2024
Thème : « L’homme qui marche »
Nous avons reçu 64 textes lors de cette édition!
Les trois nouvelles lauréates ont été publiées dans L’Agenda n°109 juillet-août 2024.
Textes lauréats 2024
1er prix
Longtemps elle l’a regardé, ce bloc de pierre froide dressé devant elle dans l’atelier. Cet homme debout, orphelin depuis que l’autre s’est effondré. L’autre, son mari. Ils l’ont emmené hier soir, juste après qu’elle l’a découvert couché aux pieds du géant de granit. Mort d’un coup. D’en avoir trop donné. D’avoir frappé encore etencore sur la pierre brute, jusqu’à en délivrer un visage. Puis, de haut en bas, des épaules noueuses, un torse épais et des hanches étrangement larges. Le tout posé sur une paire de jambes emprisonnées dans leur piédestal. Elle a toujours préféré la finesse de Giacometti aux découpes brutales de son mari. Mais lui, il disait qu’il fallait suivre les nervures de la pierre. Que c’est elle qui choisissait. Que la Nature guidait ses gestes. Jusqu’à la touche finale. Jusqu’à sa fin. Celle de son Pierre. Quel autre prénom pouvait-il porter ? Son mari ne vivait que par et pour les pierres. N’avait-il pas choisi de mourir ici, sur le béton froid de son atelier plutôt que dans ses bras à elle ? Elle, la femme du sculpteur. Celle qui n’attise plus ni flamme, ni inspiration, jusqu’à en lâcher son prénom. A la place, elle porte sa passion à lui, cela fera 50 ans ce printemps.
Depuis un demi-siècle, elle sait l’emprise des pierres sur son mari. Elle ne s’est pas inquiétée, la veille, lorsqu’il n’est pas rentré manger sa soupe. Plus ses statues étaient imposantes, plus elles imposaient leurs rythmes à leur famille. Elle se rappelle l’éclat dans les yeux de Pierre lorsque Matteo, le contremaître de la gravière, avait déposé devant lui ce bloc de roche haut comme un homme – Sacré morceau ! On est tombé dessus en creusant du côté de l’ancien puits. Impossible de le broyer, il n’entre pas dans la machine. Je me suis dit que tu saurais quoi en faire. Amuse-toi bien, mon Pierrot ! Ça, pour sûr, il savait s’amuser dans son atelier. Il y devenait même magicien. A faire disparaître les heures dans la poussière de son royaume, quand, de l’autre côté du jardin, une lumière l’attendait patiemment à travers la fenêtre de la cuisine.
Hier, comme souvent, les deux tranches de pain servies avec la soupe ont fini par sécher sur le bord de l’assiette. Elle les a emballées dans un linge de cuisine, avant de se raviser. Face à un tel labeur, son mari aurait besoin de forces. La femme du sculpteur a coincé un épais morceau de jambon gras entre les deux miches – pour ramollir la mie – et posé le sandwich sur une assiette fleurie. Puis elle a traversé le jardin en attrapant au passage une bière fermentée dans la réserve. Elle avait pris l’habitude de caler le rythme de ses pas sur celui des coups de burins à l’approche de l’atelier. Elle se fondait dans l’atmosphère des lieux. C’est ainsi qu’elle pénétrait toujours dans le monde de Pierre, avec son air chargé de particules minérales et du chant des roches blessées. Toujours, mais pas cette fois. Hier, ses pas n’ont foulé que le silence. Et la poussière retombée sur le sol. En poussant la porte de l’ancienne grange, elle s’attendait à voir son mari marcher vers elle. Sauf que le seul homme debout dans l’atelier était le géant de pierre.
Voilà comment, de la femme, elle est passée à la veuve du sculpteur, au son d’une assiette qui se brise. Une veuve revenue ce soir dans un atelier vide de vie. Elle ausculte le visage du marcheur pétrifié sur son socle. Les derniers coups de son mari ont griffé ses joues. Comme des larmes éternelles. Oui, ne dit-on de l’immuable qu’il est gravé dans le granit? Contrairement à son Pierre, à ce corps effondré qu’ils ont emporté sans peine, laissant au sol une auréole de poussière. Un courant d’air et il n’en reste plus rien. Sauf qu’elle la voit encore, la trace de la mort. Le ricochet du burin au moment où, quittant la main de son mari, il a heurté la terre. Trois petites entailles en forme de lune, comme trois baisers volés qui n’ont rien à faire là.
Faire là. Mais quoi ? Ses yeux glissent du burin abandonné vers l’homme figé. Faire ? Sa tête lui hurle de défaire. La veuve du sculpteur saisit l’outil. Le premier coup part. Dans l’épaule. Le deuxième dans le bras. Le troisième atteint le cœur de pierre. L’homme ne vacille pas. Il encaisse la colère et la tristesse. Les cris aussi. De celle qui n’a jamais rien osé dire à haute voix dans cet endroit. Des années passées à chuchoter. A craindre de déranger. A se glisser loin de cette roche offerte aux caresses rudes de son mari. A l’envier. Aujourd’hui, elle la hait à corps et à cris. Ses hurlements couvrent le son de ses coups. Personne pour marcher en rythme et rejoindre l’atelier. Son chemin à elle, vers ses pierres et lui. Elle frappe encore et encore. Sa poitrine, son ventre, ses cuisses. L’orphelin laissé inachevé. Il le restera. Ses nervures se fracturent. Ses traits éclatent. Il perd de la masse qui s’écrase à terre. Il s’affine. Qui sait, elle pourrait en faire un Giacometti ? Non. Il doit disparaître. Ce rocher qui l’a tué ne sera jamais la dernière œuvre de son mari.
Essoufflée, elle s’appuie contre l’étagère du fond. Des dizaines de visages, des regards froids, sont posés sur elle. Les autres œuvres de Pierre. Pas une seule ne bouge pour prendre la défense de celui qui s’efface sous ses coups. Elle tousse. Trop de poussière. Elle fait coulisser la porte de la grange. La grande, celle par laquelle son mari accueillait ses pierres. Pas la petite sous laquelle elle devait baisser la tête pour entrer avec ses bouteilles de bière et ses assiettes froides. Les derniers rayons de soleil roux prennent d’assaut tout l’espace. Rien ne devrait briller aujourd’hui. La terre, le ciel, la nature entière devraient pleurer son Pierre. Sa rage cogne dans ses tempes. Elle frappe encore. Se blesse la paume. Change de main. Frappe moins vite, moins fort, mais ne s’arrête pas. Enfin la roche-homme cède. Son bras gauche se détache. Le bloc éclate en morceaux. Ne reste de ce côté que le renflement d’une main posée le long d’une cuisse. Elle donne un coup de pied dans les débris, les balance sous l’étagère. Se fait mal de nouveau. Peu importe, elle continue. Frappe, casse, balance morceau après morceau aux quatre coins de l’atelier. Qui a dit qu’on ne s’acharnait pas sur un ennemi à terre ? Quelqu’un qui n’a jamais haï personne. C’est à terre qu’on achève l’adversaire. Pour être certaine que jamais il ne revienne.
A la fin, il ne reste qu’un socle lourd flanqué des
racines d’un corps qu’on devine encore. Mais tant qu’on le devine, elle décide que ce n’est pas la fin. Alors elle va chercher le jerrican. Celui qui sert à étancher la vieille ponceuse à essence. Elle le vide sur les étagères en bois. Contre la grande porte. Gicle les dernières gouttes sur le mur du fond. Elle veut foutre le feu à tous ses visages, aux restes du sculpteur. Que ses pierres disparaissent après lui. Se brisent comme elle! Tout s’embrase très vite. Elle court vers la maison. S’enferme. Boit une bouteille de goutte. S’endort. Demain, il ne restera rien de l’atelier. Elle a tort. Au matin, le bois est parti en fumée. Restent les pierres. Le feu les a léchées, réchauffées, noircies, mais pas brisées. Forcément, la pierre reste. Lâchés par les étagères en cendres, les visages gisent à terre, charbonnés, tournés vers le ciel. Ils la regardent, la veuve du sculpteur revenue une dernière fois sur ses pas. Au milieu du foyer éteint, lui aussi est toujours là, le socle dressé dans le vide. Mais lorsqu’elle se penche sur lui avec l’idée de le rouler jusqu’au puits, c’est là qu’elle la voit, l’inscription. Elle frotte la suie du bout de sa manche pour délivrer les fines lettres gravées:
« Juliane, marchant à mes côtés depuis 50 ans. »
Les dernières fumées s’effacent alors qu’apparaît
son prénom. Il n’y a plus ni homme ni femme debout à présent. Plus personne ne marche vers l’atelier. Il n’y a plus d’atelier. Qu’un prénom jamais prononcé. Que des visages couchés autour de Juliane, tombée à genoux sur les reliques de l’hommage de Pierre.
Karin Suini
Rédactrice, communicante, parfois drôle,
Lausanne
Portrait de Karin Suini, auteure du 1er prix 2024 ↓
Article publié sur L’Agenda le 17 juillet 2024
2ème prix
Je m’enfonce. Il tient ma main. J’aimerais serrer la sienne. Lui demander de ne plus la lâcher. Retenir m’est devenu impossible, quant à tenir… Dans un semi-coma, la voix de Thierry: Paul, tu peux t’en aller. Soixante-trois ans, c’est jeune pour mourir, mais ton corps n’a plus la force de lutter. Pars, mon ami, tu as le droit. Je sens ses lèvres sur mon front et j’entends l’infirmière murmurer Il ne passera pas la nuit.
Ce même baiser, comme un retour en arrière. L’infirmière, l’ami, sa main sur la mienne, d’abord abandonnée puis plus forte. Je serre à nouveau. Mon cerveau commande d’aller plus vite. Les images défilent. Les soignants courent en arrière, comme dans un film qu’on rembobine. Pas de touche arrêt. Ralentir, accélérer ou visionner à vitesse normale, telles sont mes options. Ma vie en marche arrière. À nouveau cette douleur des draps sur mon corps épuisé. Retrouver l’apaisement après la morphine. J’ai conscience que mon regard, mon ouïe, mon esprit sont ceux de l’homme d’aujourd’hui, celui qui se meurt, mes sensations, elles, collent parfaitement aux scènes qui repassent
Pour éviter le va-et-vient de la douleur j’accélère jusqu’à la dernière visite de l’oncologue ; il parle avec des mots incompréhensibles car entendus à l’envers, aussi étranges que l’oiseau s’envolant du bord de la fenêtre à tire-d’ailes arrière pour disparaître dans le ciel bleu. Dans les réponses à mes questions, je saisis rir-mou, le mou-rir retourné. Décrypter ce langage me fatigue, mon corps abdique. Tous mes sens sont cette chair éprouvée. Les visites de l’ami Thierry ponctuent les jours et les nuits passés aux soins palliatifs. Un midi, la civière rentre dans l’ambulance qui recule jusque chez moi. Pas de sirène, ce n’est plus nécessaire. Léger ralenti pour prendre le temps de revoir mon appartement. Mes larmes arrosent cette matinée avant l’admission. Je les sens sur mes joues. Aran, mon siamois, miaule avec la voisine qui cache sa difficulté à prendre congé dans d’interminables logorrhées et caresses à rebrousse-poil. Chimios, nausées, poignées de cheveux entre mes mains blafardes. Vitesse maximale.
Suivre des yeux un homme qui marche en arrière, sans s’arrêter, dans les rues et les parcs m’aurait amusé si cet homme n’était pas moi, plus jeune de trois mois, la chevelure souple, la peau hâlée d’un été finissant, égaré après l’annonce de la blouse blanche Cancer du pancréas, stade très avancé, métastases. Je passe vite sur les douleurs insidieuses, la perte d’appétit, les Va consulter. Je ralentis pour profiter d’un repas partagé avec Thierry. Naissance d’une amitié. Attraper au vol ce moment de bonheur. Juste avant, la répétition du « Messie » de Händel. Chanté à l’envers, je ne le reconnais plus. Aux pas en arrière, je m’y suis presque habitué, mais pas aux notes déchiffrées de droite à gauche sur nos partitions. Moment musical d’une lointaine proximité.
Besoin de vite retrouver Dalida, la femme de ma vie.
Je ne m’attarde pas sur la dispersion de ses cendres au pied du cèdre où on aimait s’étendre, sur la cérémonie, sur cette peine terrifiante qui m’étouffe. Arrive le matin où Dalida gît à mes côtés. Pas même soixante ans, victime d’un AVC pendant son sommeil. Je n’ai rien entendu. La culpabilité ne m’a plus quitté durant ces cinq années de veuvage. La veille, je la retrouve si vivante en ce léger effleurement de nos lèvres qui n’a rien d’un baiser d’adieu. Ralenti sur notre dernière nuit d’amour. La revivre dans un orgasme inversé est une expérience très particulière. Cette fulgurance finale m’irradie pour s’apaiser jusqu’au désir frissonnant des préliminaires. Sens dessus dessous, sa voix me bouleverse. Je m’entends répéter Dalida, un des rares mots intelligibles de cette langue permutée. Un prénom qu’elle a d’abord détesté, car sans cesse associé à la chanteuse. Quand tous ses amis l’appellent Dali, moi je dis et redis Dalida, tout au long de nos trente ans de passion et elle aime ça. Comme dans l’autre sens, ces années filent le parfait amour. Le film se rembobine à toute allure. Divorce, crises de jalousie de mon ex-femme,
d’adolescence de mon fils, mes mensonges, mes fuites. Trop vite survient notre rencontre dans la librairie que je tiens (vendue trois mois avant son décès pour profiter ensemble d’une retraite qui durerait six mois). Je m’attarde sur nos lectures à voix haute du « Journal d’Aran » de Bouvier paru cette année-là, notre talisman. Visiter ces îles resterait un rêve, nos matous Aran (deuxième) et Aran (premier), sa réminiscence. Si je pouvais m’arrêter éternellement sur notre premier regard. Après la foudre survient déjà le temps orageux.
Mon gamin rapetisse pendant que grandit mon sentiment d’avoir été un mauvais père. Il a toutes les raisons d’être en colère, d’avoir mis des kilomètres de rancœur entre nous. Je me souviens de nos discussions avec Dalida sur mon rapport aux femmes. Dragueur des années quatre-vingts, avais-je été un prédateur ? Je lui avais juré ma conduite irréprochable. Au fond de moi, je n’en étais pas si sûr. Mais qui aurait pu vérifier, hein ? Dans mon film, je me vois repoussé par une jeune fille dégoûtée. La séquence suivante me montre dansant un slow, mes doigts caressant ses fesses. Une main baladeuse, ce n’est pas trop grave, me dis-je en m’observant rire, boire et reluquer avec mes potes. Je recule ensuite jusqu’au WC, remonte mon pantalon, mon slip. Peu après, une autre fille appuyée contre le lavabo se débat et dit non, ou plutôt on-n. En avant, en arrière, dans un sens ou dans un autre, je baise, je viole. Son visage ne me rappelle rien, son corps non plus. Est-elle au moins majeure, je n’en suis pas certain. Honteux, je goûte le plaisir d’un gars de vingt ans vigoureux et non coupable.
Marche arrière sur mon solex. Sorti de chez moi en claquant la porte, la colère se déverse dans le nez de ma mère qui pleure. La brutalité sur mon visage acnéique. Certain que mon père est parti à cause d’elle, je la fais payer. Je crains mon jugement d’agonisant. Mes yeux nouveaux suivent cette femme qui travaille à l’extérieur et qui dedans, lave, cuisine, ménage et supporte mes cris, me pousse à terminer mon apprentissage de libraire. Pour la première fois, mon père entre dans le film de ma vie ; c’est donc la dernière fois que je le vois ; ce moment où, d’après mon souvenir, il me serre dans ses bras, me montre sa tendresse, notre avenir. Rien de tout cela. Lui aussi claque la porte. Avec son sac en bandoulière, il marche sans se retourner. Durant ce court passage, il ne m’accorde aucun regard, aucune parole. Je me suis fabriqué un départ de cinéma plein de larmes et d’amour. Son silence, je l’avais expliqué par des lettres interceptées, des messages téléphoniques jamais transmis, les manipulations d’une mère jugée coupable et condamnée à ma rancune à vie. Je croyais me rappeler tous ces soirs où mon père me racontait des histoires. En réalité, il n’y en eut qu’un seul, d’une brièveté insignifiante. Les plus beaux souvenirs ont-ils la valeur de leur rareté ? Je suis des yeux ce père aller et venir, évaporé dans sa maison, étranger à sa femme, au petit Paul, visage extasié, telle une lune virevoltant autour de son soleil, en quête de chaleur, ne trouvant qu’indifférence, lassitude et violence. En perdant des centimètres, les ressentiments contre ma mère s’éteignent pour laisser place à d’innombrables scènes de câlins et de rigolades. Il fut un temps où je fus un fils aimant sa mère. À la maternité, je la sens espérer que son mari me prenne dans ses bras. Devant ses beaux-parents il n’ose refuser un furtif bercement.
Je suis le nourrisson amarré au sein de ma mère.
Premières gorgées d’air. Contrairement à la légende familiale, mon père n’assiste pas à l’accouchement. Le film est bientôt terminé. Cri primal, cordon, des mains me poussent à l’intérieur de ma mère, les pieds devant. Même inversés, je devine les C’est un garçon, il arrive, poussez Madame. Je m’enfonce.
Roane Leschot
Bibliothécaire, Genève
3ème prix
Ouvrir les yeux. C’est ce qu’il aurait dû faire depuis de longues minutes. Comme chaque matin depuis ce jour-là, il retardait la confrontation avec un monde devenu fade. Ouvrir les yeux, pour quoi faire ? Pour constater qu’elle avait déserté leur lit, qu’il ne sentirait plus la tiédeur de ses courbes imprimées dans les draps ? Se lever pour quoi faire ? Il ne se levait plus que pour Vincent. A l’évocation de son fils, ses paupières frémirent. Ouvrir les yeux pour aligner une journée après l’autre, comme quand, enfant, pour Noël, il enfilait patiemment des tranches d’orange séchée sur un ruban rouge.
