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La critique culturelle a-t-elle encore voix au chapitre?

À l’heure où les médias amenuisent leurs effectifs et la place des rubriques culturelles, la critique lutte pour ne pas être réduite au silence. Cet art de faire société, offrant un espace de subjectivité assumée et de transmission éclairée, se voit peu à peu étouffé. Or, préserver la critique culturelle, c’est continuer de partager les œuvres dont nous avons hérité et celles que nous avons créées, c’est refuser de sombrer la médiocrité.

Texte et propos recueillis par Mélissa Henry

Mardi 24 juin à Downtown Studio, centre collaboratif à Genève pour les industries audiovisuelles et numériques, se tenait le deuxième rendez-vous de l’Association genevoise des journalistes. À cette occasion, les journalistes Alexandre Demidoff, du Temps, et Roderic Mounir, du Courrier, ainsi que Pierre Philippe Cadert, présentateur de l’émission Vertigo sur la 1ere (RTS), ont échangé sur la place de la critique culturelle dans l’actualité locale. La discussion était modérée par Cathy Dogon du Temps.

Pour Pierre Philippe Cadert, « à la RTS, il y a une place accordée à la culture ». Le présentateur de l’émission Vertigo souligne cependant que les émissions TV sont bien souvent programmées à des heures tardives, en Suisse comme à l’étranger : l’émission culturelle Ramdam est diffusée tous les jeudis à 22h45 sur la RTS, La Grande Librairie le mercredi à 21h05 sur France 5. En revanche, à la radio, le programme phare de la 1ere fait office d’exception, diffusé du lundi au vendredi à 17h00 sur RTS Première et sur l’app Play RTS.

La culture en débat dans les médias

En réalité, chaque média décide de la place qui sera accordée à ces sujets. Dès la première édition du Temps le 18 mars 1998, la culture est partie prenante du journal. Notamment parce qu’à cette période, les institutions publiques investissent massivement dans la culture, à commencer par les édifices et les écoles qui forment les artistes de demain. La rubrique culture était alors constituée de 15 journalistes ayant chacun∙e sa spécialité, sans compter les pigistes nombreux, se souvient Alexandre Demidoff qui faisait partie de l’équipe. Aujourd’hui, l’équipe comprend 7 journalistes. Du côté du Courrier, les journalistes culture se comptent sur les doigts de la main. Quant aux titres Tamedia, un pool de journalistes culturel·le·s mutualise les ressources, entre Genève et Lausanne. « La tendance est au remplacement de la critique par les interview », souligne Roderic Mounir. Ce que déplore également Corinne Jaquiéry, chargée des relations presse du Théâtre de Carouge : « la critique culturelle a peu à peu laissé la place aux avant-papiers, aux portraits ou aux reportages. Il en existe encore, mais ce sont les spectacles des grandes institutions qui sont en général couverts et beaucoup moins les petits théâtres, même si cela existe encore un peu… »  

Un enjeu abordé lors de la discussion du Journalisme Social Club le 24 juin: pour les trois journalistes invités, le critique culturel tente toujours de se positionner en fonction du sujet, du lectorat, et de la production. Ainsi, une petite compagnie de théâtre n’est pas traitée de la même manière qu’un spectacle d’une institution chiffrée à plusieurs millions. Car critique ne veut pas dire acerbe : « Même quand on n’aime pas une production, il faut faire preuve de délicatesse, trouver la bonne épithète. Car un mot peut démonter un artiste », souligne Alexandre Demidoff. Et Pierre Philippe Cadert, d’en conclure : « on ne naît pas critique, on le devient ». Finalement, « la critique, c’est parler de la réception de l’œuvre », rappelle Roderic Mounir, journaliste au Courrier, avant d’ajouter : « le critique n’est pas objectif, il a des arguments ».

Comme le prolongement d’une pièce – de musique, de théâtre, de danse –  la critique apporte une dimension historique et sociale, enrichissant l’œuvre initiale. Elle engage l’expérience personnelle de la personne qui l’écrit, et s’offre à celle qui la lit. Ainsi, les mots posés sur une œuvre deviennent une invitation pour d’autres à nommer leur propre ressenti et leur propre réception de l’œuvre. « Quand un spectacle a lieu, il faut l’honorer » souligne Alexandre Demidoff pour rappeler l’importance de l’existence même de la critique culturelle, qu’elle soit positive ou non. Une vision que partage Corinne Jaquiéry : « les critiques culturelles sont indispensables pour l’œuvre et pour les artistes. Elles marquent l’évolution d’une carrière d’artiste et l’aident parfois à l’orienter plus justement. Elles sont aussi utiles pour faire parler l’œuvre au-delà des frontières cantonales et nationales ».

Le travail d’un·e critique transparaît dans les ventes de billets au public et favorise la vente de spectacles en tournée, comme le souligne Thierry Luisier, secrétaire général de la Fédération Romande des Arts de la Scène (FRAS). Et d’ajouter : « on voit aussi qu’on a moins d’éléments historiques et critiques sur la production romande. Lorsque des postes sont supprimés, ce sont aussi des collègues qui disparaissent. Des collègues qui ont des points de vue, que l’on connaît, avec de véritables compétences », déplore Thierry Luisier.

