Homme ou singe, telle est la question

Le metteur en scène Dylan Ferreux convoque son collectif Berzerk en comité élargi et fait prendre au Théâtre 2.21 des allures de cour de justice londonienne. Sa pièce Tropi or not Tropi, ou L’assassin philanthrope, adaptée du roman de Vercors Les animaux dénaturés (1952), soulève une question dont la réponse ne s’ébauchera qu’au prix de vives secousses philosophiques, émotionnelles et spirituelles: “Qu’est-ce qu’un Homme”?

Texte: Katia Meylan

Une expédition de scientifiques, un prêtre-chercheur et un journaliste découvrent en Nouvelle-Guinée une espèce intermédiaire entre le singe et l’homme. La petite équipe se demande rapidement où situer ce Paranthropus greamiensis, surnommé “Tropi”; est-il animal ou humain? Le classement des races a au fil des époques souvent été pris pour acquis; pourtant l’humanité en a changé les règles à sa guise, guidée, comme l’évoque l’une des anthropologues, par la loi du plus fort…
Trancher devient d’autant plus pressant que la réponse déterminera du sort des Tropis; s’ils sont des animaux, ils pourront impunément être exploités comme main d’œuvre gratuite dans des usines, au même titre que l’homme a employé des chevaux ou des bœufs pour ses travaux dans les champs. Dans la jungle de Nouvelle-Guinée, parmi les idées jetées autour du feu de camp pour éclaircir la situation, une est retenue…
Ainsi quelques mois plus tard, rentré chez lui en Angleterre, le journaliste Templemore fait constater au médecin un décès, qu’il avoue avoir provoqué; celui de son fils, né d’une insémination artificielle avec une femme Tropi.
Avant de le juger, la cour doit donc décider du cas des Tropi; s’ils sont des singes, Templemore sera innocenté, car on n’a jamais vu un homme condamné pour avoir tué une bête. Mais s’ils sont des Hommes, il sera accusé d’homicide et pendu.
Expert·e·s, avocats, témoins, jury et accusé s’avancent à la barre avec des arguments se contredisant constamment. D’aucun plaide par intérêt de philanthrope, d’autres interviennent avec le profit pour unique point de vue, d’autres encore raisonnent à travers le prisme de la religion ou avec un recul scientifique – tantôt pour, tantôt contre l’humanité.

Photo: Viviane Lima

Dylan Ferreux a imaginé pour le côté scientifique de Tropi or not Tropi une collaboration avec le musée cantonal de Zoologie. Le musée, en plus d’organiser parallèlement deux visites de son exposition Disparus! dont le sujet croise celui de la pièce, a attesté de l’exactitude des arguments scientifiques annoncés à la barre, tant dans le souci de correspondre à l’avancée des recherches dans les années 60 qu’à l’état actuel des connaissances. En laissant de côté une grande partie du contenu savant devenu désuet, le metteur en scène ramène la durée de la pièce à 1h30 au lieu des 4h de l’adaptation théâtrale du roman écrite par Vercors lui-même.

Le côté philanthropique, qui incite à une réflexion intense, est amené plus par la force que dégagent le texte et la mise en scène plutôt que par le personnage de Templemore, désigné comme “assassin philanthrope” et protagoniste. La raison pour laquelle le journaliste se désigne volontaire pour mettre à exécution le plan de filiation proposé par un membre de l’expédition n’est pas évidente. Il n’est pas posé en héros et son silence déconcerte alors qu’il semble, une fois ses actes de paternité puis criminel – ou non – accomplis, s’en remettre silencieusement à la justice. Toutefois, par la force des histoires dans lesquelles un personnage est prêt à sacrifier sa vie pour une cause extérieure, Templemore a tendance à faire pencher le public du côté de l’humanité.
Cela, et le fait qu’en tant que spectateur·trice, on se retrouve tout à coup soi-même à la place des Tropis! Un filet nous tombe devant les yeux et la Cour au complet nous observe, nous juge, s’extasie sur l’intelligence qui brille dans nos yeux ou au contraire décrient nos oreilles trop petites pour être humaines.

La force de l’adaptation de Dylan Ferreux – hormis les excellents comédien·ne·s – est d’avoir gardé en tête l’humour dans la façon de traiter ce sujet relativement lourd. À chaque éclat de rire son questionnement, un de plus pour alimenter l’interrogation qui anime la trame. Lorsqu’un activiste spéciste surgit du fond de la salle pour hurler au droit des animaux, on a envie de rire de l’actualité du propos porté par ce personnage presque cliché, et à la fois on est saisi·e par la pertinence dans le contexte du discours, qui renvoie lui aussi à la hiérarchisation des espèces, des sexes ou des races.

Le metteur en scène s’empare de certaines formules qui marchent et font jubiler. Chose rare, il a déjà la chance d’avoir 18 comédien·ne·s sur scène, certain·e·s endossent même plusieurs rôles et font tourner la tête avec ce texte envoyé. Il invite aussi un musicien live un peu particulier: un gorille, qui semble faire le lien entre les artistes, le public et le sujet de la pièce. Par son physique de singe il représente les animaux, et le fait de jouer les intermèdes musicaux à la guitare le range du côté des artistes. Mais la plupart du temps il est spectateur lui-même, se faisant oublier depuis son perchoir sur lequel il reste tout au long de la pièce, à mi-chemin entre la scène, les gradins et la sortie sur le monde extérieur.

Alors que le final réunit tous les personnages qui dansent ensemble sur scène sans distinction d’opinions, dans la joie d’avoir contribué à fait avancer la connaissance, le gorille allume une vidéo en arrière-plan, qui nous rappelle que nous sommes encore loin d’en avoir terminé avec ces questions.

Tropi or not Tropi, ou L’assassin philanthrope
Ce soir et jusqu’à dimanche 15 décembre 2019

Théâtre 2.21

www.theatre221.ch

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