Concours d'écriture 2025
« Beaucoup de bruit pour rien »
Lors de cette 5e édition du Concours d’écriture, nous avons reçu 51 participations de personnes âgées de 18 à 72 ans, résidant en Suisse (Berne, Fribourg, Vaud, Genève et Valais), en France, en Belgique et au Bénin. Le jury a délibéré plusieurs heures, mettant en commun tous les aspects relevés lors de la lecture. Il a témoigné avoir eu beaucoup d’intérêt à découvrir les univers de cette édition 2025!
Plusieurs auteur·ice·s ont choisi de faire la part belle au son : au bruit bien sûr, mais aussi au silence. À la musique en dernier recours. Aux voix mentales, parfois complices, farfelues, parfois si dures envers soi-même. Aux sifflements importuns, comme le fait avec humour Larsen (Allison William, 3e lauréate). Aux souvenirs sonores manquants, comme le déroule À la maison (Marlo Karlen, 2e lauréat), poétique et lancinant.
Nombre de vos nouvelles ont raconté les histoires de celles et ceux qui construisent, s’agitent, s’indignent, s’imaginent, s’inquiètent… pour rien, finalement. Le rien pouvait alors se révéler dramatique, ridicule ou encore très drôle. La nouvelle Beaucoup de bruit pour rien (Fabienne Dubosson, 1ère lauréate), se demande ce que l’on fait quand ce rien est une vie sauve.
D’autres ont amené le bruit au bord du précipice. Que disent nos révoltes de nous, de nos relations? Les petites révoltes hurlées à la face du monde? Les inévitables révoltes silencieuses? Sont-elles… beaucoup de bruit pour rien ? Faut-il s’y accrocher ?
Parmi les textes, le jury a décidé d’élire une mention « coup de cœur » et une mention « coup de poing ». La sensibilité de Hors limite (Aude Leresche, « coup de cœur ») a touché et fait réagir le jury; quant à la catégorie « coup de poing », elle nous est apparue comme une évidence pour Quinze minutes (Honorine Ikirezi Remyi), dont l’intensité prend aux tripes.
Nous espérons que vous aurez autant de plaisir que nous à découvrir ces textes! Bonne lecture et bel été!
Textes lauréats 2025
Thème : « Beaucoup de bruit pour rien »
1er prix
Le gravier crisse sous les pneus. Le moteur s’arrête. La ceinture de sécurité glisse sur la veste d’Alexandre. Et le silence, fragile, quelques secondes, une minute peut-être.
« Viens. Je vais nous faire un café. »
Alexandre ouvre la portière, sort, ferme la portière. Il suit l’allée, monte les marches jusqu’à la terrasse et entre dans la maison. Les lumières s’allument pièce après pièce. Le silence, cette fois, est un peu plus long, un peu plus solide. Elle se décide à bouger, à sortir du véhicule, à rejoindre Alexandre qui se tient dans la cuisine, raide, devant la machine à café et les deux tasses qu’il a sorties du placard. Elle note les yeux humides, les joues humides, la main droite enfoncée dans la poche du jean à la recherche d’un mouchoir.
« Café ? »
Elle le frôle pour aller vers l’autre placard et sortir deux verres à pied qu’elle pose sur la table. Deux *cling* clairs sur le bois sombre. Elle va dans le garde-manger prendre une bouteille de Bourgogne et laisser à Alexandre le temps de se moucher et de s’essuyer le visage. Elle sort le tire-bouchon d’un tiroir, débouche la bouteille. Le crissement et le *pop* satisfaisant du bouchon de liège.
« Pas de café, donc. »
Elle note le sourire dans la voix d’Alexandre. Ils s’assoient côte à côte. Jamais face à face. Elle aime sentir la chaleur de son corps à lui, le poids de son épaule contre son épaule à lui, l’odeur de cet autre corps, mélange de savon, sueur, lessive. L’incroyable familiarité de son odeur à lui, quand elle a oublié le parfum de sa propre peau.
Ils trinquent sans faire se toucher leurs verres. Alexandre prend une gorgée. Elle boit lentement mais sans s’arrêter, repose son verre vide et se ressert immédiatement.
« Tu veux manger quelque chose ? »
Elle lève à nouveau le verre, le boit comme le premier, sans précipitation et sans pause.
« Hey ! »
Alexandre se tourne vers elle. Elle a les paupières closes, les lèvres serrées, une main autour du verre, l’autre posée à plat sur la table.
« Parle-moi. »
Il attend.
« S’il te plaît. »
Elle tend la main vers la bouteille. Il pose doucement ses doigts sur son avant-bras à elle pour interrompre son geste. Elle retire son bras.
« Si je parle, je crie. »
Sa voix est un chuchotement guttural.
— Alors, crie.
— Je ne veux pas crier.
— Tu veux casser un truc ?
Elle laisse des secondes de silence, une pause épaisse. Alexandre termine de boire et remplit leurs deux verres. Elle saisit à nouveau le sien, le porte à son nez, inspire la framboise, l’humus, une touche de vanille, le chêne vert.
« Qu’est-ce que je vais faire, Alex ? Où je vais aller, qu’est-ce qu’on peut… »
Elle s’interrompt. Alexandre attend, dans la douceur et la peine, il aimerait lui donner mille réponses, mille possibilités. Il comprend, croit comprendre, ne sait rien. Elle reprend :
— Ils m’avaient dit 4 à 6 mois.
— Oui.
— Ils m’avaient dit « madame, 4 à 6 mois, tout au plus ».
Elle a haussé la voix. Alexandre reste silencieux.
— Tu te souviens ?
— Oui, c’est ce qu’ils avaient prédit.
— Le pronostic…
— Oui, le pronostic.
— Le jeune infirmier et ses larmes aux yeux, la chirurgienne avec son visage fermé.
— Oui, je me souviens. Elle était … froide.On dit « professionnelle », Alex.
Elle ironise et prend une gorgée de vin. Elle avale plus lentement maintenant et repose le verre.
— Tu te souviens, c’est juste après, qu’on a filé à…
Une hésitation.
— Beaune
— À Beaune, oui.