Il s’extirpa du lit, se traîna jusqu’à la salle de bains, ouvrit le robinet. Il regarda longuement l’eau couler, engourdi par ce vide glacial qui le quittait rarement. Il se rafraîchit le visage. Il ne se rasait plus depuis des semaines. A quoi bon ? Il consentit à se coiffer, histoire d’être un peu présentable pour Vincent qui allait passer plus tard. Ne pas lui infliger l’image d’un père qui n’était plus qu’une ombre. Dans le miroir, il scruta ce visage vaguement familier, comme un souvenir longtemps enfoui au fond de la mémoire. Il grimaça un sourire. Donner le change à l’entourage, pour s’efforcer d’avancer.
Lentement, il retourna dans la chambre, attrapa un
pantalon, une chemise, lui préféra finalement un polo. Le bleu indigo qu’elle lui avait offert à son anniversaire. Indigo « parce que ça va bien à tes cheveux poivre et sel ». Il ferma les yeux à l’idée de son prochain anniversaire. Plus jamais il n’aurait le goût de fêter quoi que ce soit sans elle. A l’extérieur, le printemps prenait ses quartiers d’été en déployant lumière, douceur et couleurs. A travers la vitre, le soleil déversait son insoutenable gaité, à laquelle il opposa une indifférence profonde. Elle, chaque matin, été comme hiver, elle ouvrait la fenêtre, humait l’air, offrait son visage aux caresses du jour, prenant le temps d’apprécier ces plaisirs simples qu’il avait trop souvent négligés. Au début de leur vie commune, elle avait essayé de lui ouvrir les yeux, comme elle disait, puis y avait renoncé. Il n’aurait su dire quand. Sans doute était-ce sa manière à elle de l’aimer: ne pas chercher à le changer. Il ne le comprenait que maintenant. Mais maintenant, il était
trop tard.
Depuis combien de semaines, de mois, d’années ne lui avait-il pas dit qu’il l’aimait, qu’elle était la raison pour laquelle il ouvrait les yeux tous les matins ? Qui avait cultivé ce champ d’indifférence qui avait prospéré entre eux ? Elle avait organisé ce week-end à la montagne en amoureux pour leur anniversaire de mariage « dans un endroit tranquille où on pourra enfin prendre le temps de se parler ». Il avait d’abord été surpris par ses reproches puis, devant son insistance, avait fini par reconnaître qu’il était peu disponible dernièrement. Elle n’avait même pas souri. L’autre jour, en quête nostalgique de son odeur, il avait ouvert l’armoire où elle avait l’habitude de ranger ses foulards et était tombé sur quelques carnets aux couvertures disparates: rayées aux nuances de l’arc-en-ciel, unies aux couleurs de bord de mer, fleuries en mode romantique. Il ignorait leur existence. La plupart étaient des journaux intimes, qu’elle semblait tenir plus ou moins régulièrement. Voir son écriture raffinée, élancée, tantôt appliquée, tantôt négligée, ondulant en vagues noires ou bleues sur ces pages blanches, lui avait fait l’effet d’un coup de poing dans le ventre. Elle était là, entre ces lignes, vibrante, heureuse ou mélancolique, si présente.
Il n’avait pas parlé à Vincent des carnets, qui étaient
devenus ses livres de chevet. Le soir, seul dans le grand lit, il les avait tous lus, l’un après l’autre. Puis il avait recommencé et recommencé encore. Il ne savait pas lui-même ce qu’il y cherchait, mais il ne pouvait s’empêcher de scruter chaque vide, de décortiquer chaque phrase, tentant d’imaginer pourquoi, quand et où elle avait bien pu les écrire. Un carnet, bleu tendre avec des petites fleurs blanches, l’intriguait particulièrement. Il ne la savait pas si romantique, mais que savait-il vraiment d’elle au juste ? La première page annonçait « Lettres à mon bienaimé ».
Les suivantes s’égrenaient en lettres d’amour. Comme il n’en avait jamais reçues, comme il aurait aimé qu’elle lui en écrive. Il n’avait qu’une certitude: ce n’est pas à lui qu’elles s’adressaient. Elle suggérait dans une de ces missives que ce bienaimé n’était qu’une invention de son esprit, mais il avait un doute. La force des sentiments, la sensualité des échanges qu’elle décrivait semblaient vraies, réelles, vécues. Il avait lu et relu ces déclarations d’amour, ces regrets de l’absence, ces marques d’affection, se torturant, livrant son cœur à la morsure de la jalousie. Cet amour était-il vraiment imaginaire ? Pourquoi l’avait-elle inventé ? Ressentait-elle vraiment un manque aussi vaste ? Et comment, lui, avait-il pu être si distant et aveugle ?
Il traîna ses questionnements jusqu’à la cuisine, alluma la machine à café. Comme tous les matins, un double espresso bien fort ferait office de petit déjeuner. Il n’avait aucun appétit depuis ce jour-là. Il ne se nourrissait que pour pouvoir avancer. Il s’efforçait de mettre un pied devant l’autre pour Vincent, ne souhaitant pas ajouter au désarroi du jeune homme, qui affrontait courageusement la situation. Il saisit la tasse rouge qui affichait en lettres noires « Pour le meilleur des papas ». Il espérait ne pas avoir été un trop mauvais père. Il avait travaillé comme un fou pour mettre sa famille à l’abri mais avait été assez stupide ou naïf pour croire qu’ainsi il contrôlait tout, oubliant dans cette course effrénée que c’était la vie qui avait le dernier mot. Comment aurait-il pu prévoir, même dans ses scenarios les plus pessimistes, ce qui était arrivé ce matin-là sur une route de montagne ? Un soleil radieux ; une chaussée dégagée ; la voix sensuelle d’Etta James dans l’habitacle ; elle, souriante, replaçant avec nonchalance une mèche un peu trop longue au-dessus de son oreille, toute en élégance et retenue comme à son habitude ; la promesse d’un week-end serein ; la fragrance subtile du bonheur… avant la collision. Ces dernières sensations, son dernier souvenir d’elle. Quand il avait rouvert les yeux, il était à l’hôpital et elle était morte.
Depuis, il devait se faire violence chaque matin pour
ouvrir les yeux. Depuis, l’amertume du café qu’elle aimait tant lui laissait en bouche un goût de désespoir. Depuis, il n’avait plus que trois mots en tête: avancer pour Vincent. Jusqu’ici, il avait échoué, n’était parvenu qu’à tourner en rond et à se noyer dans son chagrin et ses regrets. Il avait perdu son amour, sa raison de vivre, son travail et il allait bientôt quitter la maison où ils avaient été heureux. Il se demanda ce qu’elle dirait si elle le voyait dans cet état. Sans doute lui reprocherait-elle de se laisser aller, de ne penser qu’à lui, de ne pas prendre soin de leur fils. Pour qu’elle soit fière de lui, il lui fallait se mettre debout et avancer sur son chemin, même s’il était désormais caillouteux.
L’odeur de café flottait encore dans la cuisine. Par la fenêtre, il aperçut son fils. Vincent, la seule preuve de sa vie d’avant. Il savait qu’il ne sonnerait pas, il avait gardé les clés de leur maison. Il ouvrirait la porte en lançant un « salut, c’est moi ! », amenant avec lui un souffle de vie et de joie. Son fils, sa raison d’avancer. Il sourit en sortant de la cuisine. Vincent l’embrassa, puis planta son regard vert dans le sien, comme le faisait sa mère.
– Tu vas bien ? Bien dormi ? Je vois que tu es déjà prêt. On peut y aller alors ? Je te préviens, je t’ai pris rendez-vous chez le barbier aujourd’hui et ce n’est pas négociable. Cette barbe négligée, ce n’est plus possible Papa, il faut avancer maintenant !
Puis, d’un geste décidé, il empoigna le fauteuil de son père et le poussa vers la porte.
Belen Tartaglia
Recueilleuse de récits de vie, rédactrice et traductrice, Renens
Mention « Coup de Coeur »
0. Lumière. Naître. Être. Elle et moi. Elle est Moi. Nous. Nous faim. Nous sans fin. Nous sein. Nous là. Maman où? Peur. Triste. Calme. Rien. Bercer. Encore bercer. Nuit. Crier.
1. Voir. Moi. Voir! Fenêtre. Nan. Naaan! Main lâcher! Trébucher. Tousseul lever. Ça? Veux ça! Donne! Toussuiiite! Bouche… Salive… Bof. Parterre. Flaque de bave. Non! Pieds nus. Pas chauchures! Naaan. Tousseul! Triste.
2. J’ai pas b’soin d’personne. Je vais tout seul! Chaussures tout seul. Veste tout seul. Porte tout seul. Oui. Ciao ciao. Partir. Moi voir arc-en-ciel. Oui-oui! « Tu vas dehors? A la sortie de la ville? » … Oui-oui, àlachoti vil! Bye bye!
4. J’aime pas ces chaussures. J’voulais les baskets avec les lumières. Elles me plaisent pas. Elles serrent trop et ça fait mal. J’m’en fiche. Y a du soleil et aussi avec de la pluie! Alors ça fait un arc-en-ciel dit maman. J’vais voir l’arc-en-ciel en sautant dans les flaques. J’adore clabousser les flaques!
6. En fait, j’ai jamais traversé la route sans donner la main à quelqu’un! En fait, ça va… C’est pas trop compliqué. Lumière rouge, lumière verte. En fait, tout va bien. Hey! Salut les copains. Je vais voir un arc-en-ciel. Vous venez? Non? Ok. À plus tard.
8. Mince, y a plus de chewing-gums secs pour marcher dessus! Les feuilles mortes ça compte aussi? C’est clair ouais! La ligne du trottoir aussi. Hop. Encore une feuille. Une autre, là. Hop. Pourquoi les gens marchent pas sur les chewing-gums? Oh oui! Une flaque d’eau!
11. Ça pue. Je déteste les gens qui fument devant les magasins. Après, on doit retenir sa respiration pour traverser ces nuages de fumée. Les gens puent. Ils savent pas qu’ils puent et personne leur dit. J’ai envie de dire au monde qu’il pue!
14. Merde. Chuis perdu. La sortie de la ville c’est à gauche ou à droite? Chuis tellement creuvéé! Vais prendre le bus. Pas d’fric? Merde. M’en balec! Là, il arrive. Le 3, c’est bon. Oh… Mais. Non! Oui! Ouah! Lisa Carmoni! Elle sort du bus. Merde. Hey! Bien bien! Toi? Elle est tellement belle! Rien. J’vais euh. J’voulais. J’veux sortir de la ville. Je peux pas lui dire que c’est pour voir un arc-en-ciel. J’traverse la ville parce que… parce que… Quoi? Tu veux venir avec moi? Toi, tu veux venir avec moi? Euh! Ouais. Je l’aime. Non, j’ai rien dit. Oui, viens. Je voulais pas passer par la rue piétonne, y a trop des cassoss devant le macdo! Ouais? Oui! Trop? Trop! Ah ah ah! Je ris trop fort! Je ris trop fort? Elle rit aussi. J’voudrais habiter à cet arrêt de bus pour toujours. Yes. Ok, on y va. Silence. Je sais pas quoi dire. J’fais quoi avec mes bras? Noon! Mes bras savent plus comment marcher! « Tu vas bien? » Oui, oui, j’ai mal à une épaule. « Tu veux qu’on s’embrasse? » Si tu veux. Je t’aime.
16. Je la déteste. J’m’en fous des voitures. J’vais traverser sans regarder. Un taxi va me renverser et comme ça je vais arrêter d’avoir mal. Pourquoi j’ai mal? Comment j’ai mal? Il pleut partout. Dehors. Dedans. Je veux sortir de la ville. Je veux sortir de moi-même. J’veux être avec elle. J’ai mal. Putain. J’vous déteste dans vos caisses de bourges. Salut,
je suis trop con, j’ai une caisse plus grande que moi qui pollue sa mère et j’écrase qui je veux parce que je vois rien. Connard!
20. Yes! Un Selecta! Et…? Oui!! Des feuilles à rouler! Parfait. J’ai un G. J’peux tenir jusqu’à ce soir. Beau! Et c’est qui qu’a fait le plus beau S de tous les filtres de la planète weed! Hey, pardon, t’as pas une clope? Connard! Alors pourquoi t’es désolé? Là. Toi! T’as pas une clope? Hein? Ok, mais juste une latte alors! Tu savais qu’un millionnaire, c’est un pauvre à côté d’un milliardaire? Ouais! C’est tous des enfoirés! Yes! Je continue par là, moi! Oh, ben non. Désolé. J’ai juste un G pour tenir jusqu’à demain! Désolé. Yo.
26. Je devrais m’acheter un vélo électrique. Je pourrais être à la sortie de la ville en dix minutes max. Ou une trot, comme Simon. Non! Un vélo, c’est plus classe avec la sacoche pour l’ordi. Ou un fixies! Oui, ça tue un fixies. Bleu mat. Avec une Garmin. Celle avec le GPS. Je finis le contrat Tadenofi et j’me paie tout ça! Et j’invite Jess! Ou Muriel. Oui, Muriel elle envoie du lourd. Il est quelle heure? Faut vraiment que je m’achète cette montre.
35. Tous ces rats, c’est insupportable. Et les gens qui mettent leur poubelles À CÔ-TÉ du container! Je déteste enjamber les sacs éventrés! On dirait des fausses couches! Faut que j’accélère pour sortir de ce quartier de débiles! On devrait fermer ce quartier et tout brûler. Ou mettre des barrières tout autour. Oui, des barrières ça règlerait tout.
48. Oh, ça faisait longtemps que j’étais pas passé par ici. On était tellement beaux. Papa pouvait encore marcher. Comme elle était belle. J’aurais dû lui acheter la robe crème. Oui. Si je lui avais acheté cette putain de robe crème pour 200 balles de plus, on serait peut-être encore ensemble? Ça lui faisait un gros cul. Mais je l’aimais ce gros cul. On marcherait tous les deux. Au rythme qu’on veut. A reculons ou à cloche-pied. On s’en foutait. On y allait ensemble, voir cet arc-en-ciel. Faut pas que je l’appelle. C’est encore l’autre enfoiré qui va répondre! Et si j’passais par chez eux. Ça me ferait un détour! Au point où j’en suis. De toute façon, je sortirai jamais de cette ville. Et les arcs-en-ciel, ça court pas les rues de nuit. J’ai soif. Un whisky. Oui, un whisky. Il est pas 22h, je peux encore trouver une bouteille.
57. J’ai mal aux genoux. J’ai l’impression que la vie, c’est aux genoux qu’elle frappe en premier. Pour ralentir le pas. Puis. Uppercut à la vessie. Pas une nuit sans devoir me lever pour pisser trois fois. Ça coule. J’vais me soulager dans cette petite rue. Les chiens marquent leur territoire. Moi, je remarque que je vois plus mes pieds. Que je marche dedans comme si je marchais dans une flaque d’eau. J’ai mal aux pieds. J’aurais dû mettre mes baskets. Ces chaussures cirées ne font briller que mes remords. C’est important d’être bien dans ses baskets. Mais moi je traverse la ville à la recherche de lumière et de pluie. J’ai plein d’idées qui se bousculent dans ma tête, comme une boîte de conserve accrochée au pare chocs de la deux-chevaux… Oui! C’est papa qui la conduisait pour nous amener à la mairie! Nos souliers brillaient. Nos sourires également. Je vais faire une petite pause et après je sors enfin de cette ville. J’ai juste envie de sortir d’ici. Je ne sais pas pourquoi. Mais j’ai besoin de fuir. Fuir mes idées noires. J’ai encore l’envie de colorier ma vie.
74. L’arc-en-ciel. L’arc-en-ciel. Partir. Moi voir l’arc-en-ciel. L’arc-en-ciel. Sortir de la ville. Àlachoti. Àlachoti? Ça veut dire quoi déjà, àlachoti? J’ai la tête qui tourne. J’ai pas b’soin d’personne.
86. « Papa? »… « Papa!!! »… « Papa, monte dans la voiture! C’est tard, j’ai pas qu’ça à foutre de t’ramener tous les soirs! »… « Putain! Tu montes dans la voiture tout d’suite! »… « C’est la dernière fois que je sors te chercher! J’ai des journées de dingue, alors je veux dormir! Tu comprends papa? PAPA? Je dois dormir aussi! Je peux pas toujours venir te chercher quand tu fugues au milieu de la nuit! »… « Je dois faire le plein! »… « Tu restes dans la voiture! »… Mon fils s’en va payer, pisser, café. Une flaque d’eau brille. À côté des poubelles. L’essence y colorie un arc-en-ciel. Voir. Je dois le voir. Je dois sortir de cette voiture. J’ouvre. Tout seul. La porte est si lourde. Quelques pas. Juste quelques pas. Puis. Mes genoux lâchent. Je trébuche. Le gasoil irisé qui enlumine le sol se trouble quand je m’y échoue. À quatre pattes. La surface se calme. Je m’y vois. L’odeur du miroir moiré me murmure de m’approcher. Je souris. Et. Mon dentier m’échappe. Mes larmes sèches tombent dans la joie de cette flaque bariolée. Mon fils crie et il ne veut pas me toucher. Ça fait longtemps que personne ne me touche. J’adore taper dans les flaques. Paumes ouvertes, j’éclabousse mon garçon qui s’énerve. À nouveau. Je suis un gamin. Ma vie baigne dans mon arc-en-ciel de fortune.
Blake Eduardo Carreno
Illusionniste, Bienne
2023
Thème : « À bout de souffle »
Nous avons reçu 122 textes, d’autrices et d’auteurs de 12 à 79 ans, provenant de tous les cantons romands ainsi que de France et de Belgique.
Les trois nouvelles lauréates ont été publiées dans L’Agenda n°103 juillet-août 2023.
Textes lauréats 2023
1er prix
Paul regarde sa montre. 10h05. Cinq minutes par-ci, 5 minutes par-là… Comme d’habitude, sa collègue Cécile rallonge sa pause. Elle profite toujours pour jouer les prolongations. Il sent monter l’angoisse. Il sait qu’elle fait exprès.
Dès le premier jour, la cohabitation a été difficile. Lorsque son patron les a présentés, il a vu dans son regard cette lueur d’intérêt qu’il a l’habitude de générer chez la plupart des femmes. Le coach, il lui a expliqué. Il lui a dit qu’avec ses boucles blondes, son menton volontaire, son profil droit, ses yeux bleus, son physique est exceptionnel. Il lui a prouvé que les proportions de son corps étaient parfaites. Pas un poil de graisse. Des muscles saillants.
