Répétition Le Dindon©Marie Marcon

« Le Dindon » genevois de Maryse Estier

Il la croise dans la rue et tombe éperdument amoureux, selon l’intrigue de Georges Feydeau. Durant huit jours, il la poursuit jusqu’à s’introduire chez elle, se retrouvant nez à nez avec son vieil ami, Vatelin. Mais dans cette mise en scène, signée Maryse Estier, le séducteur Pontagnac arrive non pas dans le salon de Lucienne, mais dans sa salle de bain, à la Nicholson. S’ensuit une série de péripéties, tromperies, réconciliations, où réalité et rêve se confondent. Création faisant partie du cycle « Transmission », Le Dindon de George Feydeau est présenté au Théâtre de Carouge du 4 au 23 mars 2025. Elle est reprise ensuite sur la scène du Théâtre Kléber-Méleau du 28 mars au 6 avril 2025.

Texte et propos recueillis par Eugénie Rousak

Comédienne à ses débuts dans le théâtre, Maryse Estier a progressivement glissé de l’autre côté du plateau, se spécialisant dans la mise en scène. Aujourd’hui, elle aborde les œuvres classiques, leur apposant un regard à la fois contemporain et onirique. Dans cette nouvelle création, elle resserre l’intrigue du Dindon de Georges Feydeau, en plaçant Lucienne, Vatelin et Pontagnac dans le paysage genevois. Échange avec Maryse Estier au Théâtre de Carouge.

Maryse Estier, répétitions au Théâtre de Carouge. Photo: Marie Marcon

L’Agenda : Dans vos dernières mises en scène, vous avez travaillé sur Chaise d’Edward Bond, Marie Stuart de Friedrich Schiller ou encore La Dernière Nuit de Don Juan d’Edmond Rostand. À présent vous abordez un classique de Georges Feydeau. Quel est le fil conducteur dans ces choix ?

Maryse Estier : Aussi inattendu que cela puisse paraître car les dramaturgies sont extrêmement différentes, je considère Le Dindon comme le troisième volet d’un cycle, qui a commencé en 2023 avec Friedrich Schiller et s’est poursuivi en 2024 avec Edmond Rostand. Bien que les époques et les genres de théâtre soient différents, ces œuvres s’articulent autour des rapports de possession, de séduction et de pouvoir, intimement entrelacés et mutuellement nourris. Dans le premier volet Marie Stuart il s’agissait de l’observation; dans le second, d’une déconstruction avec notamment un examen de conscience fait par Don Juan au terme de sa vie. Aujourd’hui, avec Le Dindon je vais au bout de cette recherche en poussant les situations jusqu’à l’invraisemblable, pour pouvoir enfin s’en libérer par le rire.

Quelle est votre rapport avec George Feydeau ?

Il est pour moi l’un des grands maîtres du rire. Les situations qu’il écrit sont en vérité terrifiantes et pourtant l’on rit ! C’est que c’est un rire qui fait du bien, un rire de soulagement, un rire qui fait se dégonfler tout ce qui nous faisait peur. Feydeau, avant de sombrer dans la maladie et la folie, avait découvert les premiers pas de Charlie Chaplin et il s’était mis en tête d’écrire pour lui. Comme Chaplin fait face aux bourreaux, Feydeau me permet d’affronter mes fantômes.

Parmi l’ensemble des œuvres de Feydeau, pourquoi avez-vous décidé d’aborder Le Dindon précisément ?

Cette pièce est épurée et actuelle. Dans mon travail d’adaptation, je n’ai gommé ou remplacé que quelques expressions un peu datées, laissant le texte de Feydeau pratiquement intact. C’est une grande œuvre avec une dimension résolument universelle qui nous met en rapport à notre humanité et parle à tout public. L’intrigue n’est pas socialement désuète et se prête aisément à une lecture en dehors de son époque. Si la société suit un modèle comportemental, le personnage de Pontagnac en est complètement en dehors. Par sa simple présence, il provoque un écaillement du vernis qui couvre ce cadre construit et mesuré, faisant ainsi ressortir les passions cachées, les pulsions contenues, les désirs refoulés, mais aussi les frustrations, les mensonges, les espoirs et les fantasmes. Tout.

Répétitions au Théâtre de Carouge. Photo: Marie Marcon

Vous avez mentionné n’avoir apporté que quelques modifications dans le texte, mais comment avez-vous abordé le reste de l’adaptation ?

Une partie de l’adaptation a consisté à resserrer l’intrigue pour une question de durée, la version originale du spectacle durant près de trois heures. Ce travail ne se résume pas à s’emparer d’un texte classique pour raconter sa propre histoire, mais il consiste à se mettre en rapport avec l’écriture de l’auteur et faire des choix de mise en scène. Concrètement, en décidant de supprimer certains personnages ou de couper quelques scènes, d’autres gagnent en valeur et en importance. L’autre grande modification était la transposition de l’histoire à Genève. Feydeau a écrit Le Dindon à Paris, s’inspirant fortement des choses qu’il observait et des personnes qu’il fréquentait. Ainsi, nous avons par exemple modifié les noms des rues avec des références genevoise, ou encore transformé les sonorités marseillaises de Soldignac en un accent jurassien. En ce qui concerne la scénographie, je ne voulais pas faire une représentation historique ou ancrer la pièce dans une autre époque, mais plutôt travailler avec des anachronismes et des références, comme celle à Shining, par exemple. Au début, la pièce s’ouvre sur un espace épuré et très concret, qui tend, acte après acte, vers une abstraction. Cette évolution donne justement la sensation de plonger de plus en plus dans un rêve ou dans un cauchemar et pousse, au fur à mesure de la représentation, d’admettre des choses invraisemblables

Pour l’adaptation, vous avez l’habitude de travailler avec la comédienne Clémence Longy et cette pièce ne fait pas exception. Comment cette collaboration se passe-t-elle ?

Nous nous sommes rencontrées à l’ENSATT, l’École Nationale Supérieure des Arts et Techniques du Théâtre à Lyon, et nous avons directement eu un coup de foudre artistique. Depuis, Clémence a joué dans quasiment tous mes spectacles. Nous avons pris l’habitude de lire les textes ensemble et d’échanger autour des adaptations, nos visions se complétant parfaitement. Depuis que je me suis dirigée vers la mise en scène, j’ai pris du recul pour poser un regard dramaturgique sur l’ensemble du plateau, alors qu’elle, en tant que comédienne, reste physiquement sur la scène et vit les choses depuis l’intérieur. Ensemble, nous avons donc une perspective complète des deux côtés !

En parlant du plateau. Initialement comédienne, vous ne jouez plus. Est-ce une décision temporaire ou un nouveau chapitre ?

Je pense avoir trouvé ma place dans le théâtre et un rôle qui correspond à mes qualités. La question de la scène ne s’est donc plus posée pour moi. Quand j’ai découvert le théâtre en le lisant, je savais que j’allais en faire mon métier, mais à l’époque la seule option que j’imaginais en pensant à ce milieu était d’être comédienne. Ce n’est qu’en quittant le Conservatoire de Genève que j’ai commencé à faire des assistanats à la mise en scène. J’ai tout de suite trouvé fascinant de vivre les répétitions de l’intérieur, sans être sur scène. C’est comme rentrer dans la cuisine d’un grand chef, observer les associations des saveurs et les techniques de préparation. Et depuis ce moment, je n’ai plus du tout eu envie de jouer.

Informations pratiques:

Le Dindon

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