Elle se lève. Alexandre la suit des yeux, la regarde debout devant l’évier, elle se lave les mains, se les sèche et se tourne vers lui. Visage de douleur. Visage masque, dont il connait la surface et l’épaisseur, un masque qu’elle porte depuis des mois, un masque effrité, recollé, sali d’ombres. Il entend la peur, les sirènes des ambulances, les instructions brèves lancées par les urgentistes, le clinquement des roues des brancards le long des couloirs, le grincement des portes des ascenseurs, le cliquetis des néons, les chuchotements doux des infirmières de nuit, les bips des moniteurs, les musiques d’attente au téléphone, les soupirs d’impatience fatiguée en salle d’attente, ces mélodies cacophoniques, répétées encore et encore et encore. Cette symphonie épouvantable.
Et aujourd’hui, l’annonce, comme un dernier mouvement de l’œuvre : « Madame, nous avons les résultats de vos dernières analyses… »
Elle ne veut pas crier. Alexandre crie au-dedans de lui depuis dix mois, il voudrait crier, mais il ne s’en accorde pas le droit. Car qui est-il, lui ? Qui est-il d’autre que celui assis à côté du lit, assis dans la salle d’attente, assis dans la voiture, assis dans leur cuisine, assis le regard fixé sur le téléphone silencieux ? Qui est-il d’autre que celui qu’on regarde, la tête un peu penchée de côté, gêné, embêté, celui à qui on demande des nouvelles, celui à qui on dit « alors, comment va-t-elle ? Les mots me manquent. C’est terrible » ?
Elle ne veut pas crier. Alexandre la voit bien, désemparée devant l’immensité de l’annonce. Il aimerait l’entendre hurler.
— C’est à Beaune qu’il y avait cette baignoire ridicule ?
— En forme de cœur.
— En forme de cœur ridicule.
— Oui…
Alexandre cherche ses yeux à elle derrière le masque qu’elle n’ôte pas et qui l’empêche de crier. Elle gémit, baisse un peu le menton, secoue la tête, comme pour dire non. En trois grands pas, Alexandre est près d’elle, il la saisit alors qu’elle s’affaisse, toute la masse de cette journée soudain sur elle. Ils glissent ensemble au sol, s’assoient entrelacés sur le carrelage, silencieusement, étreints maladroitement. Une minute, puis deux, peut-être trois et leurs souffles s’apaisent. Synchronie d’inspirations et d’expirations. Elle se détache de lui avec douceur et pose les mains sur ses épaules, regards joints à nouveau. « Qu’est-ce qu’on va faire ? », dit-elle. Il fronce les sourcils, hoche la tête, hésite. Elle se lève en s’appuyant sur lui et lui tend la main, qu’il saisit pour se relever à son tour.
— Mais oui, qu’est-ce qu’on va faire maintenant ?
— On peut… on peut faire n’importe quoi… tout ce que tu veux, en fait.
Elle lance un gros soupir, entre l’agacement et le soulagement. « Alex… J’étais supposée… ». Il la regarde hésiter, crocher sur ce mot qu’ils ont mis des mois, ensemble, à apprivoiser, monstruosité, bête hideuse et gluante. « J’étais supposée mourir, Alex. » Elle retourne vers la table, vers leurs verres encore pleins. Ils se rassoient, dans un silence plus léger maintenant. Elle lève son verre, une invitation à trinquer de nouveau, pour de vrai, sans précipitation. Alexandre l’imite.
— J’étais supposée mourir, on avait tout préparé, averti tout le monde…
— C’est complètement ridicule.
— Qu’est-ce qui est ridicule ?
— Ben, c’est ridicule, on a l’air de quoi ? Je vais appeler ma maman et lui dire « hey, tu sais pas quoi ? Finalement je ne meurs pas » ?
— Tu vas l’appeler et partager avec elle cette nouvelle et elle sera juste… Juste tellement contente.
Elle se lève, impatiente maintenant. Elle voudrait agir, que tout bouge, que tout aille plus vite.
— Il faut annuler le… tu sais quoi.
— Je peux m’occuper de ça. Je les appellerai demain.
— Promets-moi un truc…
— Dis-moi ?
— On ne retournera pas à Beaune, ok ?
Alexandre sourit enfin. Il se rend compte qu’il retenait sa joie, comme une apnée. Il la regarde sourire à son tour.
— Ok, plus de lit en forme de cœur.
Sa voix est claire, plus assurée. Elle finit son verre. Elle se sent épuisée, mais ils ne dormiront pas. Elle se dirige vers la porte d’entrée, décroche leurs deux vestes de la patère en disant juste « Viens ». Alexandre hésite avant de la suivre, dans l’obscurité. Car qui est-il, lui ? Qui est-il d’autre que celui qui la suit, qui l’accompagne, qui lui prend la main sur le chemin qui mène à la rivière, celui qui écoute leurs pas sur les gravillons, le hululement si doux d’une chouette toute proche, le clapotis de l’eau sur les cailloux, le bruissement des feuilles des châtaigniers, le croassement rauque d’une grenouille solitaire ?
Fabienne Dubosson
52 ans,
traductrice dans une organisation internationale,
Chêne-Bourg (GE)
Interview de Fabienne Dubosson ↓
2ème prix
Le train s’arrête deux minutes sur le quai. Le panneau bleu avec la ville de mon enfance. Nyon, avec l’autocollant de mon club dans le O.
Mon frère vient avec la camionnette qu’il a louée exprès. Ce sera plus pratique pour bouger le bordel des darons. Il passe me prendre à la gare vers 14 heures, puis 15 à cause d’un problème sur l’autoroute.
Je suis parti plus tôt pour prendre le temps de me promener avant le déménagement. Réanimer des souvenirs que je pensais disparus. Des passages, des raccourcis qui se sont frayés dans mon sommeil ces dernières nuits.
J’ai lu dans le train, toutes les images disparaîtront.
Les miennes, celles qui restent. Je les vois qui se rembobinent au-dessus du regard. Une bande incertaine,
du daron qui crie sans bruit sur le bord du terrain, et le sifflet muet de l’arbitre.
de la daronne qui cloute la porte de la cabane. Le marteau sur le bois ne résonne pas, comme deux éponges déposées l’une sur l’autre,
de la sonnerie du fixe qui remue toute la maison, l’écran clignote, mais la musique ne me revient pas.