Tout pour plaire dès le premier coup d’œil.
Alors, c’est pour ça que Cécile, elle a fait comme les autres, elle a montré son attirance. Elle s’est rapprochée. Trop près. Ça, ça lui fait peur parce qu’il ne sait pas ce qu’elle lui veut. Une personne trop proche, ça prend votre territoire. Ça agresse. On ne sait pas comment réagir, alors on s’affole. Cécile, elle l’a sentie, cette peur. Comme les autres, elle a vu qu’il ne comprenait pas. Elle a aussi perçu son chaos intérieur. Comme les autres, devoir partager le territoire avec ce genre de gars, ça l’a rendue agressive et méchante. Comme les autres, elle prend du plaisir à le tenir, tout en le rejetant comme une pauvre merde. Cécile, elle doit rire de savoir qu’en ce moment, il panique, il enrage.
Il suffoque.
Et si quelqu’un entrait ? Jusqu’à présent, il n’a pas eu de problème. C’est une journée calme, comme il les aime. Personne à qui parler. Personne à qui répondre. Aucun regard à soutenir. Même pas celui de Cécile. Si elle veut parler, elle a les clients. Si elle n’a pas de client, elle a son téléphone portable. Parfois, elle parle durant des heures avec ses copines. Des fois, elle parle aussi de lui. Il le sait quand elle baisse le ton et qu’elle lui jette des regards furtifs en ricanant. Ça aussi, il a l’habitude. L’humiliation, on finit par s’y accoutumer, avec le temps. 10h08. Toujours pas là ! Qu’est-ce qu’elle fout ? N’importe quand, n’importe qui peut arriver. La sonnette de la porte, elle est en panne depuis deux semaines. Il n’est plus prévenu quand quelqu’un entre. La dernière fois, il n’avait pas entendu le client pénétrer dans l’arrière-boutique. Il en a eu pour la journée à se remettre. Les surprises, il n’aime pas ça.
Alors, qu’est-ce qu’elle fout ? En plus, c’est elle qui sait utiliser la caisse. C’est elle qui renseigne le client, même si elle n’a aucune idée de ce qu’elle leur raconte. Elle ne ferait même pas la différence entre un papier de journal et un papier couché de deux cents grammes par mètre. C’est tout dire !
Elle n’a aucune idée, mais quand elle est là, il peut au moins faire son boulot en toute sérénité, sans avoir à s’inquiéter, sans avoir continuellement un œil sur la porte pour guetter si un visiteur devait en passer le pas. Il peut faire les photocopies, réajuster les mises en pages, relier les documents. On lui confie aussi, parfois, de vieux livres à restaurer. C’est ce qu’il préfère. Défaire, découper, nettoyer les anciennes colles, recoudre, recoller, soigner les cuirs. À chaque étape son odeur, à chaque étape des sensations kinesthésiques particulières. C’est tellement fort qu’il en oublie le monde.
Il vérifie une nouvelle fois à côté de la caisse. Elle est partie avec les clefs. Même pas moyen de s’enfermer. Ça aussi, elle l’a fait exprès. Un jour, elle est partie en pause alors qu’il se trouvait dans cet état d’angoisse. Il les a prises et s’est enfermé dans la boutique. Ça l’a rendue furieuse. Elle l’a dit au patron qui a rigolé et est parti sans faire d’autres remarques. Elle, elle a juste serré les dents, en foudroyant Paul du regard. Depuis, sa rancune est encore plus forte, encore plus tenace. Depuis lors, elle se tire avec le trousseau et prolonge sa pause.
Mais bon sang ! Elle fout quoi ? Ça fait 9 minutes qu’elle aurait dû revenir.
Ne pas se mordre les doigts. Ne pas se balancer. Retirer l’enclume de sur sa poitrine. C’est le coach qui lui a expliqué. Respirer. Tout faire pour rester calme. Penser que tout va bien se passer. Ne pas étouffer. Respirer. Il lui a expliqué ça quand il s’est senti mal après que Ruth est passée le voir.
Ruth. L’une des idées de Sidonie, sa sœur et tutrice, une obsessionnelle de la religion qui l’a mis sous surveillance pour éviter qu’on le fasse sombrer dans les pires turpitudes. Sidonie. Elle aussi, elle ne le lâche pas. Toujours à le questionner. Toujours à lui faire la morale. Toujours à le contrôler. Elle a toujours fait ça. Elle n’habite pas le même quartier, alors elle a enrôlé la voisine de palier, Ruth, pour avoir un oeil sur lui. Il est sûr qu’elle lui a donné une clef de son appartement et qu’elle s’y rend en son absence. Elle a même visité sa chambre à coucher. Il le sait, car elle a laissé traîner derrière elle son écœurant parfum de violette.
La violette. Elle saturait ses narines de ses immondes effluves lorsqu’elle l’a plaqué contre le mur. Il ne pouvait plus reculer. Elle, elle était tout contre lui. La pointe de ses tétons tout durs se frottait contre son torse. Elle lui a dit qu’elle savait qu’il l’aimait. Lui, il était tétanisé, paralysé. Il restait là à essayer de dire son opposition, bredouillant, bégayant, cherchant sa respiration, la bouche entrouverte. Elle en profita pour y glisser sa langue. Cette salive qui se mêlait à la sienne, c’était dégueulasse, alors qu’une pulsion enflammait son bas ventre pour en faire un brasier incontrôlable. Elle caressa son sexe. Elle palpa son érection. Il se sentit mal. C’est à ce moment-là qu’elle lui répéta qu’il l’aimait autant qu’elle l’aimait et que cette raideur en était la preuve. Ensuite, en plongeant son regard de folle dans le sien, en lui adressant son sourire de glace, elle prit sa main et la glissa dans son slip afin de l’obliger à caresser son sexe mouillé. Il la repoussa. Elle réagit en manifestant une colère intense. Elle lui dit, l’index levé, qu’elle ne le lâchera pas, qu’ils étaient faits l’un pour l’autre. Après, il a mis des heures à se frotter les mains pour ne plus sentir l’odeur répugnante dont elles étaient imprégnées. Celle de la violette, elle, est restée tatouée sur les parois de ses fosses nasales.
10h10. Elle n’est toujours pas là. Surtout ne pas paniquer. Ne pas se mordre les doigts. Ne pas commencer les balancements. Le coach, il a dit que, dans ces moments-là, il faut utiliser un dérivatif sensoriel. C’est un terme à lui. Il dit qu’il faut se concentrer sur le sens du toucher. Il dit que si on caresse un objet en fermant les yeux, ça permet de se détourner de l’angoisse. Il dit que si on ressent quelque chose d’agréable, la peur s’en va.
Alors, pour se calmer, en fermant les yeux, il glisse ses doigts sur un papier artisanal aux très légères aspérités. Le type qui l’a créé est un vrai génie. Jusque-là, il n’avait jamais obtenu une telle sensation. Un papier d’une finesse extraordinaire. Du 80 grammes, mais ce mec a réussi à former des reliefs invisibles à l’œil nu, à créer une densité incroyable permettant l’utilisation de pinceaux, plumes, feutres alors qu’au toucher, il lui laisse une sensation unique, une perception inégalée, un frisson qui l’envahit comme une ondée qui s’étend d’abord à sa main, fourmille le long de son bras, atteint sa nuque, longe sa colonne vertébrale comme une vibration qui saisit son corps, apaise ses pensées et emmène son esprit dans un Eden mental, bercé par une merveilleuse symphonie.
Un apaisement de courte durée, cependant, car, dans sa tête, un crissement strident traverse cette belle harmonie. Il s’amplifie au point de provoquer une douleur aiguë alimentée par l’angoisse et le dégoût. L’air devient immédiatement suffocant, étouffant, irrespirable. Sa gorge se bloque pour ne laisser passer qu’un filet d’air lorsqu’il perçoit, dans son dos comme une onde parasite, une silencieuse présence accompagnée d’une exhalaison de violette.
Michel Cretton
Auteur et travailleur social, responsable de formation, Bramois
Portrait de Michel Cretton, auteur du 1er prix 2023
Article publié dans L’Agenda n°104 septembre-octobre 2023
2ème prix
– Tu fais de la plongée ?
Fichtre. Le niveau de bêtise. Parfois il se demandait ce qu’il faisait dans ce collège.
– Non, je fais de la musique. Le tuba, c’est un instrument de musique, un cuivre.
– Ha.
– …
J’ai fait du snorkeling à Hurghada, une fois.
– D’accord.
Ce fut ainsi que s’acheva la conversation du siècle. Au moins la daronne ne pouvait pas lui reprocher de ne pas faire d’effort. J’ai entamé un rapprochement avec un de mes presque semblables, hip hip houraaaa, chère mère ! Il se leva du banc et laissa seul l’autre gosse qui avait déjà sorti son téléphone et s’engluait les neurones sur TikTok. Côme traversa la cour de l’école sans savoir s’il se sentait tristement supérieur ou supérieurement triste. Mais à côté de la plaque, ça, très certainement. Au moins, il avait sa répétition avec l’orchestre dans quelques minutes.
Côme avouait que parfois, il aurait bien voulu trimballer un autre instrument sur son dos. Pourquoi pas une guitare stylée pour faire glousser les filles à la plage en jouant No Woman, No Cry comme dans les vieilles séries, autour d’un feu de camp, les pieds dans le sable et un sourire un coin. Ou un violon pour que les plus lyriques des adolescentes se pâment. Vivaldi, l’Eté, un truc qui casse le coeur en deux. Sauf que non, il n’avait pas une gueule de violoniste, c’est-à-dire un faciès en « eu »: violoneux-anguleux-ténébreux, ni un manteau mélancolique en laine noire, une écharpe indomptable ou des yeux chargés de fougue puisée chez Paganini. Ou c’était un cliché aussi? Engoncé dans sa doudoune, le teint bien rose et la blondeur enfantine, Côme n’avait pas une allure d’artiste torturé. Il avait une allure de Côme: petit, un peu carré, avec un épais sac-carapace sur le dos qui lui donnait un air testudin et blasé. Il aurait bien voulu payer pour une poignée de centimètres de plus. Ou du moins en échanger contre quelques-uns de ses 146 points de QI, histoire que les gars l’abordent et que les filles le regardent. Une fille, au moins. Si possible Isaure Colombat. Une attitude, vingt centimètres en option et un instrument romantique: juste de quoi étoffer la médiocrité de ses quatorze ans.
Mais tout changeait quand il sortait son tuba de son étui, lorsqu’il sentait le métal irisé posé sur ses genoux, le froid sous ses doigts tièdes, l’inspire, l’expire, le calme, les vibrations, ses poumons qui se métamorphosaient en une cage thoracique de laiton. C’était respirer aux côtés du dragon Fafner, alangui sur l’or du Rhin ; c’était déambuler avec des amants hallucinés dans des cortèges fantastiques ; c’était mourir avec les dieux tout en étant confortablement ancré dans son petit corps commode. Se dire qu’il coulait sa respiration dans des histoires sublimes et des mouvements épiques le ravissait. S’imaginer qu’il devenait une petite note dans toute une mythologie musicale grâce à son simple souffle l’émerveillait. Il se demandait si Isaure aussi se sentait une fraction d’un grand tout, quand elle caressait le violoncelle de son archet.
– Bon, pause de cinq minutes et on reprend ! Clémentine, concentre-toi !
L’adolescente assise devant Côme chuchota un pardon
gêné en courbant l’échine, posa son violon pour fouiller
dans un sac d’où tomba du Ventolin. Ha. Celle-là n’avait pas une tête de violoniste. Blondeur, rondeur, taches de rousseurs. Un faciès en « eur ». Beurre. Mais rien à voir avec Isaure. Clémentine remarqua que Côme la dévisageait et elle marmonna un « c’est à cause des pollens, je fais de l’asthme ». Isaure Colombat, c’était autre chose. Isaure. Cette dernière était toujours assise à gauche, le grand instrument entre ses jambes fines. Sublime dans sa robe bleu nuit, elle feuilletait les pages de la symphonie avec une énergie brusque, cherchant un angle d’attaque. Isaure. La jeune fille attacha ses cheveux sombres en un chignon serré, se saisit de l’archet et parcourut les premières mesures avec un staccato lapidaire, sans même attendre la fin de la pause. Côme avala sa salive et serra son tuba contre lui. Aucune chance. Et pis il y avait Mathias. Violoneux pas du tout ténébreux, physique de rugbyman doré avec gueule de dieu fanfaron en option. Je le hais. Surtout qu’il jouait bien, ce crétin. Mais au vu de son talent pour rouler des pelles à Isaure, peut-être qu’il devrait plutôt être virtuose d’apnée ? Soupir.
La répétition achevée, les gamins sortirent. Clémentine marchait tête baissée devant Mathias et Isaure qui se tenaient la main. Côme fermait la marche en traînant des pieds sur le trottoir. Eux quatre étaient les seuls à habiter de l’autre côté de la ville. Alors qu’ils attendaient à l’arrêt du 18, le petit tubiste voulut profiter pour lancer un sujet de conversation et éviter des potentielles galoches langoureuses, mais il fut coupé court par la voix moqueuse d’Isaure qui avait sorti un petit livre jaune citron de sa poche.
– « Je le trouve fascinant quand il joue de son instrument, on sent tout de suite qu’il est dans son monde, en sécurité. Il a l’air ailleurs mais ses yeux sont intenses. Je le trouve beau, sa blondeur lui fait comme un halo ! » Oh là lààà, ça existe encore les gens qui ont des journaux intimes ?
Isaure éclata de rire et tendit le petit volume à Mathias qui observa la page, tout aussi hilare, un aérosol de ventolin virevoltant entre ses doigts. Côme se glaça. Ils avaient fouillé le sac de Clémentine ? Quel manque brutal de savoir vivre ! Ladite Clémentine jeta un regard paniqué à sa besace vide et se mit à piailler.
– Rends-le moi, Isaure ! Et le Ventolin aussi ! C’est pour les pollens !
L’adolescente secoua sa tête sombre en souriant.
– Non, c’est bien trop drôle ! « Je sais désormais que les anges ne sont pas les seuls à avoir une auréole ! » Oh, mais gênaaant !
Côme se racla la gorge et essaya de se donner un air important.
– Isaure, c’est une violation de la vie privée, voyons, rends-lui ce diaire ! Quant à toi, Mathias, cet aérosol est un remède important pour le quotidien de Clémentine, retourne-le-lui et n’en parlons plus !
La réponse fusa.
– Tu veux quoi, mètre cube ? Retourne baver dans ton tuba ! Et cause pas à Isaure comme ça !
Il y eut une sorte de coup de poing et un nez endolori, un peu de sang sur l’asphalte et des fesses qui heurtèrent le sol. Côme grogna. La chevalerie c’était de la merde. Il le dirait à sa prof de français, Lancelot, tout ça, merci bien, c’était totalement surfait. Isaure et Mathias déguerpirent en riant pendant que le gamin se relevait en soupirant. Clémentine avait son sac collé contre elle. Il lui ramassa le Ventolin et elle lui tendit un mouchoir. Ils s’assirent tout deux sur le banc de l’arrêt de bus, lui les doigts serrés sur son nez emballé, elle sur son livret jaune.
– Merci beaucoup, Côme. Tu n’as pas trop mal ?
– Mon nez, ça va. Ma dignité, moins. Tu parlais de Mathias dans ton journal ? Tu crois toujours que c’est un ange, ce con ?
– Non.
– Non, en effet, c’est un pur crétin.
– Non, je ne parlais pas de Mathias dans mon journal.
– Ha.
Côme remarqua qu’elle s’était rapprochée de lui.
Quelques minutes interminables passèrent. Son nez ne saignait plus.
– Tu dois avoir du coffre, avec un instru comme le tuba, non ?
Elle avait posé sa main sur la sienne et le fixait en attendant une réponse. Une autre réponse. Le regard ahuri du garçon devait être une affirmation. Elle l’embrassa. C’était un peu mouillé ; c’était chaud juste comme il le pensait ; ça avait un goût de cerise et il aima bien lorsqu’elle posa ses paumes sur ses joues rouges de Côme. Mais c’était un peu long. Quand Clémentine décolla ses lèvres des siennes avec un sourire timide, il eut envie de dire, ha mais non, j’ai pas de coffre, enfin, pas tant que ça, il ne faut pas obligatoirement des capacités pulmonaires extraordinaires, c’est plutôt une histoire de modulation de la respiration, de vibration des lèvres sur l’embouchure, tout ça. Il ne put pas. Pas le temps, pas d’air. Alors, à bout de souffle, il inspira un grand coup et lui rendit son baiser.
Auréliane Montfort
Enseignante au collège de l’Elysée, Lausanne
3ème prix
Quand tu t’échines quinze ans dans une station-service, que cette dernière propose un coin épicerie et un coin cafétéria, que t’es perdu dans la campagne, au bord d’une route fréquentée, t’as tout le loisir de te rendre compte que personne va te sauver des griffes de l’humanité. J’en peux plus. C’est le moment de passer à autre chose. Me tirer loin d’ici avec le contenu du tiroir-caisse. J’y pense souvent. Surtout lorsque j’en grille une sur le seuil de l’entrée de service, entre les conteneurs à ordures gavés d’invendus périmés, les relents de gasoil et les bouteilles de gaz. Le taulier se pointe à tous les coups. On dirait qu’il est à l’affût. Il m’avertit de ne pas fumer et prend à témoin le pictogramme de danger presque effacé, collé sur la porte. Il aborde ensuite un sujet graveleux sur un ton badin et séducteur, expose de manière nonchalante son appendice viril moulé par le denim de son pantalon trop serré. Il me fatigue. J’en ai jusque-là des hommes et de leur ego. Ces avances emballent parfois quelques écervelées qu’il besogne contre le carrelage froid des toilettes. La bagatelle expédiée, il grave dans le mélaminé des cabinets un bonhomme allumette à la suite d’une demi-douzaine d’autres. Un décompte puéril et méphitique. C’est surtout l’unique endroit à ne pas être sous l’oeil d’une caméra. Une idée de la taulière. Malgré l’attitude misogyne de son mari, c’est elle qui porte la culotte. Pour occuper ses nuits d’insomnie, elle visionne des heures d’enregistrements et consigne chaque impair dans un petit carnet à spirale. Le lendemain, elle critique ta façon de servir les clients, de contrôler les rayons, de récurer le sol. Dès qu’elle a des soupçons d’infidélité, son homme ne cause plus aux dames. Il laisse s’éteindre l’incendie pour ne pas raviver les braises de la discorde. À se demander pourquoi ils sont encore si attachés l’un à l’autre. L’argent ? Peut-être.
