Les Immortels, Maja Tschumi, 2025

La jeunesse révolutionnaire de Bagdad dévoilée par la réalisatrice suisse Maja Tschumi 

Samedi 8 mars se tenait au FIFDH la première romande du documentaire Les Immortels de la réalisatrice Maja Tschumi. Une immersion dans la révolution d’octobre 2019 place Tahrir à Bagdad au travers des portraits croisés de deux Irakien·ne·s en proie à des questionnements existentiels. 

Texte et propos recueillis par Mélissa Henry

Tout a commencé en 2019, lorsque Maja fait la rencontre d’activistes irakien·ne·s à Berlin, qui parlaient de la révolution en cours dans leur pays. Déjà active en politique et suivant depuis plusieurs années la situation en Irak, elle débute des recherches sur la révolution d’octobre, et découvre de nombreux·ses Irakien·ne·s font entendre leur voix sur les réseaux sociaux. C’est le début du projet Les Immortels

Le documentaire de création Les Immortels plonge dans la vie de jeunes Irakien·ne·s qui se battent pour un avenir meilleur. Qu’est-ce qui vous a incité à explorer cette histoire et pourquoi avoir choisi de la centrer sur les expériences de Milo et Mohammed Al Khalili ? 

Maja Tschumi : Il était évident pour moi que je devais collaborer très étroitement avec les gens qui agissaient de manière clandestine (underground people) pour faire entendre leur voix. Khalili et Milo avaient déjà leur propre histoire, ce n’est pas moi qui les ai créées. (…) Je voulais vraiment créer un film où les gens ressentent ce que j’ai ressenti quand j’ai voulu me connecter avec la jeunesse irakienne.

Je voulais me concentrer sur un voyage émouvant qui raconte : d’où viennent ces jeunes ? Pourquoi risquent-ils autant ? Qu’est-ce qui les rend si impliqués au point d’aller dans la rue ? 

La raison pour laquelle je voulais suivre deux personnes, un homme et une femme, c’est parce que les femmes sont très importantes dans ce processus politique et l’Irak est toujours très stigmatisant envers les femmes. Le conflit pour les hommes et celui pour les femmes est très différent. Je sentais que si je ne me focalisais que sur un combat, j’allais passer à côté de quelque chose. 

Milo. Les Immortels, Filmgerberei, 2025

Justement, Milo s’habille en homme pour se déplacer librement dans Bagdad, ce qui en dit long sur la répartition des rôles dans la société irakienne. Pouvez-vous nous en dire plus sur la façon dont vous avez abordé la représentation du genre dans le film et sur son impact sur le combat des personnages pour la liberté ?

En faisant ce documentaire, j’ai découvert à quel point le mariage régit toute la société. Par exemple, une femme ne peut pas vivre seule dans un appartement. Elle doit être mariée. 

En Irak, il n’y a pas eu de révolution sexuelle en 68, donc les normes sont très différentes des nôtres. Les combats sont aussi différents. J’ai eu des discussions avec Milo à propos de masculinité, de féminité, de genre, etc. Elle ne veut pas être la moitié d’une femme, car elle est fière d’être une femme. Elle doit agir par mimétisme avec les hommes, se faire passer pour l’un d’entre eux pour retrouver une certaine liberté. Je pense que pour moi, elle était une sorte d’archétype auquel je pouvais m’identifier. 

Milo était vraiment en danger, sa famille la menaçait. Pendant deux mois, elle a disparu. Je ne savais pas ce qui lui était arrivé, si elle était retenue, ou si elle avait été tuée. Puis elle m’a recontactée sur les réseaux. J’ai demandé à Milo ce qu’il s’était passé, et on a décidé de créer à partir de cette histoire. C’était très intense. Avec Milo et Khalili, on a eu de nombreuses  discussions, sur qui montrer à l’écran, mais aussi qu’est-ce qu’on pouvait montrer sans les mettre davantage en danger. On a effectué plein d’aller-retours dans le montage aussi, pour les protéger au maximum. À tout moment, Milo pouvait disparaitre de nouveau si son père savait que l’on faisait ce film. 