J’ouvre un peu la bouche. Le soleil se pose sur ma lèvre. Le même qu’il y a dix années dans le parc au bord du lac. On se léchait la bouche pour sentir les rayons brûlant sur la salive. Je ne sais plus si on riait, ce qui passait sur l’énorme enceinte du groupe devant nous.
Je traverse le tunnel qui passe sous les voies. Ils ont changé le carrefour en giratoire. Les coins d’affichages n’ont pas bougé. Les candidats à la municipalité ont mon âge. Je ne sais pas s’ils rajeunissent, ou si je ne les avais jamais observés.
On a grimpé des milliers de fois sur le toit du centre commercial. Il fallait dire qu’on y avait laissé le ballon. La sécurité nous attendait en bas. Impossible de me rappeler du ton de leurs voix. On donnait une fausse adresse et on repartait en courant sur la route.
Ici, sur la double file, une voiture a percuté l’arrière de mon vélo. Ma mère a déformé son visage contre le conducteur qui regardait par terre. Un nuage avait libéré le ciel au moment où l’on m’a relevé.
Le magasin de bonbons vend aussi des clopes.
En tournant sur la droite, la ville devient village, la route longe le champ à côté du quartier. J’étais sûr d’y trouver un immeuble. On se planquait dans le maïs, la batteuse aplatissait la forêt, on courrait pour ne pas se faire broyer. On retrouvait mon père à la sortie, une main sur le cœur, une veine sur la tempe. Je n’entends pas ses cris, qui nous hurlent de sortir.
J’attendais devant le container qu’il me ramasse pour partir au foot. L’entrée sur l’autoroute qui nous forçait à remonter les fenêtres. Sinon on ne s’entend plus parler. Mon frère et mon père devant, moi derrière, je ne parle pas. Leurs lèvres bougent, mais je n’y ai pas accès. Je sais qu’on est bientôt au stade quand on dépasse l’immeuble rouge et bleu.
Je passe à travers le buisson. Je dois me baisser beaucoup, soulever quelques branches qui s’accrochent à mon col. Le champ s’ouvre et dévoile les maisons. Ma maison a le toit rond. Le toit rond tellement différent des toits triangles qu’il pouvait dire mon adresse. La fenêtre de ma chambre où j’ai dormi avant le soir, quand les plus vieux jouaient encore en dessous, où j’ai fumé plus tard mes premières cigarettes.
Ma mère et mon père s’engueulent dans la cuisine. Je ne sais plus ce qu’ils se disent. Je ne me rappelle que de mes cernes sèches que je frotte pour effacer les larmes. La peau et la gorge me font mal. Le disque de MC Solaar dans le lecteur radio ne joue plus. Je connais les paroles, mais la mélodie ne me revient pas.
J’écris à mon frère pour lui dire que je l’attends à la maison. À la maison. C’est peut-être la dernière chose qu’il nous reste à partager. Les tournures simples pour dire un lieu qui n’a pas besoin d’être expliqué. Il y a chez lui, il y a chez moi, il y a chez les darons, et parfois la maison, pour dire tout ça.
Mon grand frère est encore petit au fond de la cour d’école. Il est avec ses amis. Il me crie avec ses mains autour de la bouche, et s’en va. La maîtresse m’aide à mettre ma veste. J’attends sur les marches en pierre que ma maman arrive. Je suis le dernier à attendre, et je n’ai pas reçu les mots que mon frère a hurlés au milieu de tous les enfants.
J’ai perdu tous les bruits.
Mes oreilles sourdes aux souvenirs que les yeux rappellent. Je me concentre de toutes mes forces, mais la ville se tait.
Je n’entends plus rien.
du train de marchandises qui traversait le trottoir,
des cris du petit-terrain,
du ding-dong de la porte d’entrée pour partir jouer,
du chien de la voisine, à qui on a mis un abat-jour autour de la tête,
des cloches de la vieille école,
de la moto de mon papa qu’il a gardée qu’un été, des explosions de l’échappement pour aller chercher des glaces après le repas.
des cris qu’on laissait sans pudeur s’échapper dans les escaliers du quartier,
Mon enfance est une ville silencieuse.
Mon frère arrive, freine fort et braque dans la place des parents. Je ne crois pas qu’il ait déjà conduit dans cette rue. Il frappe dans ses mains pour me dire qu’on va s’y mettre, que ça va aller vite.
Il ne se retourne pas vers le champ, n’appuie pas sur la sonnette de l’entrée, ne vérifie pas que des enfants jouent à la place de jeu. Il a un truc dans la soirée, il ne faudrait pas traîner. On va commencer par les meubles lourds.
Je débarrasse. J’efface. Et je garde des images muettes, avant qu’elle disparaisse pour de bon.
Marlo Karlen
27 ans,
auteur et gérant d’un magasin de seconde main,
Genève
3ème prix
Shhhhhhhhhhhhhhhhhhhh
Je le savais. J’aurais mieux fait de rester chez moi, ce matin. Le mal de crâne alors que ça fait trois jours que j’ai pas bu une seule goutte d’alcool, la cafetière qui me lâche, et cette foutue notification de réunion de dernière minute.
Carl veut me parler un vendredi après-midi ? Et avec Mark en plus ? Juste avant de partir en week-end ? C’est pas mon jour ! Et avec le fiasco du projet Jenssen… Je le sens venir gros comme une montagne. Je vais me faire virer.
Whooooooooooo
De toute façon, c’était couru d’avance. Il fallait bien que quelqu’un paie pour ce merdier. Ça fait toujours bien : remettre un peu d’ordre, montrer qu’il y a des conséquences, que les erreurs ne restent pas impunies. Travailler toujours plus, toujours mieux. C’est ce qui fait tourner une entreprise, n’est-ce pas ?
Mais non, on n’allait pas licencier les jeunes. Faut pas rêver ! Surtout pas Marie, ni Emilia. Manquerait plus qu’un de ces gros porcs ait eu la bonne idée de faire un geste déplacé. Ça, avec leurs blagues salaces à tout va, on aurait un procès sur les bras. Et ne parlons même pas de Christopher. Maman et Papa dégaineraient leur armée d’avocats plus vite que leur ombre. Et puis, on en a besoin, de ce sang neuf. La jeunesse, c’est l’avenir !
Et Alice ? C’était son projet, après tout. Mais non ! Madame a déjà tout le monde dans sa poche. Trop bien connectée. La virer ? Ce serait du suicide.