Tout tourne autour du fric dans cet ersatz de drugstore surmonté d’une enseigne aux néons et affublé d’un nom à consonance américaine. Les clients dépensent des sommes considérables en jeux de grattage et loteries à cocher. Ils cherchent tous une échappatoire à leurs quotidiens, loin de cette fausse vie idéale que chacun poste sur les réseaux sociaux. Durant quelques secondes, les battements de leur coeur s’accélèrent, la tranche de la pièce de monnaie racle la fine pellicule couleur argent qui masque leur joie ou leur désillusion. Qu’importe le résultat. La soif inextinguible du gain va les pousser à acheter un autre ticket au nom évocateur : baraka, bingo, lingots…
Dès l’aube, des ouvriers s’approvisionnent en canettes et sandwiches, le casse-croûte des champions. Ils reviennent au crépuscule, un peu plus sale, les traits un peu plus tirés. Ils sifflent quelques bières, attablés sous l’auvent de la terrasse, roulent des cigarettes de tabac bon marché et un ou deux joints. Ils déblatèrent, ricanent, reluquent. Cela ne va jamais plus loin. Ils préfèrent échanger des cartes autocollantes de joueurs de foot, rire des mèmes sur l’écran de leur téléphone mobile, curer les ongles sales de leurs grosses mains calleuses à l’aide de la tête plate d’un tournevis. À la fermeture, ils titubent sur leur existence et rentrent dans leur foyer retrouver femme et enfants.
Les jours fériés et les week-ends, il y a ceux qui s’ennuient. Le canapé ne les a pas encore tout à fait enracinés devant la mosaïque des plateformes de streaming qui peuple l’écran de leur téléviseur. Ils viennent boire des cafés dans des gobelets. Manger des viennoiseries réchauffées. Feuilleter le journal. Lire la page des sports. Ils espèrent apercevoir un visage familier et entamer une conversation. Ils consultent leur smartphone, surveillent un like qui ne vient pas sous le dernier selfie posté. Ils explorent la toile à la recherche d’un sujet, peu importe lequel, du moment qu’ils peuvent déverser leur colère ou étaler leur savoir. Ils sont en sursis jusqu’au lundi matin. Il faut bien tuer le temps.
Les dimanches, les bobos font leurs courses. Payer plus cher que dans un supermarché, cela leur est bien égal. L’estampille « de la région » alliée au drapeau de gueule à croix blanche est un gage de qualité. Pourquoi s’en priver. Ils habitent à la campagne et travaillent dans une grande ville, c’est plus commode depuis la pandémie. Ils roulent en hybride ou en électrique, cela leur donne bonne conscience. Ils en profitent pour fouiller l’étal des magazines. Leur curiosité morbide n’a d’égale que leur soif de potins. Alimenter les ragots au boulot ou entre amis, à la salle de sport ou lors d’une activité tendance, genre cours de cuisine asiatique, initiation chamanique, balade gourmande…
Et il y a ce long week-end de Pâques. Les tauliers ont délaissé leur établissement pour la place Saint-Pierre. Leur petit-fils a été enrôlé dans la Garde Suisse Pontificale. Ils ne reviendront pas avant le mardi. J’ai été proclamée gérante en second. La taulière m’a téléphoné pour m’informer que leur avion aurait du retard. Je lui ai répondu que tout se passait bien. Leur petite escapade était largement remboursée. La taulière n’a pas goûté à mon humour. On ne rit pas de l’argent. On le respecte. Il est trop dur à gagner.
Je ne lui ai rien dit à propos du lecteur de carte bancaire mis hors service par mes soins. Mon plan, je l’avais préparé avec minutie. Les clients payaient cash. Après quatre jours, le coffre-fort de l’arrière-boutique était gavé. Quant aux caméras, elles étaient aveugles. J’avais enduit le câble électrique de beurre de cacahouètes et Fripouille, le rat domestique de mon neveu, s’était occupé du reste. Je le garde chaque année à la même période depuis environ deux ans. Ma sœur et mon beau-frère ont l’habitude de se rendre en Espagne, voir la belle-famille. La police scientifique ne trouverait rien de concluant si ce n’est des marques de dents et de la nourriture. J’ai même brisé le pot et déposé en évidence des éclats de verre.
Le carillon a tinté quinze miutes avant la fermeture. J’ai scruté l’obscurité à travers la baie vitrée. Aucun véhicule devant les pompes à essence. Je me suis retournée. Ils étaient dans l’allée principale. Des bas couleur chair couvraient leur visage. Ils avaient revêtu leur salopette de travail et une veste en fibres polaires où s’accrochaient des copeaux de bois. Blaise pointait un flingue sur moi. Je l’ai reconnu grâce aux deux phalanges manquantes de sa main armée. Jean-Jean tenait un cabas en papier froissé entre ses gros doigts. Il était si nerveux qu’il mâchouillait ses lèvres sèches et gercées. Des gouttes de sang ponctuaient le contour de sa bouche et son eczéma encroûtait sa moustache en fer à cheval. Je n’en croyais pas mes yeux. Prise à mon propre jeu. C’est là que je me suis souvenue. Ils ont multiplié les allers-retours et les cafés rallongés d’eau-de-vie qui provenait de la flasque de Jean-Jean. Ils ont compris qu’il fallait agir aujourd’hui ou jamais. Mes yeux se sont embués. Les larmes chargées de rimmel ont roulé sur mes joues. Après tout, c’était peut-être une mise en garde de ma bonne étoile. J’avais peur. Je tremblais. J’en rajoutais un peu. Ils ne s’attendaient pas à une crise d’hystérie. Ils se consultèrent avec des mimiques qu’eux seuls comprenaient. J’ai pressé le bouton de l’alarme silencieuse, dissimulé sous le comptoir. Le centre d’intervention de la gendarmerie était à moins de dix minutes. Et moi qui croyais ne plus revenir après ce soir. Il est vraiment temps pour moi de reprendre le cours de mon existence en main, de changer de job. La vie, c’est dur, parfois c’est moche, mais la fin, on la connaît d’avance, pas vrai ? Sans ce braquage, j’aurais peut-être fait une belle connerie. Perdre l’amour de mes enfants, c’est bien pire que de perdre un mari volage au profit d’une autre. Passé la quarantaine, ce salaud s’était métamorphosé en cavaleur en quête d’une nouvelle jeunesse avant de comprendre qu’il avait vieilli, lui aussi. J’ai entendu les sirènes. J’ai craqué…
Yann Raemy
Employé de commerce, Siviriez
Mention « Coup de Coeur »
Une fenêtre. Des fleurs de givre qui s’épanouissent sur la vitre dans les zones circonscrites par les meneaux. Les dessins sont tracés avec délicatesse. À l’intérieur, une lueur vacillante les fait tantôt briller, tantôt s’épaissir ; jeu des ombres projetées.
Trois souffles s’exhalent simultanément. Deux brefs, un continu.
D’un murmure, elle éteint la bougie, tandis que lui, à la fenêtre, efface les fleurs d’un soupir, d’autant plus efficacement que son haleine est réchauffée par le thé brûlant. Il s’accroche à sa tasse de ses mains aux articulations marquées. Elle s’approche et mêle ses doigts aux siens. Elle suit les veines et les nœuds, surprise du contraste entre le récipient lisse et la rugosité des mains. Du bois. C’est ce que ça évoque chez elle. Du bois. Le feu à maintenir. Elle se détache en regrettant d’avoir éteint. Elle va devoir avancer à tâtons. Prudemment, elle descend l’escalier, saisit manteau, bottes et bonnet. Sans oublier la hache.
Il n’a pas bougé. Il regarde sa silhouette danser avec les lumières. De temps en temps un éclat sur la lame de la hache la fait briller plus intensément, douloureusement. Emma est ensuite happée par les ombres des arbres au bout de la rue principale. Avant de réapparaître.
En la voyant rebrousser chemin, il sait : Lucien.
Si seulement il pouvait tout effacer d’un simple souffle. Grâce à la chaleur de sa haine sur ces putains de carreaux qu’elle nettoie avec application tous les jours, Lucien irait rejoindre ceux dont il a la garde ; Emma disparaîtrait. Tout à l’heure encore, quand ses doigts se sont entremêlés aux siens… une réaction épidermique. L’a-t-elle remarquée, sa crispation sur la porcelaine ? Serrer, jusqu’à briser. Le contact brûlant.
La température baisse vite. Cette conne a laissé le feu crever.
Emma presse le pas. À mesure qu’elle s’éloigne, sa nervosité croît. S’il se passait quelque chose pendant son absence, elle ne le supporterait pas. Elle n’ira pas loin. Il ne faudrait pas le laisser seul trop longtemps. Alors qu’elle arrive à l’orée de la forêt, elle entend une voix. Le gardien du cimetière, Lucien. C’est lui qui vit dans la maison basse, en marge du village. Non seulement il veille les défunts, mais en plus, il garde un œil sur les vivants. Pas une allée ou venue ne lui échappe. D’ailleurs c’était lui qui avait réagi, trois ans auparavant. L’ouïe fine, en plus des yeux perçants. Malgré l’assourdissement, après que la foudre était tombée. Au début, c’était comme un carillon. Un tintement dans l’air. Mais non. Un cri. Dont la puissance variait en fonction de la direction du vent devenu fou et de la violence de la pluie. Lucien avait suivi le son jusqu’à l’atteindre. Le choc. Des bras pour aider étaient nécessaires. Des torches. Des cordes. Des pelles. Des scies. Emma était bien plus jeune que lui, donc il s’était agenouillé dans la terre, dans les traces laissées par elle et l’avait envoyée au village. Il allait falloir être rapide.
– Emma ?
Cela aurait été n’importe qui d’autre, elle aurait continué sa route sans ralentir.
– Emma, tu ne vas pas partir en pleine nuit dans la forêt.
– Il n’y a plus de bois, les braises viraient au gris quand je suis partie. Il ne supportera pas le froid.
– Il ne supporte pas grand-chose… Et toi, tu n’as plus à subir ça.
Elle est déterminée.
– Prends la lampe au moins.
Elle le remercie et se demande pourquoi elle n’y a pas pensé. L’habitude. Depuis trois ans, ils vivent dans une pénombre perpétuelle. Seule la lueur des bougies ou du feu dans l’âtre est autorisée à la maison.
Il se prend à rêver qu’elle ne revienne pas. Qu’elle se perde en forêt. Peu importe. Qu’elle aille au diable. Qu’il n’ait plus sa tronche en permanence en face de lui. À le surveiller. À chercher à savoir s’il n’a besoin de rien. Elle se sent coupable, évidemment. Ce regard pathétique qu’elle pose sur lui. Plus il la voit, plus il a besoin de lui faire mal. Il est odieux. Elle accueille sa mauvaise humeur comme une juste rétribution de ce qui s’est passé. Connasse. Qu’elle crève. D’autant plus que si elle disparaît, il aura enfin la paix.
Son chemin est beaucoup plus facile maintenant. Elle sait exactement où elle va. Elle s’approche du frêne qui est tombé. Trois ans. Elle s’est toujours refusée à y toucher. De nouvelles pousses ont émergé entre les branches, parfois sur elles. Certaines ont désormais l’épaisseur d’un bras. Une force. Le refus de l’extinction. Des champignons ont investi son tronc. De la mousse. Un bouillonnement d’énergie. Emma a de la peine à reconnaître les lieux et ce n’est pas uniquement à cause des ombres agrandies par le faisceau lumineux ou à la brume stagnant par endroits.
La vie a repris le dessus.
Elle dépasse le morceau de tronc en dents de scie, longe les branches principales pour atteindre les plus fines. La plupart d’entre elles sont encore là, certaines complètement brisées et d’autres, encore rattachées au reste, enchevêtrées. C’est vers les plus fragiles, mais aussi les plus humides, qu’elle dirige sa hache. Elle se croit dans un mikado géant. Mieux : aux prises avec un pantin désarticulé. L’image la fait rire. Elle se sent cruelle. C’est pourtant bien ce qu’il est devenu, avec ses jambes inutiles. Mon Dieu ce qu’il lui en veut de ne pas l’avoir laissé mourir. Au mauvais endroit au mauvais moment. Elle avait été projetée un peu plus loin, lui s’était effondré, un lourd fragment du frêne lui entravait tout le bas du corps. Une fois remise du choc, elle s’était mise à hurler. Si elle avait été moins rapide dans sa quête de secours, il serait mort sur place.
Trois ans. Paralysé.
La vie n’avait jamais repris le dessus.
Et soudain, la colère. Trois ans qu’elle-même n’ose plus exister. Compréhensive. Ce qu’il endure est terrible. Et pourtant, il est en vie. L’essentiel, pour elle. Or, il ne cesse de lui rabâcher qu’elle aurait dû le laisser mourir. Devant la métamorphose du frêne, elle prend conscience que tout est en constante mutation. Sauf eux. Figés. Leur amour s’éteint dans le mouroir où il les a emmurés.
Alors la rage. Le désir de liberté. Se sent-elle coupable ? Oui. De ne pas avoir réagi avant.
Elle regagne son logis, après s’être arrêtée chez Lucien pour lui rendre la lampe. Il lui a trouvé un regard différent et a craint qu’elle n’ait attrapé froid, que la fièvre ne soit en train de s’installer.
Dans l’obscurité, il ne la voit pas arriver. Le bruit de la porte. Pendant un moment, il a cru qu’elle ne reviendrait plus. Il la devine s’affairer vers les braises. Puis elle jette du bois dans l’âtre. Ça commence à fumer.
– Tu n’as même pas été foutue de prendre du bois sec. Quelle conne !
Elle encaisse.
– Je vais ouvrir la fenêtre.
– Surtout pas, il gèle. Essaie de trouver les branches les moins humides. Et viens m’aider à m’allonger, je suis fatigué.
Elle s’exécute.
– Mets suffisamment de bois pour que ça tienne quelques heures.
Elle s’exécute encore.
La fumée s’intensifie.
– Nan mais t’es allée le chercher où ce bois, c’est quoi ?
– Du frêne.
Il ne relance pas.
– Tu es sûr que tu ne veux pas que j’ouvre ?
– Dégage.
– C’est toi qui vois…
Il n’aime pas son ton. La garce. Il est sûr que c’est LE frêne. Elle a fait ça pour l’emmerder. Le provoquer.
Elle sort, prend soin de fermer la porte. Ils ne dorment plus ensemble depuis l’accident. Il n’a plus posé ses mains sur elle. Trois ans qu’il n’exhale que rage et mépris. Le dégoût qu’elle n’ait rien eu. Les regrets d’avoir survécu ? Menteur ! Il ne s’en souvient plus, mais avant de s’évanouir, cette nuit-là, il lui avait fait promettre de le sauver. De ne pas l’abandonner. Elle avait tenu parole, avait-elle cru jusque-là…
Jusqu’au lendemain la fumée s’élèverait densément au-dessus du toit et alourdirait l’atmosphère de la chambre de plus en plus étouffante derrière la fenêtre à meneaux.
Dès l’aube, un dépôt grisâtre et un peu gras aurait recouvert le lit, le corps inutile sous sa couverture, le plancher, la vitre désormais aveugle.
Loin, déjà, Emma aura pris ses dispositions pour la prise en charge de Pierre.
Ludivine Jaquiéry
Genève
2022
Thème : « Sans contrefaçon »
Nous avons pris grand plaisir à lire la trentaine de textes reçus, principalement de Suisse romande et de France.
Les trois nouvelles lauréates ont été publiées dans L’Agenda n°97 juillet-août 2022.
Textes lauréats 2022
1er prix
Assis devant ta machine à coudre, tu déprimes. Quand tu as choisi ta voie, tu t’attendais à te taper des maths, de la physique des matériaux, du dessin technique, de la gestion de projets ou de l’histoire de l’architecture, mais ce foutu cours d’art sous forme d’atelier de couture, celui-là, tu ne l’avais pas vu venir.
Cet atelier, c’est un véritable bizutage. Concevoir des habitations, des bureaux, penser analyse urbaine ou normes Minergie, ça oui, mais customiser une veste de chantier, il faudra qu’on t’explique l’intérêt !
Ta prof a péroré, la bouche en cul de poule : « La créativité, messieurs, mesdames, la créativité en toutes choses. Couture et architecture sont les deux mamelles de l’innovation. La ville, comme l’habit, se réinventent sans cesse. Les deux ont pour fonction l’enveloppement du corps humain. En d’autres termes, la maison n’est rien d’autre qu’un vêtement urbain, l’habit un logement de tissu. Une discipline durable, l’autre éphémère, et encore… Montrez-moi ce que vous savez faire. »
En te piquant le doigt, tu jures. Après une telle tirade, difficile de défendre que tu vises la carrière de Mario Botta, plutôt que celle de Lagerfeld !
Tu poses ton aiguille. Le faufilage de la fermeture Eclair à double curseurs séparables tient du travail d’horloger. Un brin d’imprécision et les minuscules crémaillères ne vont pas s’épouser correctement, créer une bulle en début ou en fin de course, fendre la veste sur toute sa longueur et la faire bâiller comme un bâtiment éventré par une secousse sismique. Ton respect pour les petites mains d’Inde ou du Bangladesh, qui assemblent à la chaîne les deux pans de sorte qu’ils s’épousent parfaitement, s’accroît de minute en minute. Au bout de deux jours d’efforts continus, tu es venu à bout de la tâche. Il t’en reste douze pour rendre ton devoir.
Le gilet jaune poussin à bandes réfléchissantes, point de départ de ton travail, te nargue sur la table. Tu reprends ton stylo. Il va te falloir des poches. Des étroites pour tes crayons, des grandes pour ton téléphone, le niveau, le télémètre laser, un calepin.