Préserver la culture, une lutte commune

De leur côté, les acteur·ice·s du milieu culturel se mobilisent. Vendredi 11 avril, la journée annuelle de la FRAS, ouverte aux communicant·e·s des différentes institutions membres, était consacrée à la problématique. À l’origine de cette discussion, Corinne Jaquiéry : « je trouvais important de faire un point de situation étant donné le démantèlement actuel de la presse et par conséquent de la presse culturelle qui est un partenaire privilégié pour les théâtres. J’ai suggéré à Jean Liermier (directeur du Théâtre de Carouge, ndlr) d’en parler à la FRAS ». Le sujet a fait mouche. Parmi les sujets abordés lors de cette journée : les défis de la presse écrite culturelle en Suisse romande, tels que le développement de médias culturels online, les choix rédactionnels, le lectorat, les partenariats potentiels et enfin l’avenir de la critique culturelle.

Thierry Luisier est sans appel : « au niveau national comme local, la part de la culture et de la critique dans les médias fond comme neige au soleil. C’est une préoccupation majeure, car c’est tout un écosystème qui disparaît ». Convier des journalistes du milieu culturel à cette journée d’échanges est alors apparu comme une évidence, afin d’avoir « différentes réalités ». Le secrétaire général de la FRAS salue la « transparence » des journalistes : « c’était dur de réaliser que ces personnes, avec qui l’on travaille depuis des années, sont dans cette situation. »

Un constat qui touche aussi les acteur·ices de la culture : « on est vraiment invisibilisés. On dépense beaucoup d’argent pour créer des sites, et on se retrouve submergés par une vague de contenus. Je ne crois pas à une présence efficace de la scène et de la culture dans le numérique ». Pour Thierry Luisier, il faudrait, au contraire, « retourner à un contenu papier, avec un papier recyclé, des éditions semestrielles, de belles images, des photos professionnelles, des textes intéressants, profonds ». En somme, « que l’on se démarque d’une certaine médiocrité de contenus sur beaucoup de médias privés et commerciaux ».

Durant cette journée d’échanges organisée par la FRAS, plusieurs options ont été soulevées, parmi lesquelles la création d’un nouveau journal qui serait porté par les institutions culturelles, ou encore un site dédié à la critique des arts du spectacle. Finalement la création d’une commission « communication et presse » a été actée, afin de mettre en place des actions concrètes sur le long terme. Elle verra le jour durant l’été, et devrait se réunir à la rentrée. 

Raviver la flamme culturelle dans les médias

La place de la culture dans l’actualité locale tend « d’une part, à la raréfaction de la culture dans les médias, et d’autre part, au nombre de créations et de productions qui a doublé en Suisse romande en 25 ans », selon Alexandre Demidoff, du Temps. Moins de journalistes culture dans la rédaction, signifie moins de couverture médiatique des pièces : « on ne peut voir qu’un spectacle par soir », rappelle Roderic Mounir, au sujet du flot de sollicitations reçues sur sa boîte mail. Face à « l’incohérence consistant à allouer des aides croissantes à la culture et de bâtir toujours plus d’équipements, pour une offre dont il n’y aura bientôt plus de journalistes culturel·le·s pour parler ». Le journaliste en appelle à la responsabilité des pouvoirs publics face au délitement de la presse en général, et du journalisme culturel en particulier.

Donner une voix à la culture dans les médias passe par la relève de la jeunesse, notamment pour découvrir et s’ouvrir à d’autres genres, d’autres artistes. Élargir le spectre de la couverture médiatique, pour contrer l’entre-soi des algorithmes des plateformes, qui empêchent souvent de s’ouvrir à l’inconnu. L’importance de la formation des jeunes journalistes culturel·le·s est donc cruciale.

Et Alexandre Demidoff de conclure : « il y a urgence pour que les porteurs du flambeau que nous sommes aient un relai, pour que cette flamme ne s’éteigne pas ». Espérons que le débat ait provoqué une étincelle. 

Depuis 2013, L’Agenda tente de faire crépiter cette flamme, en proposant des articles sur la culture au sens large. Mais pour l’entretenir, ce feu a besoin d’être nourri. Or les annonceurs, souvent réticents à investir encore dans la culture, se font rares. Le magazine se maintient à petit feu, en partie grâce aux contributions de bénévoles enthousiastes. Sans compter justement les critiques culturelles qui font souvent défaut, soit par peur de froisser un annonceur, un artiste ou une institution, soit à cause d’un certain syndrome de l’imposteur, car ne s’improvise pas critique qui le veut… Pourtant, c’est justement dans ces prises de risques, celles du doute, de l’engagement et de l’indépendance, que des magazines culturels continuent de résister, avec la conviction que cette flamme, même vacillante, vaut la peine d’être ravivée.

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Le Journalisme Social Club est un rendez-vous mensuel, chaque dernier mardi du mois au cœur de Genève dans les locaux de Downtown Studio. Au programme: un workshop donné par des spécialistes, suivi d’un apéritif. Le dernier en date, mardi 24 juin, était intitulé « Quelle place pour la critique culturelle dans l’actu locale? ».

 

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