Shhhhhhhhh
Eric ? Encore une vingtaine d’années de carrière devant lui. Ça ne pouvait que tomber sur moi. Le vieux à sept ans de la retraite. La bonne patte qui ne dit jamais non, qui n’ouvre jamais sa bouche. J’aurais mieux fait de réseauter, comme tout le monde, au lieu de ricaner. Voilà où ça mène de croire qu’on gagne plus à bosser qu’à faire la danse du ventre autour de la machine à café. C’est moi qui ai le plus à perdre et c’est moi qui vais couler ! Pour tout le monde…
SHHHhhhhhhhhhhhhhh
Vingt-six ans dans cette boîte de…
Et pour quoi ? Je leur ai tout donné. Tout ! Mon temps, trop de temps… TOUT mon temps. Ma patience, mes abdos, mes cheveux, mon mariage…
Pourquoi tu t’obstines à rester dans cette petite boîte familiale ? C’est vraiment le genre de vie que tu comptes offrir à ma fille ? Le métro, l’appart ? Et mes petits-enfants, ils iront à l’université avec quoi ? Une bourse ? T’as aucun avenir si tu restes là. Il faut avoir de l’ambition dans la vie ! Regarde-moi ! Je vais t’arranger ça. Je connais le PDG d’Optimum Pharmaceutics, un mec super sympa. On était à Harvard ensemble. Je vais lui envoyer ton CV. Il me doit une petite faveur. Fais pas de manières. C’est pas pour toi que je le fais, c’est pour ma fille. Elle mérite ce qu’il y a de mieux et je ne serai pas toujours là pour le lui offrir.
Shhhh
Allez, fais-moi confiance ! Dans cinq ans, t’es directeur. On dit ‘merci’ qui ?
Je n’aurais jamais dû l’écouter ! Tout ça pour lui montrer que j’étais digne d’Amy. Pour qu’il accepte de me donner sa main. Ah ça, ça en valait bien la peine. Divorce, garde partagée, un week-end sur deux — l’autre jour, au bout du fil, je l’ai entendu appeler Tom ‘Papa’ — et maintenant… licenciement. Merci qui ? Je t’en donnerais, moi, du merci…
ZZZzzzzzZZZZZZZz
Mais quel imbécile ! Pourquoi je leur ai serré la main ?? Et Mark qui me sourit. Je rêve !
Ah, ils doivent bien rire. Ils m’auront saigné, rongé jusqu’à l’os… et maintenant, ils vont me jeter comme un chien.
Fffffffffffffffffffff
Et Joshua qui ne sait plus où se mettre. Il n’ose même pas me regarder dans les yeux. À peine arrivé, il faut déjà qu’il assiste à ça. Il va écrire quoi dans son rapport de stage ? Comment décapiter un cadre en cinq minutes chrono ? Ils l’auront dégoûté avant même qu’il ait commencé. Pauvre gosse ! Ça arrive avec des papillons dans le ventre et des étoiles plein les yeux, et ça repart désenchanté en moins de temps qu’il n’a fallu à ses parents pour lui annoncer que le Père Noël n’existait pas.
FFFffffffffffff
Et deux carrières de gâchées d’un coup ! STRIKE !
Ffffffff
Ils avaient vraiment besoin d’un témoin ? C’était pas assez de m’humilier à deux ? Ils ont peur de quoi ? Que je pète un câble ? Que je ne sache pas rester professionnel jusqu’au bout ?
Shhhhhhhhhhhhhhhhhhhh
J’aurais dû leur faire payer mon avocat. C’est leur faute si Amy est partie. Il leur en fallait toujours plus : mes matinées, mes soirées, mes congés. La première écho, les premiers pas, la finale de softball. Il était à peine né qu’on m’avait déjà renvoyé à l’autre bout du pays.
Tu l’as juré, David ! Pour le meilleur et pour le pire. Il est où, le meilleur ?
J’aurais préféré que tu me trompes. Au moins, je ne serais pas passée pour l’égoïste de service qui ne supporte pas que son mari travaille comme un forcené pour payer les factures.
Il dort chez Gavin et Cindy. Comment tu voulais qu’il sache que tu serais là ? T’es jamais là !
Shhhhhhhhh
Et Rebecca qui m’a fait un grand sourire. Je parie qu’ils lui ont donné mon job. Quelle mégère ! Elle aura vraiment su grimper les échelons, celle-là.
Whooooshhhh
Mais regardez-les, tous les deux. C’est bien. Continuez. Souriez un peu plus grand encore ! Réjouissez-vous ! Vous rirez moins quand elle vous dira qu’elle ne répond pas aux mails le samedi, elle, et que son contrat dit bien quarante, pas soixante heures.
Vous me donnez tous envie de vomir.
Whoooooooooooooooshhhh
C’est moi ou il fait chaud, tout d’un coup ?
La bouche de Carl s’ouvre, se ferme. Je comprends absolument rien à ce qu’il dit. Alex avait raison. On dirait un poisson rouge. La vérité sort de la bouche des enfants.
Ça y est. C’est parti. Le rituel avant d’annoncer une décision importante. Monsieur ferme son carnet, rebouche son stylo. Et maintenant il va se rasseoir bien droit dans son fauteuil. Qu’est-ce que je donnerais pour le voir jouer au poker ! Il le perdrait vite, tout son fric.
Fiiiiiiiiiiiii
Je devrais dire quelque chose.
Mais quoi ? Qu’ils aillent se faire foutre avec leur hypocrisie et leur moquette beige ? Qu’est-ce que ça changerait ? Est-ce qu’ils me prendraient en pitié et me redonneraient mon poste ?
Toum. Toum. Toum.
Mais, il fait quoi, là ? Il approche ? Il veut quoi ? Une accolade, peut-être ? En souvenir du bon vieux temps ?
Iiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiii
S’il ose me donner une de ses légendaires tapes sur l’épaule, comme quand il a dit à Martine qu’elle pouvait plier bagages… je crois que je ne pourrai pas me contenir.
Iiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiii
Si seulement Brigitte pouvait rentrer, là, tout de suite. Un appel, monsieur le président. Une signature, s’il vous plaît ! Mais personne n’entre. Personne n’ose entrer. Est-ce qu’ils savent déjà tous que je suis viré ? Je ne voulais pas de Joshua, mais maintenant j’aimerais qu’il y ait plus de monde. Qu’on m’arrête. Je vais hurler. Tout casser. Je ne sais pas ce qui me retient…
Iiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiii
— Alors, c’est entendu. Nous vous laissons trois semaines pour mettre vos affaires en ordre. Nous vous faisons confiance pour assurer une transition en douceur avec votre remplaçante.
Une transition en douceur ??
Iiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiii
Desserre les dents ! Tu vas les péter. C’est pas au chômage que tu pourras te les faire recoller.
Fiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiii
ARghhhhh P*** d’acouphènes de m*** ! On peut jamais s’entendre ! Arghhh encore une main ! C’est quoi, cette manie de toujours vouloir serrer la main des gens qu’on vire ?! Laissez-moi en paix ! Laissez-moi faire mes cartons et me barrer. Allez profiter de votre week-end pendant que j’épluche les petites annonces pour voir qui pourrait bien vouloir embaucher un vieux débile comme moi.
— Vous devriez sourire, mon vieux. C’est une bonne nouvelle !
— Encore félicitations, monsieur le sous-directeur !
Allison William
38 ans
traductrice,
Limousin (France)
Mention « Coup de poing »
Je suis arrivée trop tard, avec quinze minutes de retard. Pourtant, j’ai couru. Couru, couru vraiment vite. Tellement vite. Et puis le téléphone a sonné. Une fois, deux fois. Encore et encore. Je ne me suis pas arrêtée. J’ai bousculé une dame sur le chemin, et je ne me suis même pas retournée. L’important, c’était d’arriver. D’arriver vite. Sinon…
Je traverse la cour de l’immeuble à toute vitesse. Je crois que le concierge m’a saluée, mais je n’ai pas répondu. J’ouvre la porte de l’immeuble. Mon cœur va exploser. Je transpire. Des perles de sueur coulent sur mon front, le long de mes tempes. Mes cheveux collent à mon visage. Je monte les escaliers en courant. Pas marche par marche. Non. Je n’ai plus le temps, alors je saute des marches. J’y suis presque. Ces cinq étages n’ont jamais semblé aussi longs. Je me prends une marche dans le tibia. J’ai mal, mais je ne peux pas m’arrêter. Il reste un étage. La douleur monte. J’ai chaud. J’ai envie de pleurer, de m’arrêter, mais je serre les dents, je continue. Je crois que j’ai oublié de respirer un moment. J’arrive devant la porte. Merde ! Les clés ! Je fouille mes poches de jeans, de veste, mon sac. Rien. Je vide mon sac par terre. Les clés ?! Merde ! Et puis j’entends ses pas… Un, deux, trois, quatre… douze. Je ne bouge plus. Je crois que j’arrête de respirer. La serrure tourne. Je ramasse vite mes affaires, pêle-mêle. Je veux me lever avant qu’il ouvre la porte. Raté.
Je suis arrivée trop tard. Quinze minutes de retard.
Il est là, debout dans l’embrasure de la porte. L’odeur de cigarette qui remplit l’appartement s’évapore dans le couloir. Il me dit doucement : « T’es en retard. Et pourquoi tu réponds pas quand je t’appelle ? ». Je voudrais dire quelque chose, mais j’ai le souffle coupé. Mon cœur s’emballe. Je ne savais pas qu’un cœur pouvait battre si vite. Il va exploser, c’est sûr. Et puis je tremble. Il a ouvert la porte et je me suis mise à trembler. J’ai froid. Je vais être malade. Je me sens malade. Et mon tibia… La douleur s’intensifie. Il dit doucement en ouvrant grand la porte, cette fois : « Rentre. Dépêche-toi ». Je veux me lever, mais mes jambes ne me portent plus. Il soupire, il me prend par le bras, me soulève. Il sent la cigarette. Il me fait entrer dans l’appartement et me laisse tomber dans l’entrée. Il ferme la porte. Passe au-dessus de moi. Je l’entends s’affaler dans le fauteuil du salon en poussant un long soupir. Il augmente le volume de la télé. Il regarde un match de foot. J’entends le score.
Le sol de l’entrée est froid. Je sens la température contre ma joue, et avec ma sueur, ça me glace. Mes larmes montent. Je reste là, allongée sur le sol de l’entrée. Qu’est-ce qu’il va faire ? Je suis tellement fatiguée. Je n’ai plus de force. J’ai l’impression de m’endormir sur ce sol froid. Je vais tomber malade. Je pars quelque part. Je ne sais pas où, mais je sens que je ne suis plus là. Plus dans cet appartement. Plus allongée sur ce sol froid, transpirante, à bout de souffle, épuisée. Je ne suis plus avec lui. Plus avec ses clopes, ses boissons, son mal-être, ses sautes d’humeur, ses mots qui coupent, qui me tranchent. Ses mains qui me caressent, me touchent, m’étouffent, me frappent et me soignent.
Je suis partie. Loin. Très loin. Je me souviens du volume de la télévision qui augmente. De son long soupir. De ses pas qui viennent vers moi. De ses mains qui me prennent, me soulèvent, me balancent comme une poupée. Il a fait ce qu’il a voulu de moi. Je ne veux pas me souvenir. Il a fait ce qu’il a voulu de moi. Mais il m’a dit qu’il m’aimait. Parfois, dans des instants furtifs, mais présents, ses mains m’ont dit qu’il m’aimait. Je crois que, parce que je suis partie trop loin, je ne lui ai pas donné ce qu’il voulait. Alors il a été plus dur que d’habitude. Plus fort que d’habitude. Et c’est pour ça que je suis revenue. Ici. Là, si brutalement.