Chaque couture te vaut une crise de nerfs. La machine à coudre s’emballe ou fait du surplace, entortille le fil en nœuds serrés, la bobine arrive en bout de course à un centimètre du but, l’aiguille casse. Cent fois, tu balances le bout de tissu roulé en torchon à l’autre bout de la pièce. Et si Coco Chanel avait construit des baraques, auraient-elles tenu debout ? Vingt-quatre heures et six sparadraps sur les doigts plus tard, tu regardes, atterré, le résultat. Enfin, tu as de quoi ranger tout ton matériel. Sauf que tu participes à un cours d’art, pas à la création de la veste de Paulo le bricolo. Mets-toi dans la peau de Jean-Paul Gaultier, casse les codes, mélange les genres, surprends, choque, bon sang !
Tu reprends la taille, cintres le gilet à l’aide d’élastiques, pour qu’il épouse ta silhouette. Devant la glace, l’objet sur les épaules, tu médites. Enfin la lumière se fait : l’éclairage d’un immeuble se soigne ! Il faut souligner les lignes, sans ostentation. Tu claques des doigts, fouilles dans ta caisse, colles une rangée de LED, en liseré des pecs. L’instant d’après, tu penses isolation. Travailler de nouveaux matériaux, réhabiliter la laine d’agneau ou la paille, comme dans les trois petits cochons, sans que le souffle du loup ne détruise ta création. Aussitôt tu te lances dans l’ajout de manches et d’un col molletonnés. Le temps file, l’ouvrage avance, la machine regimbe, tu jures et sues dans une lutte sans merci contre le chronomètre. Ne rien rendre c’est l’échec, le zéro pointé, le redoublement assuré.
Pour l’étape suivante, l’imperméabilité des constructions, tu penses à un capuchon. Au bout de dix jours, tu as apprivoisé la machine. Elle file doux sous tes doigts, moteur ronronnant, aiguille piquetant dès potron-minet jusque tard dans la nuit. L’ajout posé, tu enfiles le vêtement. Non sans fierté, tu examines ton reflet dans le miroir. Tu as réussi dans les délais impartis. Mais le doute, glacial, s’insinue lentement dans tes entrailles. Perfide, il se fige, se consolide, lourd comme une certitude. En deux semaines d’efforts continus, tu viens de réinventer… le blouson. Essaie donc de présenter cette sorte d’anorak de chantier, ce perfecto du bâtiment, ce bomber de la construction, la prof ne va pas te rater. Tu la vois déjà te dire que ce genre de truc est décliné sous toutes ses formes depuis près de cent ans.
Si tu vises le titre de Prada de l’architecture, commence par aller te déshabiller !
La panique te gagne. Le couperet tombera dans dix-huit heures. Tu peux encore rallonger ton veston. Oui, mais de combien ? Un peu, tu en fais une parka, un poil plus, un pardessus. Mets-y des franges, tu le transformeras en veste de Sioux pour western spaghetti, du kevlar, en blouson de cosmonaute… Tout a été fait, tout a été dit, tu ne peux que reproduire et répéter. La création n’est qu’écho vide de sens, le même son qui tourne sans fin dans un canyon.
Essoré, à bout d’idées, tu te surprends à chialer. Il ne te reste qu’une voie : tout reprendre de zéro. Juste avant la fermeture des commerces, dans le dernier magasin que tu visites, tu déniches le modèle de départ. Sauvé ! Ou presque… tu n’as devant toi que quatorze heures chrono.
L’association au bout de ta rue est tenue par des fanas du recyclage. Des illuminés inspirés, un groupe de gars et de filles prêts à tout pour réanimer la tondeuse à gazon de ton grand-père, ressusciter une épave de mixer avec le moteur d’un vieux sèche-cheveux. Mais aussi rapiécer trois guenilles pour en faire un vêtement stylé. Tu leur confies la mission. Ils te promettent d’être à la hauteur, te rassurent : ce n’est ni l’inspiration ni l’expérience qui leur manquent. Ils en ont sorti bien d’autres, du pétrin, avant toi.
Il n’empêche, ta nuit est longue, ourlée de scrupules que tu repousses vaillamment, nécessité faisant loi. Avant l’ouverture de la boutique, tu es devant sa porte. Les rois du recyclage te sortent la pièce retouchée. Miracle ! Ton gilet pourrait figurer dans le prochain défilé d’Art Chic Tech : large ceinturon en pneu de camion, crochet de salle de bains destiné au casque, brides métalliques pour clipper les stylos, rubans de fils électriques lacés de chaque côté, façon corset, permettant d’ajuster le vêtement. Tout est pensé matières recyclées et durabilité. Entre les omoplates, un des artistes a dessiné un cube, symbole de la spiritualisation de la matière, ou plus simplement, de la construction. Juste en-dessous, les lettres arkhitektôn sont inscrites en caractères grecs. Ravi, tu paies, une ruine, l’équivalent de deux loyers de ta chambre d’étudiant, enfournes ton gilet dans ta besace et files, sur ton vélo, à pleines pédales en direction du campus. Dans ton sac, une œuvre unique, subtil cocktail d’art et de conscience planétaire, un travail sobre mais engagé qui te pose comme le dessinateur du monde de demain. Grâce à ton équipe de bricoleurs de talent, aucun risque que la prof reconnaisse du Dior ou du H&M. Heureusement ! Dans le monde académique, le plagiat ne pardonne pas.
Tu arrives à l’arrache. Les autres sont déjà en classe. Tu enfiles ton gilet. Juste avant d’entrer, tu luttes contre un vertige, chancelles. Après tant de jours sans prendre le temps de dormir, à peine celui de manger, tu es aussi pâle, le ventre aussi creusé que les mannequins qui défilent sur les podiums des grands couturiers.
Vous voilà à quinze, alignés devant la prof. Huit d’entre vous, penauds, gardent les yeux rivés au sol, avec sur les épaules, le même gilet, celui qui porte la griffe des gars de l’assoce.
Hélène Dormond
Assistante sociale et auteure – 51 ans – Prangins
Portrait de la lauréate Hélène Dormond
Article publié dans L’Agenda n°98 septembre-octobre 2022
2ème prix
Ses yeux étaient hypnotisés par le puissant jet d’eau qu’il contemplait chaque matin au réveil. Propulsé à une hauteur impressionnante, le flux vertical dominait les habitations en arrière-plan pour déchirer le ciel d’un trait net, avant de relâcher sur le lac une trombe d’eau d’un blanc immaculé. Il s’imaginait la douche que cela pouvait représenter. Sans compter l’arc-en-ciel. Cette ville devait être bénie des dieux pour bénéficier d’un jaillissement permanent, marqué par le signe du Gardien du Ciel. Des génies en interdisaient certainement l’accès. Son esprit s’envola un instant vers le Puits-de-Dieu. Les anciens lui avaient expliqué que les forces invisibles qui veillaient sur ce lieu au cœur de la forêt ne toléraient pas que l’on y puise de l’eau avec un autre récipient qu’une calebasse. Il revit l’eau verdâtre croupissant au fond de la cuvette naturelle en terre argileuse. Si ce marigot vaseux était digne d’être surveillé par des êtres mystiques, qu’en était-il pour le lac de la carte postale fixée au-dessus de sa paillasse ?
Le bleu du ciel et du lac y paraissait irréel, plus lumineux encore que celui des boubous que les notables portaient les jours de fête. Le bleu était devenu sa couleur de prédilection. A côté de l’image qui le faisait rêver était collée une affiche de l’équipe des Bleus, tout en puissance eux aussi. C’est ainsi qu’il voyait l’Europe : bleue, fraîche, vivante, libérée du poids de la poussière rouge qui collait à la peau des hommes et des bêtes dans son pays. Il enfila un short et un maillot portant le numéro 10, adressa un sourire complice à Kylian Mbappé sur l’affiche et sortit de la case tout sourire. Le soleil l’éblouit, engloutissant l’effet de fraîcheur qu’avait suscité en lui la photo de la cité genevoise.
« Isama, Samoura. Kortananté[1] ? » Sa maman était la seule personne de la courée à l’appeler encore Samoura. Les autres avaient tous fini par l’appeler Sam. Sam Toubabo[2], pour son plus grand plaisir. « Samoura, ton dasomo » dit sa maman en lui tendant un bol de bouillie de mil. Un jour, il prendrait des petits-déjeuners avec du pain, du beurre et du café et même des croissants, comme les lui avait décrits Tonton Matar. Perdu dans ses délicieuses pensées, il saisit l’unique fourchette du placard, camouflée parmi les cuillères. Sa mère avait cessé de lui répéter qu’il était ridicule de manger la bouillie avec une fourchette. Il fit tourner l’ustensile entre ses doigts, avant de le reposer. La bouillie attendrait. Il eut envie de faire un tour du côté du Petit Panam, le marché au bord du fleuve. Peut-être que l’un des commerçants lui laisserait avaler une gorgée de lait condensé ?
De retour dans sa chambre, il s’empara de ses baskets Adadis rafistolées, qu’il astiqua méthodiquement avec un coin du pagne recouvrant son matelas. Il prit le temps de frotter ses pieds ensablés avant de se chausser. Une fois prêt, il fouilla le toit de chaume au-dessus du lit pour y dégotter un objet rouge. Son trésor. Il fourra l’objet fétiche dans la poche de son short et quitta la case au pas de course pour prendre la direction du marché. Il ralentit l’allure sur l’allée des manguiers, abritée par un feuillage dense, puis il pressa à nouveau le pas lorsque le chemin s’ouvrit sur le Petit Panam, soudain envahi par une bouffée d’impatience.
« Isama, Toubabunding[3] ! » La voix s’échappait de sous un parasol multicolore abritant un vieillard à la posture digne, assis sur un petit banc. Sam était ravi de voir le Général. Il avait toujours des anecdotes à raconter sur ses années passées à défendre la mère patrie.
– Alors Petit, des nouvelles de ton frérot ?
Les nouvelles n’étaient pas très fraîches mais Sam savait que Siaka était arrivé à la porte de l’Europe.
– Il est au Maroc. Il attend de pouvoir traverser.
– Que Dieu lui apporte son aide.
Sam glissa la main dans sa poche et caressa son trésor.
– Quand il y sera, il fera tout pour que je le rejoigne.
– Oh, ne sois pas impatient garçon. Le sucre reste du sucre… celui des autres n’est pas meilleur que le nôtre.
Cette parole, sortie de la bouche d’un homme qui avait pu goûter à la fraîcheur du décor de sa carte postale, découragea l’enfant de prendre place sous le parasol. Il salua poliment le vieil homme et entreprit de traverser le marché.
Les vendeurs de fripes secouaient des vêtements de seconde main pour les étaler sur des bâches. Parmi les marchandes de pastèques et de bananes, un homme époussetait des paires de chaussures dont la marque avait été estropiée. Sam reconnut Diop, un ami de son père, qui vendait des lunettes de soleil, des casquettes et des Rolex semblables à celle que son frère avait reçue de Tonton Matar. Leur oncle avait erré pendant neuf ans, orphelin de terre, jusqu’à ce qu’il rencontre Viviane, la femme blanche grâce à laquelle il avait pu obtenir des papiers et revenir passer des vacances au village. C’est elle qui avait offert à Sam l’image du paradis bleu. C’est sûr, Siaka les y retrouverait bientôt et un jour, il irait lui aussi.
Diop pédalait sur un vélo à l’arrière duquel il avait ficelé une structure métallique disparaissant sous un amoncellement de marchandises. Au moment où le garçon allait saluer le marchand ambulant, son attention fut détournée par une rumeur dans son dos. Il se retourna pour constater que la rue était en ébullition. Intrigué, il revint sur ses pas, trottant de plus en plus vite. Il discerna des cris, des pleurs. Son cœur se mit à cogner dans sa poitrine lorsqu’il vit des hommes et des femmes se diriger vers sa maison. Saisi de panique, Sam accéléra. Il était tout juste arrivé à l’ombre des manguiers lorsqu’il saisit un nom, étouffé au milieu de sanglots et de cris déchirants. « Siaka ». Il perçut les mots « malheur », « volonté du Tout-Puissant », « pirogue », … Le bleu de la mer avait englouti son frère.
Sam ne se rendit pas compte qu’il s’était remis à courir en sens inverse. Tout son intérieur était à l’arrêt. À part ses jambes, rien ne fonctionnait. Il s’arrêta à la croisée des chemins, là où l’allée des manguiers coupait la rue du Petit Panam. Ses Adadis plantées dans le sable brûlant, il ne percevait plus rien. Il revoyait son frère, leurs parties de cache-cache dans le marché, ses railleries, son regard lorsqu’il lui avait promis « petit frère… ». Les larmes se faufilèrent entre ses cils puis roulèrent sur ses joues. Il sentit à nouveau le soleil lui brûler la peau. Il perçut des voix… celles de Diop et du Général :
– Général. L’Europe, c’est bon quand tu y arrives mais quand la pirogue plonge, c’est dur dé !
– Hey Diop. Faut arrêter de faire croire aux gosses que là-bas c’est le paradis. Regarde, toi tu vends ton bling bling et hop, celui qui achète se prend pour Monsieur Président. Même ceux qui vivent à Paris, ils reviennent les valises pleines de contrefaçon. Ils font croire qu’ils ont payé cher pour les cadeaux qu’ils distribuent. De la poudre aux yeux.
Dans sa poche, le trésor de Sam sembla soudain peser une tonne. Il le jeta avec force dans le sable où il se figea comme une braise sur un petit volcan. Le garçon avança en direction du fleuve. Il y déversa son chagrin, sa rancœur, poignardé par le soleil, jusqu’à ce qu’une main se pose sur son épaule.
– Sam. La main exerça une pression douce. Tiens, ceci t’appartient.
Son grand-père tenait dans la paume de son autre main un objet rouge, de forme allongée.
– Grand-père, je n’en veux pas. Ce n’est qu’une contrefaçon. Tonton Matar nous a trompés, il n’y a aucun bonheur pour nous de l’autre côté de la mer.
– Ce couteau suisse est un vrai. Et ton oncle n’a trompé personne. Il espérait que ton frère trouverait la chance au bout du voyage.
– Il a trouvé la mort.
– Choisis bien ton chemin Samoura. Et n’oublie pas d’être toi.
L’enfant observa longuement l’objet dans la paume de son grand-père avant de se décider à tendre la main vers son trésor. Finalement le rouge de sa terre deviendrait sa couleur fétiche.
[1] Salutation Mandinka: Bonjour, Samoura. Comment vas-tu ?
[2] Européen
[3] Petit toubab
Estelle Konté
Animatrice socioculturelle à Pro Senectute Valais – 42 ans – Bramois
3ème prix
Belle lumière ce matin sur mon balcon. Je m’installe, premier portrait du jour. Entre le rayon de soleil et mon visage fatigué, le téléphone filtre les indésirables. Deux-trois clics et ma peau est belle, maquillée. Le décor n’est pas dans le cadre, parfait. « Bonne journée » je note avec un cœur jaune. Je publie. Mon bras bute contre l’encadrement de la porte, hurlement étouffé. Début de journée de merde après une nuit agitée. Les yeux gonflés. Ce genre de détail peut être effacé comme par magie. Je prépare ma tenue pour la séance photo. Une robe printanière que j’adore, avec des bottes et un trench. Je les plie avec soin, les range dans mon sac. Sur moi, un training beige et des baskets, un manteau, une écharpe. Les températures sont encore trop basses, je me changerai juste avant les photos, confortable le reste du temps. J’aime simuler l’arrivée du printemps, m’y préparer, et je m’en réjouis encore plus.
Je marche vingt minutes pour arriver au café où je retrouve Eva. Décoration bohème et fleurs séchées, dans le style que je veux donner à mes photos. Je me change rapidement dans le cabinet trop petit. Pas de miroir pour me voir mais Eva m’examine et ajuste. Bascule du bassin, ventre rentré, poitrine ressortie. Un air naturel, un sourire détendu. La chair de poule, les cernes et l’acné s’enlèvent facilement, à l’écran. Serrer les abdos et sourire, même à contrecœur. Le reste c’est l’image virtuelle qu’on travaille. Une centaine de clichés plus tard, je retourne me changer. Sur la table la boisson qui posait aussi n’est pas consommée. On reste là pour boire ce café froid et on commence le tri, la sélection. On en garde cinq, qu’on doit encore retoucher malgré les filtres déjà utilisés. On coupe, on recadre, on sature, on assombrit. Les outils sont multiples pour arriver à créer l’image de celle que je suis sensée être. Beauté, style, émotion, tout y est. Satisfaction de créer aussi rapidement ce personnage. Lisse, étrangère mais universelle, cette femme devient vraie à coup de like et de commentaires. Elle devient moi, je deviens elle.
Les coulisses, le travail administratif. Contrats, marches à suivre. Des tâches et des codes à respecter. Pression de productivité et comme résultat une allure détendue. Égérie de mode en personnage errant, statue des rues. Les envieux, les insultes et les critiques constructives me poussent à m’améliorer. Je fais des recherches et adapte le personnage telle une marionnettiste. Metteuse en scène de ma propre vie. Je joue mon propre personnage, premier rôle de ma vie. J’en fais ce que je veux, je deviens qui je veux. Je suis à l’affût des dernières tendances. Il s’agit de s’approprier comme un éclair tout ce qu’il y a de plus frais. Manger le poisson à peine sorti de l’eau, croquer sa chair avant qu’il ne pourrisse.
Cet après-midi, gros plan au pied d’un arbre. Cadrage malin et je peux être partout. Ici ou n’importe où ailleurs. Je me suis fait voyager dans tellement d’endroits où je ne suis jamais allée. Liberté affranchie de toute frontière. Ne pas indiquer le lieu de la photo, laisser les abonnés y projeter leurs propres rêves. Entrepreneuse inspirante, je sais que beaucoup m’envient ce que je n’ai même pas.
Intemporelle, du vintage aux tenues d’adolescentes actuelles, je traverse les époques et n’ai pas d’âge. Clic et clic et je rajeunis.
De retour, le miroir. J’aperçois mon reflet et découvre qui je suis. Le personnage a fondu dans la glace, il n’y a que ma face sans artifice. Qui es-tu ? Qu’est-ce que tu veux ? Déconcentrée par une notification sur mon portable, je ne me réponds pas. Tant de gens s’adressent à elle, je n’ai pas le temps pour moi. Je suis réactive, je fais mine de partager, c’est pour ça aussi qu’ils m’adorent.
