, semble en effet plus vulnérable que les Ombres intangibles.

Le metteur en scène a déjà joué ou travaillé avec les trois comédien∙nes, une alchimie artistique qui se ressent dans cette œuvre poétique. Cette odyssée en minuscule nous invite à remettre en question l’égocentrisme contemporain de l’homme et sa recherche de la grandeur qui ne trouve que la haine au bout. L’insatisfaction perpétuelle de la réalité résonne comme des vagues assourdissantes au lieu de couler avec le murmure des fontaines. Un voyage, introspectif mais de dimension atemporelle et universelle, à entreprendre le temps d’une soirée au Théâtre 2.21.

Odyssée, dernier chant
Cie Les Célébrants
Du 25 octobre au 13 novembre 2022
Théâtre 2.21, Lausanne
theatre221.ch