J’ai senti le sang dans ma bouche, le goût de métal chaud. La douleur, aussi. Le tibia, bien sûr. Mais ailleurs aussi. Partout, en fait. Est-ce qu’il reste une partie de mon corps qui ne me fait pas mal ? Je ne crois pas. Je n’arrive plus à savoir. J’ai mal. La douleur est partout. Alors j’ai hurlé. Hurlé trop fort. Ça a dû le surprendre. Il a mis sa main sur ma bouche. Il a dit quelque chose, fort, énervé, agacé, effrayé, mais je ne me rappelle plus. Et puis toujours en gardant sa main sur ma bouche pour me faire taire, il a murmuré à mon oreille : « Chut, chut, mon ange. Trop de bruit. Tu voudrais pas qu’il arrive quelque chose…». J’ai arrêté de hurler. Il a levé doucement ma tête, écarté les cheveux collés sur mon visage. M’a embrassé. Fort. Longtemps. Trop longtemps. J’ai toujours ce goût de sang dans la bouche. Et il dit : « Tu vois, c’est tellement mieux quand tu m’écoutes. Pourquoi tu fais tout ça, tout ce bruit ? Tu sais bien que ça m’énerve. Je veux pas te faire de mal. Je t’aime. Je t’aime tellement… ». Il me serre doucement dans ses bras, cette fois. Et commence à fredonner. La chanson qu’il fredonne toujours quand il veut se calmer. Il se balance. Nous balance doucement d’avant en arrière. Je ferme les yeux. Et là l’espace d’un instant je me dis, peut-être que j’ai fait tout ce bruit pour rien. Peut-être que ce n’était pas si grave. Peut-être que j’exagère. Peut-être que si je respectais mieux les règles, il m’aimerait mieux. Peut-être que tout ce vacarme, toutes ces peurs, ces cris… c’était juste beaucoup de bruit pour rien.
Et puis je me rappelle de ma mère. Comment elle me serrait doucement dans ses bras lorsque je me réveillais après un cauchemar. Comment elle me berçait tendrement quand je pleurais. Comment elle me murmurait au creux de l’oreille : « Tout ce bruit, mon cœur… Ce n’est rien. Ça va aller, tout va bien. Rien de mal ne va t’arriver… ». Je crois qu’un sourire s’est formé sur ma bouche. Parce qu’il m’a dit doucement : « Tu vois, ça va mieux. ».
Maman, tu me manques tellement.
Honorine Ikirezi Remyi
Epalinges
Mention « Coup de coeur »
Aujourd’hui, j’ai fait des grosses bêtises avec Emma et Léo. C’était trop rigolo ! L’éducatrice n’était pas contente. Elle nous a fait les gros yeux et nous a punis. Quand nos mamans sont arrivées pour nous rechercher, elle leur a tout raconté. Maman est devenue toute blanche. Elle s’est excusée plein de fois. Je n’osais pas la regarder. Elle était très, très, très fâchée. Oh là là comme je vais me faire gronder.
À présent, elle marche vite, sans m’adresser la parole. Elle n’a pas besoin de me demander comment ma journée à la crèche s’est passée. Elle connaît déjà tous les détails. Nous sommes en retard pour prendre le bus. Elle court. Ma poussette fait des petits sauts. Waouh, je bouge dans tous les sens ! Je me croirais avec papa quand il me pousse et imite une voiture de course en faisant des bruits trop rigolos avec sa bouche !
Les paroles de l’éducatrice ne me quittent pas, ainsi que son regard. Ce dernier exprimait tous les mots que sa fonction lui interdisait de prononcer. J’ai vu dans ses yeux que nous étions des mauvaises mères. La maman du petit Léo, aussi présente, a considéré l’évènement avec distance et philosophie. Sa vie de procureur lui a sûrement permis de relativiser la gravité de cette séance de « maquillage alimentaire » initiée par son fils, ma fille et Emma. Ah, comme l’éducatrice était fière de la formule trouvée pour qualifier l’acte commis… Elle nous l’a répétée au moins quatre fois. Croit-elle que pendant nos repas en famille nous nous barbouillons de purée de carottes avant de finir par une bataille de petits pois ?
Hourra ! Nous sommes dans le bus ! Le chauffeur a attendu en voyant maman courir. Une dame a aidé maman à passer la marche de la porte. Elle était très haute. J’ai été chahutée. Maintenant, la dame nous regarde en souriant. Elle a des grandes dents. Sa main s’approche de mes cheveux et les ébouriffe : Comme elle est mignonne ! Je ne bouge pas. J’aime pas que des inconnus me touchent. Cela me fait penser au chien de tonton Gérard que tout le monde caresse. Je ne suis pas un chien ! Maman ne m’a toujours pas parlé, même pas pour me gronder, et a répondu à la dame simplement par un sourire. Je suis triste. Pourquoi m’ignore-t-elle ? Elle a des grosses marques noires sous les yeux. J’ai entendu que ça s’appelait des cernes. C’est pas beau les cernes.
La dame qui m’a aidée à porter la poussette me regarde avec insistance. Je ne suis pas d’humeur à me lancer dans une conversation. Ma journée a été éreintante, sans parler de la remontrance vécue quelques minutes plus tôt. Myrtille me fixe du regard. Elle aimerait que j’interagisse avec elle. A la place, je sors un biscuit de mon sac et le lui donne en espérant pouvoir me perdre dans un état méditatif. J’ai besoin de me recentrer avant de commencer ma deuxième journée. Sébastien rentre plus tard ce soir. Je serai seule avec la petite jusqu’à son coucher. Personne sur qui me reposer.
Je suçote mon biscuit en continuant de regarder maman. Elle s’assied sur le siège rabattable à côté de ma poussette et ferme les yeux. Je veux qu’elle me regarde ! Je veux qu’elle s’occupe de moi ! De rage, je jette mon doudou par terre et couine. Maman ouvre les yeux. Elle voit le doudou, le ramasse et me le redonne accompagné d’un premier avertissement. Je souris et babille, sourde à sa colère maîtrisée. Oh non ! Ses yeux se referment. Je rejette le doudou. Mon couinement ne suffit pas à attirer son attention, alors je pleure. Maman rouvre les yeux : Myrtille, s’il-te-plaît, arrête de jeter ton doudou. Si tu continues, je te le confisque. Elle n’a pas crié, mais je sais qu’elle n’est pas contente. Je serre mon doudou contre moi et lui mordille le nez. Maman me surveille un court instant avant de refermer les yeux.
Ah non… Myrtille pleure de nouveau. Pourtant, je lui ai demandé avec un ton ferme, comme recommandé par la psy que je suis sur les réseaux, d’arrêter de jeter son doudou par terre. Elle connaît la punition si elle désobéit. Alors pourquoi continue-t-elle ? A-t-elle réellement envie que je lui confisque son doudou ? L’autre jour, elle a arrêté au bout du deuxième avertissement. Pourquoi teste-t-elle les limites maintenant ? Croit-elle que je vais assouplir mes nouvelles règles éducatives parce que nous sommes dans le bus ? Non ! Je refuse qu’elle devienne un enfant tyran. Même si ses pleurs redoublent en intensité, je mets ma menace à exécution. Coûte que coûte ! Oui, coûte que coûte !