Les marques me paient pour mettre en avant leurs produits. Je suis illusionniste. Je donne l’illusion que ma vie est parfaite. Je donne l’illusion que ma vie est celle qu’ils veulent eux aussi. Je donne l’illusion que pour avoir cette vie ils doivent acheter ces produits. Cette chaîne de faux-semblants est le terreau sur lequel pousse mon travail.
Ce soir je sors. Je dois retravailler le masque, l’élargir car dans ce genre d’endroit je suis vue sans filtre. Si on me reconnaît, je dois lui ressembler au maximum. Maquillage, robe de soirée, sac Prada payé à crédit. Je me prends en photo avant de partir. « Night out », cœur noir. Je publie. Pas de training ce soir, je suis devenue le personnage. L’autre essaie de me rattraper avec sa fatigue et ses envies de canapé. Envie d’être seule et libre. Invisible. Mais je suis déjà loin.
De sortie, mes yeux ne font qu’un avec l’objectif. Cocktail. Verre de vin. Assiette de pâtes printanière aux asperges et sa crème citronnée. Très photogénique. Une pose au bord de la fontaine. Photo de mes pieds. Chaque instant est décortiqué. Des macros de moments communs se fondent dans le flux des images qui remplacent un peu la vie. Devant chaque miroir je réajuste, armée du téléphone qui en immortalisant valide le personnage.
De retour à la maison, celle dont j’ai étouffé le cri d’un claquement de porte, celle qui me suppliait de me glisser dans sa peau n’est plus là. Je parcours les pièces mais cet appartement fait pour elle, son refuge, semble l’avoir effacée lui aussi. Alors je me souviens de l’endroit d’où elle ne peut m’échapper. Le miroir. Elle reprend des forces.
Je me démaquille et m’installe nue face à mon reflet. Je scrute. Chaque imperfection apparaît comme une trahison. Mais celle qui me regarde respire enfin, satisfaite de n’avoir rien d’autre à faire que d’être elle-même. Encore une notification. Elle me la fait payer d’une crampe abdominale. Elle m’oblige à la regarder, à la laisser souffler. Alors que sur ma chair une larme coule, démunie face à ce corps méconnaissable, sur le verre elle esquisse un sourire. Pourquoi pas la laisser gagner, pour une fois ?
Cette nuit, dans la prolongation de sa victoire, j’ai rêvé que la femme statue avait été chassée d’un coup de vent, que la poussière de pixels qui la formaient s’était envolée. J’ai rêvé pouvoir décoller la peau lisse plaquée sur la mienne et que ce qu’il y avait en-dessous était aimé. Même rugueux, tâché, imparfait.
Réveil trouble. Confusion. Sur mon téléphone, je consulte le planning de la journée et c’est l’invasion. Elle est demandée, comment pourrais-je l’abandonner ? M’en dévêtir, comme dans mon rêve. Si seulement ils connaissaient celle qui souriait hier devant la glace, alors que je pleurais. Si seulement j’osais être celle que je suis, sans masque, sans contrefaçon. Certains rêvent d’être quelqu’un d’autre, quelqu’un qu’ils ne sont pas et ne seront jamais. Je suis ce quelqu’un d’autre, ce quelqu’un que je ne suis pas et que je ne serai jamais. Certains rêvent d’avoir ce qu’ils n’ont pas. J’ai tout ce que je n’ai pas, de la même manière que je n’ai rien.
Aurélie Merline Zoss
Artiste – 30 ans – Lausanne
Mention « Coup de Coeur »
Dans la vie d’Armand Démessert, nous partons de ce jour où une goutte d’eau fit déborder le vase.
Dans le petit matin jaunâtre, il sortit de son lit puis se rendit comme d’habitude sur le balcon pour palper l’atmosphère. Son regard passa du ciel couvert aux façades d’en-face, puis à la rue déserte où, à l’angle du carrefour, il remarqua une nouveauté. La quincaillerie, fermée depuis des mois, semblait avoir été reprise par un commerçant que l’on pouvait imaginer, à en juger par les couleurs de la devanture, aussi jeune qu’enthousiaste. De son balcon, Armand parvenait juste à lire le nom du magasin : de l’air – et en-dessous son slogan marketing: reconnectez-vous.
Au niveau commercial, Démessert ne fut pas surpris. D’abord, la quincaillerie n’était plus à la mode : les téléphones et les chaussures de sport l’emportaient aujourd’hui nettement sur les tournevis et les rabots. Ensuite, il avait remarqué que les entreprises faisaient tout pour imposer dans la tête du client l’idée que leurs produits, quels qu’ils soient, étaient des biens de première nécessité. Il avait ainsi observé que les opérateurs télécom avaient troqué leurs anciennes raisons sociales pour des marques suggérant une nécessité vitale : par exemple eau, sel, soleil ou feu. En clair, les télécoms ambitionnaient de s’ériger en condition de la vie sur terre.
Qu’un magasin de quartier choisisse de s’appeler de l’air était donc bien dans l’esprit de l’époque. En revanche Démessert, après réflexion, n’était plus sûr qu’il eût en face de lui un magasin de sport ou de gadgets électroniques. Il y avait aux alentours déjà plusieurs enseignes dans ces secteurs : un nouveau concurrent, à l’évidence, aurait suivi tout droit la voie de la quincaillerie.
Démessert décida donc d’aller vérifier sur place.
2.
Il s’habilla, sortit en hâte de chez lui, fit claquer ses pantoufles mal enfilées dans les escaliers, descendit dans la rue, et alla se poster devant la vitrine.
Une minute passa, à la fin de laquelle se trouve le moment exact où la goutte vint s’ajouter au vase dont nous avons parlé.
Démessert se tenait devant un magasin de conseil en bien-être. Il était décoré de grandes photographies sur papier glacé. L’une d’elles représentait une personne, sourire aux lèvres, qui posait exaltée sur fond de paysage alpin éclairé par le couchant. Une autre montrait une femme au visage contemplatif qui visitait une cathédrale remplie d’ombres. Sur une troisième, on voyait un homme assis, les jambes croisées, au bord d’un champ de fleurs. Des inscriptions disaient Retrouvez-vous, Devenez qui vous êtes, Découvrez votre moi authentique.
Dans les publicités des magazines et dans les interviews qu’il entendait parfois à la radio, Démessert avait déjà rencontré de telles recommandations. Il avait toujours trouvé qu’il y avait quelque chose de grotesque dans cette idée de vrai moi caché : s’il y a bien une chose qu’on trimbale avec soi en permanence, se disait-il, c’est soi-même. Comment les gens pouvaient-ils croire qu’une chose aussi grosse que ce qu’ils sont vraiment leur soit restée inaperçue des décennies durant ? Si les gens se découvraient une nouvelle passion ou prenaient de nouvelles habitudes, ne fallait-il pas dire, tout bêtement, qu’ils avaient changé ? Avaient-ils à ce point peur du changement pour le masquer sous l’étiquette d’une « redécouverte du moi profond » ?
Démessert sentait la colère l’envahir. Que là, dans sa rue, sous son nez, soient venus s’installer de médiocres marchands faisant commerce d’une idiotie logique : c’en était trop. Il se dit qu’il devait réagir, résister à l’air du temps, prendre le contre-pied de la marche de l’histoire.
Toujours debout devant la vitrine, les poings serrés, Démessert sentait son esprit chercher à grande vitesse une riposte à toutes ces balivernes.
3.
Au bout de quelques minutes, Démessert pensa que l’action la plus efficace contre la lame de fond de l’authenticité ne pouvait être que la caricature. Dans le cas qui nous occupe, cela voulait dire : s’efforcer d’être une contrefaçon de sa propre personne ; devenir une version de soi-même en cheap.
Il se fit remarquer que tout contrefacteur se doit de connaître parfaitement le produit qu’il veut imiter. Il rentra donc à la maison aussi vite qu’il en était sorti et alla s’asseoir à son bureau pour établir une liste des choses qui faisaient de lui ce qu’il était.
On aurait pu lui objecter que sa révolte contre l’authenticité commençait par une recherche de son vrai moi, mais Démessert ne perçut pas la contradiction. Au fond, peu importait. Il passa son lundi dans un état de transe, à fouiller les recoins de sa mémoire et à jeter sans ordre sur le papier toutes les choses qu’il avait aimées et toutes celles qu’il avait détestées.
Quand, après bien des pages, plus rien ne lui vint en tête, Armand relut cet étrange inventaire formé de phrases en vrac : Deltas, Sensation de son ongle-flamme, Rivière d’eau ralentie, « Horn », Banfi/1997, Tandis que joies célestes.
Il se mit ensuite à recopier ces éléments en les classant par catégorie, dont les principales étaient « Vie du corps», « Vie de l’esprit », et « Vie sociale ». Sur un grand nombre de sujets il hésita, ne sachant par exemple si la musique était d’abord un plaisir des sens ou un plaisir de l’esprit ; ni s’il fallait placer Emma, l’amour de son adolescence, parmi les éléments de la vie sociale ou de la vie du corps. Pour terminer plus vite, Démessert catégorisa souvent au plus pressé.
Il prit soin de réserver sur la droite une colonne où, pour chaque élément, il en placerait un autre qui lui ressemblerait, tout en s’en distinguant par un décalage imperceptible : une contrefaçon, raisonna Démessert, est une version un peu plus extrême, un peu plus tapageuse, et surtout un peu plus grand public d’un original, et c’est dans cet esprit qu’il établit sa deuxième liste en regard de la première. Après des heures d’effort, il mit un point final à la phase I de son projet.
4.
Dans les semaines qui suivirent Armand Démessert, liste en main, s’appliqua à remplacer une à une toutes les choses qui lui importaient : ses livres, ses disques, sa garde-robe, les mots qu’il utilisait, ses pensées, ses désirs, et même chacun de ses souvenirs. A leur place, il mettait les alternatives qu’il avait choisies. Prises séparément, celles-ci ne différaient des originaux que de manière infime, mais dans l’ensemble Armand se sentait tout autre : délicatement faux, un peu trop voyant, et par moments à la limite du mauvais goût. Une espèce de Démessert en skaï. Un imposteur, quoiqu’extrêmement doué.
Pourtant l’exercice avait quelque chose d’instructif. Il le forçait, pour chaque élément de son existence, à réfléchir au détail exact qui le catapultait du rang des choses plaisantes au rang des choses sublimes – ou, à l’inverse, le faisait basculer du désagréable au détestable. Dans son nouvel état, Armand remarqua que son oscillographe intime ne décollait plus du calme plat. Ses émotions semblaient s’être éteintes, à l’exception de la joie amusée de ceux qui ont réussi un canular, qui ont joué un bon tour à la société.
Quant à la société, justement, elle passa totalement à côté de la révolte minutieuse de Démessert. Aucun membre de son maigre entourage, aucune des fréquentations de son quartier ne formula de commentaire. A sa grande surprise la libraire elle-même, lorsqu’il passa en caisse les bras surchargés, ne fit pas observer qu’il avait sans doute choisi de très bons livres, mais qu’aucun d’entre eux n’était un chef-d’œuvre.
Pourtant Armand refusa de désespérer. Il pensa qu’à la longue quelqu’un décèlerait sa critique subtile de l’air du temps. Il décida donc de poursuivre sa stratégie aussi longtemps qu’il le faudrait, jusqu’à la mort si nécessaire – « la seule chose », pensa-t-il, « qu’il est impossible de contrefaire. » A l’instant même où il formait cette pensée, Armand Démessert se dit qu’elle était d’une banalité terrible et conclut aussi sec qu’il ne pouvait s’agir que d’une stupide imitation, et bon marché encore.
Jean Noura
48 ans, enseignant, Neuchâtel
2021
Thème : « Déjeuner sur l’herbe »
Nous avons pris grand plaisir à lire les 93 textes reçus, principalement de Suisse romande mais aussi de France et un du Canada !
Les trois nouvelles lauréates ont été publiées dans L’Agenda n°91 juillet-août 2021.
Textes lauréats 2021
1er prix
Regardez le petit rectangle d’herbe, là, niché entre les deux murs borgnes, dans l’interstice formé par les immeubles d’en face. Il faut se l’avouer : on peut à peine parler d’un parc. Le terrain est étroit, mal tondu, jauni par endroits… si misérable que le voisinage, les passants, même les chiens errants ne s’abaissent pas à y faire leurs besoins. On se demande bien comment un tel oubli urbain a survécu au zèle des verseurs d’asphalte.
Mais ce que nous proposons, Jacqueline, c’est d’oublier tous ces détails un instant. Concentrez-vous plutôt sur votre objectif : un moment d’allégresse, de légèreté, d’apesanteur. Comprenez que cette pelouse anodine n’est pas comme les autres qui parsèment les rues de votre métropole. Vous le savez bien, car vous l’observez chaque après-midi depuis la fenêtre de votre salon en attendant que votre café tiédisse. Tous les jours, vers trois heures, une fine lame de lumière se glisse entre les tours et vient caresser les brindilles. Pendant quelques instants, l’herbe verte en contrebas scintille, un tapis d’émeraudes au fond de la crevasse de béton. Elle vous appelle.
Voilà maintenant des mois que l’idée vous titille. Ne résistez plus à la tentation et offrez-vous un moment de bonheur ! Ne ressentez-vous pas l’envie irrépressible de tout lâcher et d’aller vous étaler dans le petit rectangle de verdure ? Surtout après cette longue et infructueuse téléréunion matinale suivie de cette conversation “sérieuse” avec l’horrible M. Gachet qui n’est toujours — et ne sera sûrement jamais — satisfait par votre taux de productivité médiocre.
On ne vit qu’une fois, Jacqueline. Au diable les tâches urgentes, les responsabilités, les besoins vitaux. Vous méritez cet instant en communion avec la nature, aussi rabougrie et pathétique soit-elle. Nous sommes là pour vous aider à chaque étape.
Oubliez votre café déjà refroidi et laissez votre imagination s’emballer. Mettez enfin en scène ces images disjointes qui ne veulent que jaillir, idylliques, du brouillard épais de votre ennui quotidien. Voyez la grande nappe à carreaux s’étendre et la multitude de petits sandwiches et d’assiettes débordantes de salade fraîche s’y placer. Au milieu de ce festival de délices colorés, une, non, deux bonnes bouteilles de pinot noir sorties de la réserve couronnent le tout. Frémissez en sentant l’arôme du repas à venir se mêler aux effluves du vin, les chatouilles douces de brins d’herbe entre vos doigts et les rires mélodieux de vos compagnons.
Oui, car ce repas ne se mangera pas seul. Invitez Leila et Frédéric. Allez, saisissez votre téléphone en ignorant avec grand soin l’accumulation de messages et notifications qui encombrent l’écran brillant. Appelez-les, eux qui sont toujours prêts à se lancer dans vos petites folies improvisées. Vibrez d’impatience en attendant qu’ils décrochent. Ça fait si longtemps que vous ne vous êtes pas vus. Comme toujours, Leila répondra essoufflée, sa voix chargée de tout l’épuisement causé par ses deux bambins qu’elle exhibe au moins trois fois par jour sur ses réseaux sociaux. Ils sont mignons, mais il ne faut pas exagérer. Frédéric sera plus calme quand vous l’entendrez, mais presque un peu trop. Depuis que votre vieux camarade s’est marié avec cette kinésithérapeute, il n’a plus la même fougue.
Si Leila et Frédéric refusent de se joindre à votre déjeuner parce qu’ils ont trop peur de sortir ou qu’ils sont trop occupés avec leurs enfants si parfaits, leurs conjoints si beaux, leurs jobs si bien payés, leurs jardins potagers fleurissants et ainsi de suite, ne succombez surtout pas à l’écrasante vague de découragement qui surgira. Vous l’avez toujours compris : savoir vivre seule et satisfaite par sa propre compagnie est une force, voire la plus merveilleuse qualité de toutes.
Au frigo ! La forme idéale du repas à venir est déjà en tête et n’attend qu’à être réalisée. Imaginez la composition de pains, de charcuteries et de crudités, coups de pinceau gustatifs sur la nappe de pique-nique qui servira de toile. Lorsque vous ouvrirez la porte et découvrirez qu’il ne reste que deux oeufs, une salade iceberg avariée et un tube de mayonnaise, ne désespérez pas. Quelques conserves de petits pois et de raviolis en sauce se cachent au fond du placard, si pratiques, car même pas besoin de les réchauffer.
D’une pierre, deux de vos cinq portions de fruits et légumes par jour ! Le vin pourra servir de troisième portion. Explorez votre réserve dans l’alcôve sous l’évier et soyez rassurée par votre collection ; l’une des rares choses sûres dans votre vie. Certaines bouteilles sont déjà vidées, alors vérifiez bien avant de choisir. Et pourquoi pas un des Bordeaux, cinq ans d’âge, château de je ne sais quoi, que vous gardiez précieusement pour l’une de ces occasions spéciales qui n’arrivent jamais ? Faites-vous plaisir !
Faute de panier, flanquez le vin et les boîtes dans le seul sac en plastique qui vous reste, celui où vous mettez d’habitude vos piles usagées. Une fois vos pantoufles dépoussiérées, enfilez-les et vous êtes enfin prête. Attention en dévalant les marches qui descendent de votre cinquième étage. Nous déclinons toute responsabilité en cas d’accident.
Lorsque vous arrivez dans le couloir qui mène à la sortie, arrêtez-vous au seuil de la porte un instant et hésitez. Dehors, à travers le verre encrassé, vous discernez la foule frénétique et vrombissante de la métropole. C’est l’heure de pointe et, avec elle, un raz de marée de corps pressés inonde maintenant les trottoirs. De l’autre côté de la rue, vous apercevez le rectangle d’herbe derrière l’affluence incessante de piétons et de véhicules. D’un coup, les rayons de soleil s’estompent et le parc disparaît, étouffé par la cohue mugissante.
La porte s’ouvre et vous tombez presque à la renverse. C’est votre voisine, madame Crosetti, qui revient de sa promenade journalière avec son chat, Grégoire, sous le bras. La vieille et son animal scrutent vos habits débraillés et le sac en plastique dans votre main tremblante. Leurs regards méfiants se plissent. Vous avez l’impression que leurs yeux se démultiplient et que ces milliers de pupilles verticales vous fixent avec le même air accusateur.
