Accessible, visuelle et engageante, la bande dessinée s’impose comme un outil puissant de médiation culturelle. Du simple divertissement à des enjeux de vulgarisation scientifique, le 9e art ouvre de nouveaux espaces de dialogue et d’imagination collective.
Texte et propos recueillis par Juliette Borel
Art longtemps non reconnu, la BD gagne aujourd’hui en légitimation. Histoire, politique ou sciences sont abordées sous la forme unique de texte et d’images, transformant des sujets complexes en récits graphiques facilement compréhensibles. Grâce à son format narratif et visuel, elle traverse les âges et les milieux, touchant des publics que d’autres médias peinent parfois à atteindre.
L’enjeu écologique illustre parfaitement ce potentiel de médiation. Face à la crise climatique, des artistes et auteur·ice·s explorent la voie des « écotopies ». Contrairement aux dystopies, ces récits utopiques imaginent des sociétés ayant réussi leur transition écologique. En donnant forme et couleur à des alternatives tangibles, ils contournent les résistances aux discours écologiques parfois perçus comme moralisateurs ou anxiogènes et nourrissent notre capacité à imaginer un avenir autre.
Irène Le Roy Ladurie est première assistante à l’Université de Lausanne. Elle est spécialisée en littérature et en bande dessinée. Rédactrice en chef adjointe de Neuvième Art 2.0, la revue en ligne de la Cité Internationale de la Bande Dessinée à Angoulême, elle anime une rencontre avec l’auteur genevois Pierre Wazem ce 1er novembre 2025 à Payot Lausanne, à l’occasion du festival Les Écotopiales à Lausanne. C’est en vue de cet événement qu’elle a accepté de répondre à nos questions sur le lien entre BD, écotopies et médiation culturelle.
Pouvez-vous présenter brièvement vos recherches ? Qu’est-ce qui vous a conduite à vous intéresser à la bande dessinée ?
Irène Le Roy Ladurie : En m’intéressant à la bande dessinée dès le début de mon cursus – en tant que passionnée depuis l’enfance – je me suis dirigée vers la discipline qui, en littérature, permettait d’étudier la bande dessinée. C’est pourquoi je me suis tournée vers la littérature comparée, car c’est une discipline qui pense la littérature et ses frontières. Mes recherches, avec une approche intermédiale, se focalisent sur la question du corps et de l’incarnation dans son rapport aux iconotextes (textes et images), et en particulier sur la dimension sensorielle à savoir les modalités de représentation des sens, et comment la question des sens – regard, toucher, odorat – gouverne la représentation et la narration. J’ai une approche qui associe l’anthropologie culturelle et l’étude des médias, comme celui de la bande dessinée.
Comment la fiction, et plus spécifiquement la bande dessinée, peut-elle contribuer à une réflexion sur la crise écologique ? En quoi les « écotopies » peuvent-elles inspirer ou influencer nos comportements réels ?
En ce qui me concerne, je trouve que la bande dessinée, comme support de lecture, interroge notre rapport matériel au monde notamment à travers la matérialisation à la fois plastique et sensorielle des univers qu’elle construit et produit. Les moyens plastiques qui sont mobilisés sont aussi des ressources naturelles : l’encre, l’eau et l’aquarelle, le carbone dans le fusain. La dimension artisanale de la production de certaines bandes dessinées suscite, pour moi, chez les lecteurices, la conscience que la fiction participe à notre environnement, et n’est pas qu’une fiction abstraite et purement spirituelle. L’impact des récits qui peuvent avoir une portée écologique m’en semble intensifié. Certaines bandes dessinées comme celles de Guillaume Trouillard (Welcome, Aquaviva) sont à mes yeux des œuvres qui mettent charnellement en lien les lecteurices et le monde. D’autres éléments peuvent aussi être relevés, à commencer par le fait que la bande dessinée, comme le cinéma d’animation, a pour tradition d’animer et faire parler des animaux (voir Pogo de Walt Kelly ou encore Le discours de la panthère de Jérémie Moreau). Cette particularité fictionnelle a pu donner lieu à des univers qui nous plongent dans des sociétés animales, tout en nous instruisant sur leur mode de vie – et les menaces qu’ils subissent.
Quels défis rencontrez-vous quand vous parlez de vos travaux en dehors du milieu académique ? Ou peut-être justement dans le milieu académique ?
Mes travaux de recherche se heurtent à une double déconsidération dans le champ académique : la déconsidération du corps comme sujet d’étude, ayant trait au vivant et moins à l’esprit. Son étude peut égarer dans la mesure où elle ne s’accompagne pas d’une méthodologie stabilisée dans le domaine des sciences humaines. Deuxièmement, la déconsidération culturelle de la bande dessinée, liée à ce qui apparaît à beaucoup comme une hybridité : que peut-on lire/étudier dans une bande dessinée ? Pour beaucoup le choix entre le texte et l’image la rend insituable du point de vue disciplinaire et méthodologique. Comme si la littérature, le théâtre n’étaient pas aussi des arts hybrides. Toutefois ces deux sujets sont immédiatement évocateurs pour le public non académique : la BD est beaucoup lue et la question sensorielle et physiologique est au cœur de nombreux récits contemporains.
Si vous deviez recommander une BD « écotopique » au public, laquelle serait-ce, et pourquoi ?
Je recommanderai Amalia d’Aude Picault, car dans un monde très semblable au nôtre, en apparence normal et déjà devenu un peu fou, on suit les choix d’une femme ordinaire qui, à un moment de surcharge personnelle, décide de dire « non » et de tout arrêter, simplement. La bande dessinée ne propose aucun modèle alternatif particulièrement élaboré comme solution à la surproduction et l’épuisement des ressources, mais elle montre avec beaucoup d’humour et d’empathie la difficulté d’un acte pourtant très facile, dire « non », qui permettrait d’arrêter tout avant la catastrophe – humaine, personnelle, intime, naturelle. Son style, très proche de Quino, de Richard Scarry et de Sempé, délivre un humour acide et en même temps suscite des moments très touchants.
Festival Écotopiales
Du 31 octobre – 1 novembre 2025
https://wp.unil.ch/ecotopiales/
BDFIL – Bulles au boulot
De mai à novembre 2025
www,bdfil.ch/edition-annual/bulles-au-boulot/
Revue du neuvième art : www.citebd.org/neuvieme-art