Je ramasse le doudou et le fourre dans mon sac. Les yeux de Myrtille se remplissent de larmes. Son menton tremble. Je sens la crise arriver. Je prends ma voix douce : «Myrtille, cela ne sert à rien de pleurer, je ne te redonnerai pas ton doudou. Je t’ai avertie deux fois, tu ne m’as pas écoutée, voilà ce qui arrive.»
Maman me parle calmement tandis que ses yeux sont terrifiés. Elle regarde discrètement autour d’elle. Mes premiers pleurs ont dérangé quelques personnes. Je les ai vues se retourner. Elles n’ont encore rien entendu ! Depuis plusieurs semaines, maman écoute les conseils d’une dame sur sa tablette. Elle en a parlé au téléphone avec grand-maman et j’ai tout entendu ! Ce sont des conseils pour éduquer les enfants. La dame prétend avoir une méthode infaillible. Je vais montrer à maman que ce n’est pas vrai ! Quand mes pleurs deviendront trop forts, elle sera obligée de lever sa punition et de me rendre mon doudou !
Les passagers et passagères commencent à se retourner. Quelques soupirs exaspérés s’élèvent tandis que Myrtille continue à hurler. Elle est rouge écarlate. Ses joues sont remplies de larmes. Elle hoquette. Je ne cède pas. Les regards se posent sur moi comme des lames de rasoirs. Je décrypte leurs pensées : la dame aux cheveux blancs se dit que ses enfants n’auraient jamais osé crier comme cela, l’adolescente me regarde de biais en pensant qu’elle ne se retrouvera jamais dans cette situation tandis que la pauvre femme enceinte se caresse le ventre en se demandant dans quoi elle s’est embarquée. Mon teint passe du rouge au blanc. Mon sourire du contrit au désolé. Mes yeux de canon de revolver à fusée de détresse. Mes épaules se soulèvent et s’affaissent dans un signe d’impuissance appuyé par mes paumes ouvertes au ciel, implorant un saint.
Ma gorge me fait mal. J’arrête de pleurer pour reprendre mon souffle. Je vois le visage de maman se décrisper. Croit-elle que j’ai dit mon dernier mot ? Je recommence à crier. Tout le monde me regarde. La dame qui nous a aidées à monter dans le bus détourne le regard. Maman lui sourit avec désespoir. Espère-t-elle qu’elle lui vienne une nouvelle fois en aide ? A bout, elle s’aventure à lui parler.
« Ah, les enfants ! Ils sont imprévisibles…» Ma phrase se perd dans le bruit des cris de Myrtille. De toute façon, ma supposée interlocutrice m’ignore, me rendant la monnaie de ma pièce. Un petit garçon est assis sagement à côté de sa mère, l’attention rivée à un écran. Je pense au téléphone au fond de mon sac, ainsi qu’au doudou, la solution à mon problème. Les conseils de la psy me reviennent en mémoire : «Ne cédez sous aucun prétexte, même pas sous la pression du regard des autres !» Plus facile à dire qu’à faire. S’est-elle déjà retrouvée dans pareille situation ? Je défie ma fille du regard. Laquelle de nous deux cédera en premier ?
Maman me regarde avec méchanceté. Ma grosse bêtise de la crèche n’est rien à côté de cet instant. Je me donne en spectacle uniquement pour la faire craquer. Je sais qu’elle va craquer. Elle ne peut que craquer. Ma gorge me brûle. J’ai mal, vraiment très mal. Maman ne me regarde plus. Elle ferme à nouveau les yeux, indifférente à mes cris. A bout de force, j’arrête de crier. Me suis-je cassé la voix pour rien ?
Aude Leresche
37 ans,
technicienne en analyse biomédicales,
Mézières
Modalités concours 2025
Thème: Beaucoup de bruit pour rien
Genre: texte narratif, nouvelle
Nombre de signes: 8’000 espaces comprises
Format: document Word
Envoi: à info@l-agenda.ch, avec Concours d’écriture en objet du mail. Nom, prénom, âge, et ville dans le corps du mail.
Délai: dimanche 25 mai 2025 à minuit
Les textes sont réceptionnés et rendus anonymes pour le jury
Voir le règlement plus bas pour tous les détails de participation
Avec le soutien de
Le jury est composé de représentantes de L’Agenda ainsi que de la lauréate de l’édition 2024.
Prix: Les trois lauréat∙e∙s 2025 recevront un bon d’achat de CHF 50.- de la part de la papeterie Brachard & Cie, une carte de lecteur∙trice à la bibliothèque de la Fondation Jan Michalski, valable un an, donnant accès aux livres des collections et aux expositions temporaires.
Visibilité: Les trois textes choisis, ainsi qu’une interview du lauréat ou de la lauréate, seront publiés sur le site de L’Agenda dans le courant du mois de juin.
Une lecture publique aura lieu en collaboration avec la Maison du Récit le 8 septembre 2025!
(plus d’informations à venir).
Membres du jury 2025
Karin Suini
Coup de cœur de la première édition en 2021 avec son texte Déjeuner sur l’herbe, Karin Suini avait pris l’habitude de participer au Concours d’écriture de L’Agenda comme à un «rendez-vous de printemps». En 2024, son texte remporte le premier prix sur le thème L’Homme qui marche. Autrice publiée en parallèle de son travail de rédactrice au DFAE, cette journaliste de formation est également bénévole au service de causes qui lui tiennent à cœur et maman.
« L’art nous permet de rester sain d’esprit. En tant qu’artiste je suis quelqu’un de Puissant. Dans la vie réelle, j’ai l’impression d’être une souris derrière un radiateur. »
Jade Sercomanens
Jade Sercomanens est docteure ès lettres en Histoire générale. Dans sa vie d’auteure, sa nouvelle «Sophia» a été honorée d’une mention dans le recueil Même jour même heure dans 10 ans des éditions Encre Fraîche. Chez le même éditeur, elle publie «Grâce» dans le recueil Frissons. Sa nouvelle «Eugénie» figure dans le recueil du Prix du Jeune Écrivain 2018 (découvrir l’article dans L’Agenda 73). Pour L’Agenda, elle écrit Correspondance invisible, un court texte paru dans le numéro 88, aux côtés de créations de trois autres rédacteurs et rédactrices.