Entendez-vous leurs jugements, Jacqueline ?
En cas de nausée, il vaut mieux demander conseil à votre spécialiste, mais à ce moment-là, partez plutôt à toute vitesse grimper les escaliers pour rejoindre votre appartement et sceller la porte à double tour. Allez ensuite vous asseoir devant l’ordinateur et respirez profondément trois fois. Ne faites pas attention à la boîte de réception engorgée.
Pour l’instant, ne pensez plus à l’herbe fraîche et disposez votre pique-nique sur le bureau, dans l’espace disponible entre les stylos, les tasses sales et le méli-mélo de feuilles blanches et d’enveloppes. Festoyez sur vos raviolis froids et moelleux et les petits pois trop salés. En ce qui concerne le Bordeaux, oubliez le verre à pied et buvez-le au goulot. Consommer avec modération sera pour une autre fois.
Devant votre repas, plongez dans l’écran brillant aux lueurs qui tiennent la nuit tombante en échec. Ouvrez les navigateurs et parcourez la toile qui grouille d’images de nature, de paysages pittoresques, de contrées lointaines. Les plages thaïlandaises, les Alpes suisses, les steppes mongoles… Voyagez depuis le confort de votre siège ergonomique, laissez les couleurs de chaque pixel vous imprégner et vous emporter là où ce piteux rectangle vert n’aurait jamais pu.
Voilà, comme vos ancêtres antédiluviens accroupis autour du feu, soyez rassérénée par la lueur orangée de votre écran anti-fatigue et bercée par le ronronnement des ventilateurs. Buvez, mangez. Vous êtes bien. Comme promis.
Vous vouliez déjeuner sur l’herbe, Jacqueline, mais vous comprenez maintenant que vous n’en aviez pas vraiment besoin. Admettez-le. Finalement, ça vous embête un peu de sortir.
Alexandre Sadeghi
Architecte – 31 ans – Lausanne
Portrait du lauréat Alexandre Sadeghi
Art. publié dans L’Agenda n°92 septembre-octobre 2021
2ème prix
Denis peine à croire à sa chance. La veille, quinze minutes à peine après son inscription sur Parshop, il a déjà ferré. Comme si Angélique l’attendait, comme si elle lui avait toujours été destinée. Le feeling est tout de suite passé : en quelques échanges, deux-trois plaisanteries, ils ont bien accroché. Angélique… le prénom le fait rêver. Pour ne rien gâcher, la demoiselle semble gracieuse. Alors, quand elle lui a proposé un pique-nique dans la nature pour le lendemain midi, Denis ne s’est pas fait prier. Il a passé la nuit à rêver de la silhouette élancée affichée sur le profil. Maintenant il se hâte sur le sentier, lavé de frais, soigneusement peigné, prêt à la rencontrer.
La prairie vrombit, bourdonne, bruisse dans l’effervescence de ce dimanche d’été. L’herbe fléchit et ondule sous une brise légère, les insectes s’affairent, les oiseaux pépient. Immobile, alerte, la chasseuse guette. Sans relâcher sa vigilance, à l’affût, elle attend sa chance.
Angélique est déjà là. Denis la distingue, assise sur un carré de tissu, dans un coin de la clairière, ses jambes élégamment repliées contre son bassin. Il accélère encore, la rejoint en quelques foulées. Lorsqu’il arrive à sa hauteur, la jeune femme se redresse comme un ressort, le saisit par le poignet et l’attire à elle. Elle le dépasse d’une bonne tête. Ce n’est pas pour déplaire à Denis. Longiligne, Angélique a des membres interminables, la taille ultrafine. En réponse à la main qui l’entraîne vers le sol, tout près d’elle, Denis s’assied, ravi que la fille soit tactile. Sans plus tarder, la parshopette sort quantité de victuailles de son panier.
En un bond, elle a réussi ! Une mouche s’agite entre ses pattes. La prédatrice la tient fermement. Elle tend le cou, se penche avec douceur et fermeté sur l’insecte et entreprend de lui grignoter les mandibules.
— Un peu de salade de museau de bœuf, ça te tente ? Denis examine avec circonspection les tranches gélatineuses dans le bocal qu’Angélique lui tend. En imagination, il reconstitue le mufle du bovin, se figure la machine qui le taille en rondelles fines et décline poliment. Angélique attaque le hors-d’œuvre, paupières mi-closes, petite bouche en cœur. Que l’élégante se sustente, pense un Denis mi-amusé, mi-émoustillé. La belle se régale tout en lui faisant les yeux doux. Elle picore avec délicatesse et ne s’interrompt que pour farfouiller dans ses réserves, dont elle sort des pilons de poulet.
De toutes ses forces, la mouche repousse son assaillante, elle frappe sa tête de son antérieur gauche pour se soustraire à la dévoration. Imperturbable, l’affamée s’attaque au membre qui bat devant ses mâchoires. En un rien de temps, il n’en reste qu’un moignon qui tambourine vainement contre son crâne.
La brise caresse les avant-bras des pique-niqueurs, leur amène l’odeur entêtante d’un champ de colza voisin. Angélique soupire d’aise. Elle ronge la patte du poulet jusqu’à l’os, détache à petits coups de dents les derniers pans de chair du cartilage. Elle sourit à Denis. Ses lèvres luisent de graisse. Le jeune homme se verrait bien y passer le bout de la langue. Lui-même ne touche pas aux victuailles. Tout à ses observations, il repense aux conseils de son grand-père : « Avant de batifoler avec une femme, regarde-la manger ! Ne perds pas ton temps avec celles qui chipotent dans leur assiette. Mais si une demoiselle goûte aux plaisirs de la table, crois-moi, elle apprécie aussi ceux de la chambre à coucher… »
Les insectes ronflent, toutes ailes vibrantes, ils sillonnent la prairie en un bal fiévreux. Mangée vivante, la mouche se débat furieusement. Le tigre de l’herbe la déguste avec passion, la tient par le cou en une étreinte fervente. Venu à bout du bas de la tête, il creuse maintenant l’intérieur, se fore un passage entre les yeux alors que la proie se démène comme une désespérée.
— Tu prendras tout de même un peu de cervelle de canut ?
Cette fois, Denis contient un hoquet. Quel étrange menu ! Angélique serait-elle adepte du régime cétogène, à base de lipides et de protéines ? Voilà qui expliquerait sa ligne impeccable. Il admire à nouveau la longue silhouette, les jambes fuselées, se demande où la jeune femme stocke toutes les calories qu’elle ingère. Angélique, le regard fixe, l’œil brillant, n’a cessé de brandir le saladier sous son nez. Il surmonte sa réticence et lorgne dedans. Au lieu d’une masse cérébrale informe, il découvre une sorte de fromage frais agrémenté de fines herbes et d’oignons. Malgré tout, il refuse la proposition. Sans se démonter, la goulue attaque seule le plat en lui adressant des mines gourmandes.
La deuxième patte, arrachée au corps de la mouche, s’agite dans le vide alors que la gloutonne, en quelques coups de mâchoire, la gobe comme un spaghetti.
Même la salade de wakamé ne trouve pas grâce aux yeux de Denis. Angélique aspire comme une morte de faim les longues algues qui se balancent devant sa bouche. Une sorte de malaise a gagné le célibataire. Il déglutit difficilement en voyant sa conquête replonger avec entrain la fourchette dans le plat. Angélique suspend son geste, le dévisage, lèvres entrouvertes. Denis parierait que son haleine sent le soufre, à la faveur de sa diète. À en croire l’aïeul, une telle vorace serait le coup du siècle, pourtant, le jeune homme, la gorge nouée, a perdu l’envie de s’y frotter.
Les mouvements de la mouche ralentissent, ce qui reste de sa tête dodeline. En quelques mâchouillements, l’ogresse termine la structure du crâne. Elle se met aussitôt à forer l’abdomen.
Sans interrompre sa mastication, Angélique enlace la taille de Denis. Un oiseau trille très fort, juste au-dessus de lui. Le garçon sursaute. Il ressent comme un creux à l’estomac, un vide abyssal, mélange de fascination, d’écoeurement et d’angoisse. La sensation se diffuse, gagne tout son corps, le prive de ses forces. Il aimerait partir, quitter cette orgie qui semble ne faire que commencer. Maintenant Angélique, regard froid et mimique avide, mastique goulûment un rack entier d’agneau. Denis cherche à se lever, mais ses jambes ne le portent plus. Il essaye de se raisonner, de prendre du recul. À quoi donc l’insatiable lui fait-elle penser ? Plus il cherche, moins il trouve, comme un mot qui nous échappe, qui glisse dans les recoins de la mémoire. Pourtant, il le sait, la réponse est évidente.
Sur un coup de vent plus fort, un coin de nappe se soulève. Dissimulée entre les brins d’herbe, longue, mince et élégante, une mante religieuse, au terme de son hors-d’œuvre, se pourlèche mandibules et pattes ravisseuses. Du coin de l’œil, elle a repéré un petit écervelé. La Prie Dieu, impatiente, laisse le mâle s’approcher.
Hélène Dormond
Assistante sociale et auteure – 50 ans – Prangins
3ème prix
J’ai ouvert en grand la fenêtre du grenier. Le fumet de chipolatas grillées chasse l’odeur de renfermé. Arnaud, mon frère, s’active avec ardeur pour ce dernier barbecue familial dans notre maison d’enfance. Ces effluves appétissantes m’encouragent. Devant moi, tout un bric-à-brac à trier : souvenirs de vacances, bijoux cassés, vieux jouets… Mes parents déménagent, quittent la maison vendue. Déménagent dans leur tête aussi ; un nouveau cap, mais pas celui de « Bonne Espérance », dans une vie qui s’effiloche. Une mallette, ternie et trouée par endroit, attire mon attention. J’ouvre. Le souvenir surgit.
*
Maman étale la grande nappe à carreaux sur l’herbe, à l’ombre du cerisier, et apporte ma malle aux merveilles, en bel osier vernis. Idéale pour un pique-nique improvisé. Je me charge de placer les convives : Justine ma préférée, sourire peint aux lèvres, à côté de moi. Colin, mon amoureux chauve aux grosses joues, juste en face. Amalia, qui rigole à toutes les blagues de Colin, je l’ai assise en plein soleil, sans chapeau. Elle rira moins avec quelques coups de soleil.
Contente du plan de table, je regonfle la robe en dentelle de Justine, redresse sa capeline à fleurs. Éloigne Amalia de notre trio pour qu’elle n’entende pas nos confidences, et lui noue l’étole de Mémé – celle qui gratte – sur sa bouche. De quoi décourager cette langue de vipère !
Puis je m’agenouille et relève le couvercle de ma dînette. Mes invités ont faim, j’entends le ventre de Colin gargouiller. En tant que maîtresse de maison, je veux mériter leurs compliments. Et mon service, maintenu dans le tissu soyeux par des rubans dorés, les éblouit déjà. Personne d’autre n’a le droit d’y toucher. Maman l’a dit, c’est très fragile. Justine a failli casser l’anse de la théière, une fois, ce qui a fait ricaner Amalia. Mais on ne se moque jamais très longtemps d’autrui quand on est privé de dessert pendant toute une semaine. J’adore effleurer la porcelaine toute lisse et la théière est si mignonne avec ses volutes bleu clair et ses rondeurs délicates.
Je dispose une petite assiette, une tasse et une vraie cuiller en argent devant chacun et apporte les victuailles : l’arrosoir – ma bouilloire – et quelques pétales de fleur écrasés dans des mottes de terre comme amuse-bouche. Ce que j’aime par-dessus tout, c’est le moment où je soulève le minuscule couvercle de la théière pour y verser l’eau de pluie. Je me sens un peu comme la Reine d’Angleterre ! J’ajoute une rondelle de citron – magie du bouton d’or…
Amalia n’a plus le soleil dans l’œil. Ma clémence m’honore : j’ai commandé des nuages en guise de parasols. Mais le vent se lève ; bientôt, le thé viendra directement du ciel à la tasse. Vite, je sers de généreuses portions à chaque invité, même à la chipie du groupe – méritante, au fond, d’engloutir mon goûter, surtout qu’une mouche s’est noyée dans son thé-citron… Plouf ! Beurk !
Maman passe sa tête par la fenêtre et semble ausculter à la fois l’orage galopant et mon installation :
— Quelle belle dînette, ma chérie ! Mais dépêche-toi de finir, il va tomber des hallebardes sur tes poupées !
Je ne sais pas ce qu’elle veut dire par « hallebardes ». Et elle n’a pas encore compris que ce ne sont pas « des poupées », mais mes amis.
Je prends de l’eau fraîche au robinet du jardin, rince la vaisselle que je sèche avec la jupe d’Amalia. Je ne traîne pas, hors de question que la pluie abîme mon osier ! Je rejoins Maman à la cuisine. Arnaud sirote un verre de soda sans sucre réservé à Papa. Il a daigné quitter sa chambre pour du pain frais avec du beurre et du chocolat. Depuis qu’il a reçu ce nouveau jeu, une « console » avec des briques qui bougent dans tous les sens sur un écran, il ne sort plus que pour manger ou boire, les pupilles aussi larges que celles du hibou dans mon livre de sciences naturelles. Et il refuse de jouer avec moi « à des jeux débiles » ! Si c’est ça, grandir…
— Pourquoi tu me regardes comme ça, Louise ? me dit-il. Tu veux ma photo ?
Un coup de tonnerre le fait sursauter. Le voilà vraiment réveillé, maintenant. Je réponds :
— Je pose mes yeux où je veux, d’abord.
Mais je ne suis pas rancunière, je lui tends la boisson de la paix, le « répu-thé-citron-à-la-mouche-royale » qu’Amalia n’a pas terminé :
— Une tasse de thé, mon cher ?
*
Arnaud déboule dans le grenier.
— Tu viens déjeuner, Lou ? Tout est prêt ! Ça flotte dehors, on a dû rentrer le barbecue.
— Des hallebardes, hein ? je dis en caressant l’osier que le temps a rendu doux comme du velours.
Céline Denquin
Thérapeute et auteure – 48 ans – Croissy-sur-Seine – France
1ère mention "coup de cœur"
« On ne l’attendait plus ! »
« Pardon ? »
« Le Printemps. Il a tardé à venir cette année. »
« … »
« On a cru le voir arriver en mars et puis l’hiver est revenu. Fausse alerte. Mais maintenant qu’on a passé les Saintes Glaces, c’est pour de bon ! Oh pardonnez-moi, je manque à tous mes devoirs, je ne me suis même pas présenté. Enchanté Mademoiselle, je m’appelle Pierre-Louis. Mais dites-moi Léon c’est plus simple. Surtout entre voisins ! »
« … »
« Et vous êtes ? »
« Marie. »
« Oh la charmante coïncidence ! C’est le deuxième prénom de mon épouse, figurez-vous. Elle n’est pas ici. Elle me rejoindra plus tard. C’est pour ça qu’on a loué plus grand. Je profite qu’elle ne soit pas encore là pour m’installer. Après, bonjour la tornade ! Je la connais depuis 55 ans – bientôt 56 vous imaginez ? – elle va prendre toute la place, c’est certain. Mais vous verrez, elle est très gentille. Un cœur sur pattes. Et vous d’ailleurs, quel est-il ?
« Quoi ? »
« Votre deuxième prénom ? »
« Juste Marie. »
« Oh, je vois. Vos parents ont eu l’imaginaire fainéant. Mais bon, vous me direz, c’est une autre époque. Vous êtes encore jeune. Et puis, ceci dit, avec Marie, vous êtes déjà servie niveau Bondieuseries. Pas besoin d’en rajouter ! Rapport à ma femme qui s’appelle Germaine. Tout seul, ça fait un peu chanson paillarde – ah vous voyez, vous souriez. C’était le prénom de sa grande tante décédée trois jours avant sa naissance. Que voulez-vous, ses parents, à ma Germaine, ils n’ont pas eu le choix. Une autre époque, je vous dis. Heureusement, Marie, c’est doux et raffiné comme ma Germaine. Et comme vous, j’en suis sûr. Même si vous n’êtes pas très causante jusqu’ici. Qu’est-ce qu’il y a mon Petit, vous êtes triste ?
« Non… Oui. C’est juste que je viens d’emménager et je me sens seule. Mes parents et mes frères viennent de partir – deux de mes frères. Le 3ème est à l’hôpital. Il a eu un accident. Une glissade en montagne. J’étais avec lui. Mais moi, je n’y suis pas restée longtemps, à l’hôpital. A peine une nuit. »
« Oh, et moi qui vous agace avec mes histoires de petit vieux ! Ne vous inquiétez pas, on s’y fait bien à l’ambiance du quartier. Avec un joli minois comme le vôtre, ça va aller vite, les rencontres. Et puis il ira bientôt mieux, le frérot. A vos âges, les garçons c’est du solide.
« Oui. Merci. Mais moi, j’ai encore mal partout. Et l’impression d’étouffer. Il n’y a pas beaucoup de lumière, ici, je trouve. »
« Allons, allons. Cessons de ruminer, voulez-vous ? Tenez : sortons prendre l’air au jardin ! Je vous y emmène, ça vous fera du bien. Et vous savez quoi ? Je viens de terminer un gâteau aux cerises. Nous allons déjeuner sur l’herbe ! Fantastique ! Prenez une serviette, ça tache affreusement, les cerises. Ce serait dommage pour votre si jolie robe. Et puis, pendant que vous y êtes, vous ferez attention : j’ai laissé les noyaux. C’est bien meilleur avec. Sinon, les cerises, elles fanent à la cuisson, comme des pétoles sèches – ah voilà, vous souriez de nouveau ! J’ai aussi mis un fond de noisettes pour pomper le jus. Vous n’êtes pas allergique aux fruits à coque au moins ? Ah ouf. Très bien. Venez, suivez-moi, c’est à peine plus haut. On va s’installer juste-là, sous le grand magnolia près de la chapelle. Dommage que vous ne soyez pas arrivée un mois plus tôt, il était splendide avec ses centaines de fleurs. Les pétales tombés, ça a fait comme un tapis posé sur l’herbe. On aurait dit de la neige parfumée. Depuis, le vent a tout emporté, avec l’aide du jardinier. José qu’il s’appelle. Un chic type qui aime siffloter. Allez, mangez votre part de gâteau, sinon vous allez nous attirer les abeilles.