En tant que réalisatrice, était-il difficile de réaliser un film sur Badgad ?

En Irak, si vous connaissez quelqu’un, vous vous sentez ensuite en sécurité. C’est peut-être aussi parce que je suis une femme occidentale, mais pour moi, la sécurité était un enjeu de taille, et le patriarcat très présent, surtout quand j’étais seule.

L’Irak est un pays complexe. Le gouvernement nous a accordé l’autorisation de filmer. Cela nous a permis de nous protéger dans de nombreux cas et d’ouvrir des portes. Nous ne leur avons pas dit que nous faisions un film sur la révolution, mais sur la jeune génération. Les milices sont différentes du gouvernement, mais font partie du même régime. On peut donc dire que nous avons dû négocier avec le gouvernement pour obtenir une autorisation de tournage, car il aurait été trop dangereux et tout simplement impossible de filmer sans autorisation. Mais à chaque coin de rue, il y avait un check-point, des militaires ou des policiers pouvaient nous arrêter. Avec eux, nous devions négocier l’autorisation de tournage et ce que nous pouvions filmer.

Pendant le tournage, trois activistes avec qui on était en contact pour le film ont disparu : Milo, sa meilleur ami retrouvée morte dans la rivière, et le meilleur ami de Khalili qui a été enlevé par la milice. Cela vous donne une idée de combien tout était risqué. On se demandait constamment si on n’était pas en train de franchir la ligne rouge.

Khalili découvre le pouvoir de sa caméra dans sa lutte contre le régime. De quelle manière pensez-vous que le cinéma peut être un outil de changement social, en particulier dans les pays confrontés à l’oppression politique ? 

Khalili est l’un des premiers activistes que j’ai rencontrés. Il était traumatisé. Il disposait de plus de 70 heures d’enregistrement de la révolution. Il m’a dit : « je veux que le monde sache ce qui se passe ici, mais je ne suis pas assez fort pour le faire. Je veux quelqu’un d’extérieur qui fasse quelque chose de ce matériel. » C’est là qu’a commencé notre collaboration. Khalili apportait sa propre voix et son matériel. Il m’a mise en contact avec un producteur irakien. Tout le monde travaillait là-bas, sur la place Tahrir, dans cette révolution de jeunes. Ils étaient des témoins directs.

Khalili. Les Immortels, Filmgerberei, 2025

Comment pensez-vous que votre nationalité suisse a influencé votre approche de cette histoire et votre travail ? 

L’une des difficultés était que la Suisse n’est pas un pays de l’UE. Au début, je n’ai pas pu me rendre à Bagdad, je suis restée coincée en Turquie. J’ai dû me mettre en relation avec des journalistes en Irak qui ont pu m’aider à entrer dans le pays. Par la suite, j’ai continué à avoir des problèmes pour entrer dans le pays à cause de mon passeport. J’ai surtout eu l’impression que les gens se faisaient une idée des Suisses comme étant simplement des riches, et ne les voyaient pas comme appartenant à une nationalité. C’était pour moi une forme de liberté, parce que je pouvais me cacher. 

Je pense que si j’avais été Française ou Allemande, la situation aurait été complètement différente, car les Irakiens savent ce que c’est. L’ambassade de France est assez forte en Irak, les Allemands ont aussi des institutions culturelles fortes. Mais les Suisses n’ont pas d’ambassade en Irak. C’était certes un peu plus délicat, mais je me suis dit que je pouvais tirer quelque chose de cela. Et bien sûr, l’opportunité d’être Suisse c’est aussi d’avoir plus de moyens pour faire un documentaire. 

Maja Tschumi

« Dans mes films, ce que j’aime, c’est montrer comment un contexte extérieur peut interférer avec le monde intérieur des personnes »

Tourner dans une région déchirée par la guerre comme l’Irak comporte son lot de défis. Quels ont été les obstacles auxquels vous avez dû faire face pendant le tournage, tant d’un point de vue logistique qu’émotionnel ?

