André Bucher, la braise inextinguible
Rien que dans le canton de Genève, on compte une quarantaine d’œuvres d’André Bucher dans l’espace public. Le monumental Spiral en inox dans la fontaine du siège de Patek Philippe, c’est lui. Les vitraux de l’Église Saint-André à Choulex, le mobilier liturgique de l’Église Saint-Joseph, la flamme en bronze au Crématoire de Saint-Georges, La Dualité en acier noir devant la Zurich Assurances, lui aussi. Sans compter que son travail dépasse largement les frontières suisses puisqu’on retrouve ses œuvres partout en Europe et même au Canada, aux USA ou au Japon… De plus, il est probablement l’un des seuls artistes à avoir travaillé la lave en fusion.
Texte et propos recueillis par Katia Meylan
Pourquoi le nom d’André Bucher n’est-il pas plus connu du grand public, m’interrogé-je alors que, dans le Léman Express, j’apprends tout cela grâce à son site internet. Sur une invitation de Caroline Rigot, la fille de l’artiste, je suis en chemin vers son atelier à Chêne-Bourg. Dans quelques jours débute l’exposition André Bucher – Son art volcanique, organisée au Centre Culturel du Manoir de Cologny du 30 octobre au 8 décembre 2024. Un clin d’œil aux 100 ans que l’artiste aurait eu cette année.
Né en mars 1924 au Mozambique, André Bucher grandit entre les Grisons et le Tessin. Sa mère ayant beaucoup d’ami·e·s dans le milieu artistique, sa jeunesse est rythmée d’inspirations et de rencontres, il côtoie Cocteau, les Giacometti ou encore le clown Dimitri. Il étudie les Beaux-Arts à Zurich et Paris, gagne d’abord sa vie grâce au design de mode et à la publicité. Dès 1966, il décide de ne se consacrer plus qu’à son art. Plusieurs fois, des incendies détruiront ses biens, et pourtant, c’est le feu qui l’inspirera dès sa deuxième période artistique en 1975, lorsque sa rencontre avec le vulcanologue Haroun Tazieff lui insuffle l’idée de travailler la lave en fusion.
Arrivée à l’adresse indiquée, je rencontre Caroline Rigot et lui emboite le pas par-delà un petit portail vert, pour entrer dans l’atelier par la cour intérieure. Le premier espace, un peu sombre, un peu poussiéreux, abrite des machines. L’endroit est désormais dédié au bricolage plutôt qu’à la création, car enfants et petits-enfants n’ont pas choisi une carrière d’artiste « sauf ma sœur, qui est devenue bijoutière », raconte mon énergique guide, déjà passée dans la pièce d’à côté.
L’atmosphère semble alors se colorer d’un seul coup lorsque je la rejoins. Des dizaines, que dis-je, des centaines d’œuvres de l’artiste vibrent patiemment dans cette pièce, attendant leur heure sous des bâches ou se dressant fièrement aux côtés de leurs semblables. Quarante ans d’évolution d’une vision artistique sous mes yeux qui ne savent pas où se poser, tant chaque étagère, chaque table, chaque mur semble receler une histoire. Caroline nous désigne le bureau. « C’est ici qu’il travaillait. Il faut l’imaginer créer, écouter son jazz, fumer le cigare… quand on entrait, on arrivait toujours dans un gros nuage de fumée ».
Je suis happée par de grandes toiles « craquelées » aux couleurs fondamentales, disposées en hauteur. Caroline nous fait remarquer que dans sa deuxième période artistique, André Bucher s’était inspiré de la façon dont la lave craquelait pour donner également un nouveau tournant à sa peinture. Dans sa première période, avant sa découverte de la lave, André Bucher était déjà très éclectique dans les techniques et les matières utilisées, tant pour la peinture que pour la sculpture. Dès 1975, la lave apparait en tant que signature unique de l’artiste. Les saisissantes oppositions de couleurs et de matières propres aux créations d’André Bucher prennent encore une nouvelle dimension grâce à son aspect brut et aléatoire. C’est en cette matière que semble loger l’âme de ses sculptures, qu’elle nous parle, qu’elle agit ou subit.
Dans son Phoenix (1986), une pierre de lave est enserrée par du bronze et par deux plaques de bois, vis apparentes, alors que dans sa Transcendance, elle semble influer directement sur son environnement de plexiglas net et aseptisé.
Phoenix (1988), bronze, lave et bois (75x40x16cm)
Transcendance (1983), bronze, lave et plexi (130x50cm)
Dans l’atelier
Au fond de la pièce, j’aperçois une photo de l’artiste sur l’Etna en combinaison ignifuge, des outils en main, en train de travailler la lave à peine rejetée du volcan. Ayant appris que la lave fusionnait à la même température que le bronze, il avait monté avec six amis une expédition sur l’Etna, entré en éruption en 1976, afin d’aller tâter de cette matière et créer sur place des débuts de pièce, qu’il emportait et retravaillait ensuite pour les intégrer à une œuvre. L’image impressionne.
Rien n’a jamais freiné la créativité de cet aventurier passionné, charmeur et social, qui arrivait tout naturellement à transmettre son enthousiasme à son entourage comme à ses clients. Depuis son décès en 2009, ce sont ses filles Caroline et Marina qui s’occupent de conserver, réparer, nettoyer et valoriser les œuvres. « Venez, je vais vous montrer le reste », me sourit Caroline en me menant dans la petite maisonnette d’en face. Face à ce nouvel espace de deux étages rempli de lourdes sculptures de toutes tailles, face à la vive admiration du père qui prend le pas sur la fatigue dans les grands yeux bleus de la fille, je prends soudain conscience de l’ampleur de la tâche. La valorisation d’un patrimoine demande de ne pas compter son énergie ni son temps. « Parfois, j’ai dû mettre tout ça de côté », admet Caroline. « À d’autres moments, comme maintenant, j’ai un élan, je sens qu’il est là et me pousse. Et puis, c’était important pour ma mère de faire quelque chose pour se rappeler qu’il aurait eu 100 ans cette année ».
Caroline nous a offert le livre André Bucher – Artiste Volcanique, édité en 2012. Il répertorie un grand nombre d’œuvre sur les milliers qu’a réalisées André Bucher.
L’exposition qui aura lieu cette fin d’année au Centre Culturel du Manoir de Cologny est un projet familial. Pour la conceptualiser, Caroline et sa sœur sont aidées par leurs enfants, maris, neveux et nièces. Chacun·e a passé en revue les pièces, pointé leurs favorites, fait une sélection par thématiques, choisi les photos et les vidéos qui seront présentées, afin que le public n’oublie pas l’œuvre du père, du grand-père, de l’artiste.
Informations pratiques:
André Bucher – Son art volcanique
- Exposition du 30 octobre au 8 décembre 2024
Du mardi au vendredi de 16h à 19h
Les samedi et dimanche de 14h à 18h en présence de la famille - Vernissage
Mercredi 30 octobre 2024 à 18h30
Entrée libre - Soirée littéraire avec les écrivain·e·s Esther Rosenberg et Olivier Rigot, auteur des textes du livre sur André Bucher
Jeudi 14 novembre, 18h30 - Conférence du géologue Jean Sésiano, qui avait accompagné l’expédition sur l’Etna
Week-end du 7 et 8 décembre, pour le finissage
Centre Culturel du Manoir de Cologny
www.ccmanoir.ch
Le site de l’artiste : www.andrebucher.ch
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