« Pierre-Louis ? … »
« Léon ! »
« Léon, pardon. Ça fait longtemps que vous êtes ici ? »
« Un petit bout de temps maintenant. Ça fera trois ans cet été, le 14ème de juillet. »
« Oh, mais elle ne vous manque pas votre femme ? »
« A peine un peu, parfois. Mais elle est bien heureuse sur la Côte, en haut des vignes. C’est trop humide, ici, pour ses rhumatismes. Elle me dit qu’elle n’est pas encore prête. Elle sait que je comprends. Alors elle passe me voir tous les mercredis, avant de monter en ville faire son marché. D’ailleurs, vous êtes arrivée à peine après son départ hier. Pour tout vous dire, elle a filé en voyant votre voiture passer le portail. Elle n’a pas voulu déranger. Mais vous la verrez la semaine prochaine. Vous, au moins, vous n’allez pas filer !
« Léon ? »
« Oui ? »
« Je peux avoir une 2ème tranche de gâteau, s’il vous plait ? »
« Bien-sûr ! Mange, mon Petit. Ça te fera du bien. Tu es toute pâlotte – tu permets que je te dise tu ? Tu dois être à peine plus jeune que la dernière de mes filles. Eh, tu ne devineras jamais… »
« Quoi ? »
« Combien j’ai de filles, tu crois ? »
« Trois ? »
« Cinq ! Ma Germaine, elle voulait absolument un garçon. Alors on s’est remis au travail à chaque fois – c’est pas que j’avais pas le cœur à l’ouvrage, tu penses ! Mais on a dû arrêter avant l’arrivée du benjamin. Trop risqué. La fabrique à petiot commençait à pécloter. On n’avait pas tous les moyens d’aujourd’hui en cas de pépin. Ça lui a fait un coup à ma Germaine. Elle était tellement déçue pour son Petit que notre cadette s’appelle Maxime – j’ai rien osé dire. »
« C’est joli Maxime. C’est épicène. »
« Epi-quoi ? »
« Epicène. Ça veut dire que ça va aux filles comme aux garçons. Comme Claude ou Frédérique. »
« Ah voilà, tu m’en apprends une bonne ! Epicène. Ça vaut bien une dernière part de gâteau… Mais si ! On ne va pas laisser ce bout qui reste. Sinon ça va attirer les mouches chez moi. Et puis, on a le temps, personne ne nous attend. Mais… tu pleures ? C’est pas le poivre j’espère ? J’ai confondu avec la cannelle au moment d’assaisonner les cerises ! Mais j’ai tout bien rincé comme il faut. Je bagasse un peu, tu sais, surtout le matin.
« Non ça va, il est très bon ton gâteau. C’est juste que… »
« … que tu te sens toujours seule. Je comprends, vas ! Mais ne t’inquiète pas, ils ne sont pas tous comme moi, ici. Il y en a des plus jeunes aussi. Tiens, dans l’allée là-derrière, au fond à gauche, il y a deux ou trois petits gars sympas. A peu près de ton âge. Tu sais quoi ? Je t’emmènerai faire le tour du propriétaire et je te présenterai l’équipe, d’accord ? »
« D’accord. »
« Mais je te préviens, Mademoiselle : on ira à mon rythme, hein. Pas question de jouer à Marie-le-cabri comme dans tes histoires de montagne ! Ma hanche ne s’est toujours pas remise de ma dernière opération. Prothèse grippée, caillot, thrombose, infection et staphylocoque en invité final, imagines un peu le topo ! Un foutoir pas possible qu’ils ont fait avec ma pauvre carcasse. C’était juste avant mon arrivée ici. Tiens, tu vois ! Je m’énerve, je m’énerve et je perds le fil… J’en étais où déjà ? »
« Tu me disais de ne pas sauter partout je crois… »
« Juste ! C’est Martial, là en face, qui a entendu que tu aimais gambader. Pas de ça avec moi, jeune fille ! Ici, on traîne tous un peu la patte. Si tu te mets en tête de courir dans tous les sens, tu auras vite fait le tour. Et alors là, crois-moi, tu pourras vraiment chialer d’ennui. Il n’est pas bien grand le quartier, tu sais. »
« D’accord Léon. On ira lentement. Mes parents reviennent me voir demain. Je ferais mieux d’aller finir de déballer mes affaires. »
« Affirmatif mon Petit ! Il faut être ordonné dès le départ. Ma Germaine par exemple, elle… »
« Léon ? »
« Oui ? »
« J’ai un peu froid. Je vais rentrer. »
« Bien-sûr ! Je te raconterai la suite demain. On se retrouve ici, sur l’herbe, après la visite de tes parents. Je ferai un clafoutis pour le déjeuner ! »
« D’accord. Merci Léon. »
« De rien. A demain, Marie. »
« A demain. »
« Léon, c’est toi ? »
« Oui Martial. Je suis là, sous le magnolia. Je viens de finir de déjeuner avec Marie, la petite nouvelle. Une chic fille, ça me fait plaisir de l’avoir comme voisine. Mais ça m’embête pour elle. »
« Ils l’ont amenée hier, c’est ça ? »
« Oui. Accident de montagne avec son frère. Elle n’a pas souffert, il paraît. Un ange éphémère. »
En souvenir de Marie.
Karin Suini
« Fonctionnaire créative », 41 ans, Lausanne
2ème mention "coup de cœur"
Il était très tard. Voire très tôt. Martin était sur son balcon. Assis. Il venait d’allumer une cigarette. Encore une. Il regardait les immeubles plantés en face du sien. Sortes de buissons monolithiques opaques qui se dessinaient dans les dernières ombres de la nuit.
Sur sa gauche, une lumière émanait d’un appartement. Sous forme de cliquetis. Martin en était sûr, une télévision était allumée. Il se demandait qui pouvait bien habiter ce lieu. Le seul qui, comme l’antre de Martin, semblait abriter une âme nocturne. De celles qui s’évadent alors que le reste du monde est terré dans un profond sommeil. Était-ce un homme ? Une femme ? De quel âge ? Martin n’en savait rien. Mais il aimait imaginer qui pouvait bien, comme lui, garder intacte une lueur d’espoir, dans une ville où tout pouvait avoir sombré dans le néant.
De sa main libre, Martin caressait le sol. Il s’était créé un jardin au cœur même des blocs de béton. Son gazon, bien que synthétique, réussissait à le faire voyager par-delà les immeubles. Quand il s’allongeait, il sentait poindre dans son cou les brindilles d’herbe. Avec le ciel pour perspective, il sentait même l’odeur des pelouses qu’on vient de tondre. Autant de sensations desquelles Martin se nourrissait jour et nuit.
Martin était assis à quelques centimètres d’une petite table et des deux chaises qu’il avait installées rapidement après être arrivé dans son nouveau logement. Même s’il ne les utilisait pas souvent, c’est ici que le jeune homme aimait parfois prendre ses repas. Selon son humeur il changeait de décor. Quand il était absorbé par ses rêveries, Martin aimait s’asseoir face au sud. Il y voyait le lac, ainsi que les ébauches d’un pays voisin. Les jours d’été, Martin prenait plaisir à regarder voguer les différentes embarcations qui flottaient sur les eaux, tel un ballet désarticulé. En un même lieu se mélangeaient bateaux de pêche ou de tourisme, plus au loin, une robuste galère. Là encore, Martin laissait jouer son imagination. Sur les plus petits navires, il était sûr que des amis profitaient d’une escapade nautique pour laisser éclater leurs rires et les souvenirs qui les liaient depuis si longtemps. Alors que sur les plus gros engins, il voyait deux jeunes enfants penchés vers la poupe, essayer d’apercevoir les hélices. Malgré les explications de leurs parents, ils étaient certains que des baleines surgiraient des tréfonds du lac, laissant échapper des geysers en même temps qu’elles feraient pudiquement entrevoir leurs majestueuses courbes.
Lorsqu’il était plus sombre, Martin préférait la chaise tournée vers le nord. De là, toujours l’herbe sous ses pieds, il plongeait son regard vers les chantiers et leurs grues. Elles avaient souvent le même effet sur lui. Tantôt elles apparaissaient calmes, à peine mues par les vents, tantôt elles fracassaient les cieux par leur laideur et les cris oppressants qui s’échappaient du métal qui les avait fabriquées. Face à elles, Martin restait impassible. Le plus souvent un café à la main, il jaugeait ces titans de fer. Si elles faisaient plusieurs dizaines de fois la taille de Martin, les grues ne l’impressionnaient pourtant pas. Pour lui, elles étaient le symbole d’un avenir décadent. En même temps que l’anéantissement d’un passé qui n’avait pas su se faire assez robuste.
Deux autres lumières venaient de s’allumer et tirèrent Martin de ses rêveries. Il était 5h10 du matin. L’heure où les volets commencent à s’ouvrir, en même temps que se font plus intenses les chants des oiseaux alentours. À travers les vitres, Martin voyait danser les ombres. À mesure que passaient les minutes, elles se faisaient plus nombreuses.
Martin se leva, traversa son appartement, se servit un verre d’eau qu’il emporta avec lui dans son cocon de verdure urbain. Perché au troisième étage de son immeuble. À peine installé sur l’herbe, il entendit une porte s’ouvrir et un visage poindre au-dehors de l’habitation lui faisant face. Il s’agissait de la même jeune femme, sortant de chez elle tous les jours entre 5h35 et 5h40. Martin ne savait pas qui elle était, ni quelle fonction elle occupait pour fendre si tôt les premiers rayons de soleil. Quelques pas plus loin, elle enfilait un casque, enfourchait son scooter et s’enfuyait à travers la ville. Martin ne savait pas quoi penser d’elle. En réalité, il ne s’était jamais rien imaginé à son sujet. Le pas de la jeune femme était chaque matin très assuré. Elle ne se posait visiblement pas de question. Soit par routine, soit par manque de temps. La vingtaine, elle filait droit. Martin but une gorgée et tourna une nouvelle fois son visage vers le lac. Les premiers bateaux quittaient le port.
Les paupières de Martin se faisaient lourdes. Une fois de plus, il n’avait pas réussi à dormir. La fatigue se faisait alors douloureuse. Pourtant, lui aussi devait commencer à se mettre en route. Il se leva, retourna dans sa cuisine et prépara du café. Le premier. Comme à chaque fois, il essayait d’oublier sa nuit d’insomnie. Il préférait faire comme si elle n’avait pas existé. Dans pareille situation, rien ne servait de s’en émouvoir. Il prit alors une tasse posée sur l’étagère, y versa son breuvage et reprit le chemin de son balcon. Debout, pour bien différencier rêverie et réalité, il se roula une cigarette qu’il alluma immédiatement. Sous ses pieds, il sentait bien le gazon. Mais à 6h20, il le savait synthétique. La seule inconnue qui demeurait encore était le déroulement de sa journée. Quel collègue il croiserait en premier. Quelle urgence il aurait à gérer.
Sur la table trônaient alors un verre d’eau presque vide, une tasse d’un café à peine entamé ainsi qu’un cendrier plein à craquer. Au point que le vert vif de l’herbe de plastique se tâchait de plus en plus du gris des cendres tombées au sol. Un verre d’eau presque vide, une tasse d’un café à peine entamé, un cendrier plein à craquer. S’il n’aimait pas particulièrement cette vision, Martin se contentait pourtant chaque matin du même déjeuner. Alors que s’évanouissait dans la fraicheur du matin les fumées de sa tasse et de sa cigarette, le soleil transformait les buissons nocturnes en de longs immeubles. Les lumières des appartements s’éteignaient les unes après les autres. La vie reprenait un cours que la plupart disaient normal. Pour Martin, elle n’était qu’une suite continue. Entre un avenir décadent et un passé qui n’avait pas su se faire assez robuste. À l’image des grues desquelles émanait déjà le fracas du métal qui se meut, haut dans le ciel.
À ses sonorités quotidiennes vinrent s’ajouter les vibrations de son téléphone. Les premiers courriels arrivaient. Martin ne prenait pas encore le temps de les lire. Mais les messages numériques lui indiquaient qu’il était temps. Il termina son café, écrasa sa cigarette et but la dernière gorgée d’eau. Puis se retourna. Il se dirigea vers sa salle de bain, prit sa douche du matin, sortit de son armoire une chemise et un jeans. Une fois vêtu, Martin s’empara de sa sacoche et de ses clefs. Direction la portée d’entrée qu’il prenait toujours soin de bien fermer derrière lui. Il descendit enfin les trois étages et tourna à gauche pour se rendre à son arrêt de bus, où il attendait chaque matin entre trois et quatre minutes. Lorsque le véhicule arriva, Martin alla se placer sur le même siège que d’habitude. Dos contre le nord. Sous ses pieds, l’herbe de son balcon avait disparu. Mais le sol, outre la couleur grisâtre, était lui aussi composé de plastique. À travers la fenêtre, Martin laissait défiler le décor. Voitures, humains, morceaux de lacs apparaissaient furtivement entre les bâtiments. Immobile, Martin se savait pourtant en mouvement. Emporté par un bus qui fuyait à travers la ville d’une allure assurée, sans se poser de question. Comme la voisine que Martin apercevait souvent de bon matin, enfourcher sa monture, puis disparaître au loin.
David Trotta
Journaliste, 33 ans, Lausanne
Nos membres du Jury
Mélissa Quinodoz
en 2024, 2023, 2022, 2021

Mélissa Quinodoz a été durant six mois une collègue précieuse à la rédaction de L’Agenda en 2019, puis a souhaité rester rédactrice bénévole en parallèle son poste de responsable d’une édition genevoise. Son esprit à la fois créatif et pragmatique, son désir d’apporter son aide à la diffusion de la culture l’a également menée à occuper le poste de secrétaire de l’association de 2021 à 2024.
« Devenir adulte est sans doute la plus grosse bêtise que l’on puisse faire… »
Jade Sercomanens
en 2024, 2023, 2022

Jade Sercomanens a obtenu son doctorat ès lettres en Histoire générale à l’Université de Genève. Dans sa vie d’auteure, sa nouvelle “Sophia” a été honorée d’une mention dans le recueil Même jour même heure dans 10 ans des éditions Encre Fraîche. Chez le même éditeur, elle publie “Grâce” dans le recueil Frissons. Sa nouvelle “Eugénie” figure dans le recueil du Prix du Jeune Écrivain 2018 (découvrir l’article dans L’Agenda 73). Pour L’Agenda, elle écrit le texte intitulé Correspondance invisible, paru dans le numéro 88, aux côtés des textes de trois autres rédacteurs et rédactrices.
« L’écriture est une aventure. Au début c’est un jeu, puis c’est une amante, ensuite c’est un maître et ça devient un tyran »
Michel Cretton
en 2024

Responsable de formation à l’École supérieure sociale intercantonale de Lausanne (ESSIL), Michel Cretton est un grand lecteur passionné d’écriture, avec deux romans à son actif: Ainsi soit-il. Confessions d’un gamer (2017) et Le pantin assassiné (2020). Après un essai de polar durant ses études, mis au placard des années durant, le déclic de l’écriture lui arrive en emploi, alors qu’il est amené à développer des activités créatives avec des ados.
Il est lauréat de l’édition 2023 du concours d’écriture de L’Agenda, sur le thème « À bout de souffle ».
« L’originalité n’est rien d’autre que le désir de transmettre ce sentiment de liberté, cette joie sans limite, tels que, à l’état brut, si possible, de donner la forme juste à son impulsion en la partageant avec un public nombreux. »
Hélène Dormond
en 2023

Née à Lausanne, j’y ai suivi des études de psychologie.
Je me suis lancée dans l’écriture en 2009 et ai publié à ce jour trois romans et deux recueils de nouvelles. Imprégnée par mon activité de travailleuse sociale, je m’essaie à dépeindre l’humain dans les difficultés du quotidien, de la quête de sens à l’affirmation de soi, avec humour et tendresse. Mon personnage de prédilection est le plus modeste aux yeux du monde, voire l’antihéros. J’aime surprendre mes lecteurs et provoquer le rire, la réflexion ou la rêverie.
« J’ai tendu des cordes de clocher à clocher; des guirlandes de fenêtre à fenêtre, des chaînes d’or d’étoile à étoile, et je danse. »
Victor Comte
en 2023

Victor Comte, né en 1994, est diplômé de l’Institut littéraire suisse et a complété un Master en Scénario à l’ECAL. Il est premier lauréat du Prix du Jeune Ecrivain 2020. Il travaille comme scénariste et auteur en Suisse et en France.
« L’art est un moyen d’émouvoir le plus grand nombre d’Hommes en leur offrant une image privilégiée des souffrances et des joies communes. »
Mario Bezençon
en 2022, 2021

Marion a vu son premier article publié dans L’Agenda n°80 en tant que rédactrice bénévole, et continue de plus belle à se passionner pour les rencontres avec les artistes, dont elle vous retranscrit les moments forts. Dans l’association, cette enseignante de français tient le rôle de responsable des bénévoles, sans qui L’Agenda n’existerait pas.
Alexandre Sadeghi
en 2022

Alexandre Sadeghi multiplie les casquettes. Architecte de métier, le Lausannois est également versé dans l’illustration et l’écriture. En 2021, le Journal d’Ouchy relève le talent de sa plume en décernant à son texte « La Dame Sifflet » le premier prix de son concours d’écriture, alors que pendant cette même période, sa nouvelle « Mode d’emploi » est lauréate du concours d’écriture de L’Agenda 2021. Dans ce contexte, il a accepté avec enthousiasme de rejoindre le jury de la deuxième édition cette année.
Sandrine Spycher
en 2021

Diplômée en Lettres de l’Université de Lausanne, Sandrine Spycher compte près de 20 contributions pour L’Agenda, où elle a collaboré comme rédactrice pendant deux ans et demi. Elle est en outre écrivaine et lauréate du Prix RomandNoir 2019 pour son polar La cire et le feu (180° éditions). Sa nouvelle Dilué dans la lumière bleue est parue dans le numéro 88 de L’Agenda, aux côtés de trois autres nouvelles (pages 39 à 44).