« J’ai tendu des cordes de clocher à clocher; des guirlandes de fenêtre à fenêtre, des chaînes d’or d’étoile à étoile, et je danse.»
Mélissa Quinodoz
Mélissa Quinodoz a été durant six mois une collègue précieuse à la rédaction de L’Agenda en 2019, puis nous a réjouies en décidant de rester rédactrice bénévole en parallèle son poste de responsable d’une édition genevoise. Son désir d’apporter son aide à la diffusion de la culture l’a également menée à occuper le poste de secrétaire de l’association de 2021 à 2024. Chez elle, créativité et efficacité ne sont absolument pas paradoxales puisqu’elle les réunit dans un esprit battant et une forme olympienne!
« Devenir adulte est sans doute la plus grosse bêtise que l’on puisse faire… »
Athéna Dubois-Pèlerin
Infaillible et volubile, la plume d’Athéna Dubois-Pèlerin est chère à L’Agenda depuis ses premiers articles en 2019 jusqu’à aujourd’hui, où elle a récemment rejoint le comité de l’association. Elle a écrit pour Le Temps en tant que journaliste pigiste, rédigé pour plusieurs associations culturelles romandes en tant que chargée de communication, et travaille actuellement à l’Université de Lausanne. Depuis qu’elle a mis un point final à son premier roman, on trépigne de le voir paraitre bientôt! Ps: Prends-garde à toi, son âme d’artiste penche du côté lyrique de la force.
« Le bonheur, c’est de continuer à désirer ce qu’on possède. »
Règlement concours 2025
1. Organisateur: L’Agenda
Édité par l’association CultureEnJeu, Chemin de Primerose 36, 1007 Lausanne.
2. Objet du concours: encourager l’écriture et faire découvrir au lectorat de L’Agenda des nouveaux talents ou des plumes confirmées.
3. Temporalité: le concours est lancé au printemps 2025. Le résultat sera annoncé mi-juin, et les nouvelles seront publiées en ligne sur le site internet fin-juin.
4. Thème du concours d’écriture: « Beaucoup de bruit pour rien ».
5. Contenu et forme: le texte transmis doit s’agir d’un texte narratif, en langue française, de type « nouvelle ». Il devra présenter un titre et être limité à 8’000 signes (espaces et ponctuation comprises). Il doit être transmis en format .doc (format Word).
Le texte devra être exempt de toute connotation raciste, diffamatoire, injurieuse ou calomnieuse à l’égard de tiers, personnes physiques ou morales, ainsi que de propos pornographiques ou discriminatoires. L’organisateur se réserve le droit d’exclure du concours toute œuvre qui ne respecterait pas cette condition.
Les œuvres seront originales et produites exclusivement pour ce concours.
Respect du droit d’auteur: chaque candidat∙e garantira l’originalité de l’œuvre présentée, sachant qu’en cas de plagiat notoire, il ou elle en supporterait seul les conséquences légales, l’organisateur ne pouvant être mis en cause d’aucune façon que ce soit.
6. Participant∙e∙s: le concours est ouvert à toute personne désireuse de participer. Il s’adresse aux auteure·s tant amateur·trice·s que professionnel·le·s. Seuls les membres du jury n’ont pas le droit de participer au concours. En envoyant leur texte à L’Agenda, les participant·e·s acceptent le présent règlement et que leur travail soit évalué par un jury. Aucun recours ne sera possible.
7. Délai: les textes doivent être envoyés au plus tard le dimanche 25 mai 2025 à minuit. Passé ce délai les textes reçus ne seront pas pris en compte.
8. Envoi: les textes doivent être envoyés par email en format Word à info@l-agenda.ch avec la mention Concours d’écriture en guise d’objet.
Doivent être indiquées dans l’email et non directement dans le document Word les informations suivantes: nom, prénom, âge, adresse et numéro de téléphone. Ces informations ne seront pas communiquées au jury avant que celui-ci ait pris sa décision finale.
9. Évaluation: Les membres du jury feront leur choix en toute indépendance. Une première étape sera effectuée individuellement, pour laquelle chaque membre sélectionnera les textes qu’elle souhaite voir publiés. Une seconde étape permettra au jury de mettre leurs choix en commun et de débattre de vive voix pour prendre une décision finale. Les critères de jugement porteront sur le respect du thème, l’originalité avec lequel celui-ci est traité, le style, la qualité générale de l’œuvre et le plaisir de lecture. Le jury n’aura pas connaissance des auteur∙e∙s des textes avant d’avoir pris sa décision. La décision du jury sera sans appel.
10. Palmarès: les lauréat∙e∙s seront prévenus dans la semaine du 16-22 juin. Les personnes ayant participé au concours acceptent que leur texte, s’il est sélectionné, soit publié sur le site internet de L’Agenda. Les noms des lauréat∙e∙s seront affichés avec la publication de leur texte sur le site internet et les réseaux sociaux.
11. Prix: Les auteur∙e∙s lauréat∙e∙s recevront une carte de lecteur·trice à la bibliothèque de la Fondation Jan Michalski, valable un an, qui permet d’emprunter les livres des collections et d’accéder aux expositions temporaires, ainsi qu’un bon d’achat de CHF 50.- de la part de la papeterie Brachard & Cie.
12. Visibilité: Une interview de l’auteur·e de la nouvelle lauréate, s’il ou elle le souhaite, sera publiée sur le site de L’Agenda.
Une lecture publique aura lieu en collaboration avec La Maison du Récit le 8 septembre 2025.
13. Imprévus: L’Agenda ne peut, en aucune façon, être tenu responsable dans le cas où le déroulement du concours devait être interrompu pour quelque raison que ce soit. Dans ce cas précis, les œuvres déposées seraient remises aux participant∙e∙s qui le souhaiteraient, et L’Agenda n’en ferait aucun usage. Après un délai d’un an, les œuvres non réclamées seront détruites.
L’Agenda, association CultureEnJeu, mars 2025