C’était un challenge, cette balance entre la dure réalité en Irak et la volonté de proposer une histoire narrative. Beaucoup de gens ne sont pas conscients de ce qui s’est passé en Irak durant les dix dernières années. Pour recréer une histoire intense, je voulais me focaliser sur les conflits émotionnels et universels: si je peux me connecter à cette histoire et à ces personnes, peut-être que le public peut le faire aussi. On peut partager et comprendre ces émotions dans cette situation historique. Nous pouvons ainsi comprendre une réalité qui est vraiment différente de la nôtre. Et dans tous les cas, c’est un combat pour la liberté. Milo avec son père, et Khalili qui se pense sans valeur et risque beaucoup : c’est une question de jusqu’où aller pour prouver au monde que l’on compte. Ces deux conflits sont vraiment universels. En même temps, je devais naviguer avec beaucoup d’informations politiques et historiques, tout en gardant une approche émotionnelle pour être au cœur de ces histoires personnelles. 

Ce que j’aime, c’est montrer comment un contexte extérieur peut interférer avec le monde intérieur des personnes. En Irak, j’ai appris qu’il y avait des jeunes gens intelligents et courageux qui avaient beaucoup d’idées et de créativité, qui savaient ce qu’ils voulaient et qui étaient des visionnaires. Ils se battent pour cette idée de l’Irak qu’ils ont en tête. C’était très inspirant. Bien sûr qu’un seul film ne peut pas faire disparaître la violence. Je pense que ce n’est qu’une partie du changement et que le film a le pouvoir d’ouvrir émotionnellement les gens. 

À travers la culture vous pouvez apporter de petites étincelles en ouvrant les cœurs et les esprits à être plus réfléchis, à ressentir de l’empathie pour d’autres personnes. C’est quelque chose que l’art en général peut certainement faire en mettant un personnage à l’écran dans la relation avec le public. Et c’est une relation précieuse que l’on ne peut probablement pas avoir avec les Irakiens parce que les gens ne voyagent pas là-bas, et les Irakiens ne voyagent pas ici. 

C’est donc la connexion qui me semble offrir un potentiel de changement. Le film a voyagé, et a notamment été diffusé par BBC Arabic. Pour moi, c’était important, car le film s’adressait au public arabe. Et lorsque quelqu’un fait des recherches et s’y intéresse, il peut trouver le film dans les archives. C’est ce que notre travail permet. 

Ce film m’a beaucoup appris, il a changé ma vie et celle des autres membres de l’équipe. 

Milo et Avin. Les Immortels, Filmgerberei, 2025

Les immortels a été présenté au FIFDH, lors de deux projections en mars. Quel accueil a-t-il reçu et qu’espérez-vous que le public retienne de la projection du film ? 

Au FIFDH, vous vous adressez aux gens. Les deux projections affichaient complet. J’ai eu l’impression que le public recevait très bien le film. Après la projection, j’ai eu plusieurs échanges avec des personnes qui ont été très touchées. D’une certaine manière, j’ai l’impression que cette histoire est proche du public. Et c’est ce qui l’a rendue meilleure. Un jeune homme est venu me demander le compte Instagram de Khalili, car il voulait se connecter à lui sur Instagram. C’était beau ! 

Après Les immortels, quelle est la cause à laquelle vous allez vous consacrer ? 

Je travaille principalement sur un film en collaboration avec un réalisateur yéménite sur l’île de Socotra, une île de la mer d’Arabie au Yémen, inscrite au patrimoine mondial de l’UNESCO. Cette île est directement affectée par la guerre et les routes commerciales dans la mer d’Arabie et la mer Rouge. Ce que nous voulons montrer, c’est comment la guerre affecte la nature. 

Les Immortels
Maja Tshumi
Sortie en salle le 14 mai 2025

Plus d’infos :
www.cineworx.ch/movie/les-immortels/
www.fifdh.org