Les clichés sont souvent tenaces, et la Russie en fait les frais depuis dix siècles. Catalyseur des peurs et des ambitions, la russophobie s’est développée en Europe qui a fait de la Russie son miroir négatif. C’est l’idée que développe le journaliste et directeur du Club Suisse de la Presse Guy Mettan dans son dernier livre » Russie-Occident: une guerre de mille ans ». En se basant sur la production journalistique et historique occidentale au sujet de la Russie, Guy Mettan pose les fondements d’une rivalité originelle qui vont mener à l’image caricaturale de « l’ours russe menaçant », et explique les différences entre les russophobies française, anglaise, allemande et américaine. Il pose ainsi les balises des relations entre la Russie et l’Occident, confrontant de nombreux faits au regard de l’histoire. Il dénonce encore certaines pratiques journalistiques et cherche à rétablir la désinformation que subit la Russie, tout en jetant un éclairage stimulant sur la position ambigüe de l’Union Européenne.
L’Agenda: Quels événements particuliers vous ont poussé à écrire ce livre?
Guy Mettan: Je suis l’actualité russe avec attention depuis longtemps et j’ai toujours été surpris de la manière tronquée dont la grande presse parle de la Russie. Cela m’est apparu notamment avec les Jeux Olympiques de Sotchi. À ce moment, il n’y avait pas de guerre, pas d’annexion, on ne pouvait rien reprocher à la Russie et les journalistes ont trouvé des milliers de reproches à faire: c’était trop cher, il y avait de la corruption, des familles avaient été déplacées, ainsi que des choses ridicules comme des robinets qui ne fonctionnaient pas… Et puis il y a eu la révolution de Maidan en Ukraine, avec le putsch du mois de février 2014 qui a déclenché un déferlement antirusse qui m’a vraiment agacé, j’ai eu envie de remettre les choses au clair. Mais on pourrait écrire ce livre sur d’autres pays. La Russie n’est pas la seule concernée mais c’est le cas que je connais le mieux pour y aller régulièrement et voir ce qui s’y passe.
La russophobie est bâtie sur une vision déformée de ce pays, une succession de clichés qui construit un mythe. D’où vient-il?
Le fondement du mythe a une base religieuse, c’est le schisme entre orthodoxes et catholiques à partir de Charlemagne. Cette rupture a d’ailleurs été provoquée par les Occidentaux pour des questions géopolitiques, de concurrence entre le Saint-Empire romain germanique et l’Empire byzantin. Cela a généré quantité de clichés négatifs à l’égard des Grecs qui se sont répercutés sur la Russie quand cette dernière a repris la succession de l’Empire byzantin. Au dix-huitième siècle, quand la Russie réapparait comme grande puissance, le mythe revient: une Russie despotique, annexionniste, qui voudrait envahir l’Europe, contrairement à tous les faits historiques! On constate en effet que c’est la Russie qui a été envahie par l’Europe et non le contraire, une dizaine de fois entre les Chevaliers teutoniques, les Polonais en 1612, Napoléon en 1812, les Allemands et Hitler deux fois pendant le vingtième siècle. Maintenant l’OTAN progresse en Ukraine et en Géorgie…. Alors que la Russie n’a jamais envahi l’Europe occidentale. Quand les troupes russes d’Alexandre étaient à Paris c’est parce qu’elles avaient été attaquées par Napoléon. La même chose pour Berlin en 1945, Hitler avait d’abord envahi la Russie! Ce sont des choses qu’on oublie et l’on tend à prendre la conséquence pour la cause: il y a une distorsion historique et journalistique dans la présentation des faits. C’est ainsi qu’on voit que la russophobie est avant tout une idéologie, un mythe qui est construit pour les opinions publiques européennes .
En quoi ce mythe est-t-il nécessaire à la construction de l’identité européenne?
L’Europe a toujours été divisée. Jusqu’en 1914, entre plusieurs nations, puis entre les blocs soviétique et occidental. Aujourd’hui, la construction européenne est très laborieuse et compliquée, avec de grandes divisions internes. Ce mythe de l’ours russe menaçant conforte l’identité et l’union forcée des pays d’Europe. Quand on a un adversaire commun, c’est toujours plus facile de faire l’union sacrée.
Vous évoquez les lobbies russophobes, qui sont-ils?
Les lobbies existent partout et toujours. Dans le cas de la Russie, il est vrai que cette présentation des faits est encouragée par l’existence de puissants lobbys. Le premier est le lobby militaire qui est bien connu, car on ne peut pas vendre d’armes si le monde est en paix et si l’on n’a pas de prétendus ennemis à vaincre et contre lesquels on doit se protéger. Il y aussi le lobby des ressources énergétiques, du pétrole et du gaz. La Russie possède d’immenses ressources: dans une industrie qui a toujours des besoins énormes, il est plus utile d’avoir une Russie servile et dominée qu’indépendante et autonome. Ce fait se voit clairement en 2003: après les attentats du 11 septembre les relations entre les États-Unis et la Russie étaient bonnes, mais l’attitude des États-Unis a complètement changé quand la Russie a décidé de conserver la gestion de ses ressources en interdisant à Khodorkovsky de brader les ressources pétrolières aux Américains. Le lobby gazier pétrolier américain a été fâché de n’avoir pas pu racheter pour une bouchée de pain les ressources russes. Le troisième lobby est celui de l’ est-européen, les Polonais et les pays baltes qui nourrissent une crainte vis-à-vis de la Russie. Ils se sont toujours appuyés sur les anglo-saxons pour accroître leur importance au sein de l’Union Européenne dans laquelle ils avaient un problème de légitimité.
Le sentiment russophobe existe-t-il ailleurs qu’Europe ou aux États-Unis?
Je n’ai pas la prétention d’avoir couvert le sujet mais l’une des surprises de ce travail a été de constater que la russophobie est une forme de racisme propre à l’Occident. Dans mon livre, je parle de russophobie religieuse, de russophobie française, bien que les français aient eu des moments de russophilie. La russophobie anglaise est très forte à cause des querelles géopolitiques. La russophobie allemande apparaît vers la fin du 19e et la russophobie américaine, plus récente, commence en 1945. Mais on ne trouve pas ce sentiment par exemple en Chine ou au Japon, alors que ces pays ont connu des conflits territoriaux avec la Russie. Il y a eu une guerre entre le Japon et la Russie en 1903 et en 1945. La Chine et la Russie ont connu des accrochages frontaliers dans les années 70 sur le fleuve Amour. Mais on ne trouve pas de russophobie chinoise ou japonaise, malgré ces conflits. Ce paradoxe montre à nouveau que la russophobie est une création de l’Occident justement provoquée par son ambition de vouloir dominer le monde, mais qui a trouvé la Russie sur son chemin. Et les lobbies russophobes entrent en action à chaque fois que la Russie résiste. On peut prévoir un tel comportement avec la Chine puisqu’à chaque résistance l’Occident tend à la décrédibilisation et la délégitimation. Il cherche à interférer dans les affaires des autres pays au nom de la démocratie et les Droits de l’homme, non sans une certaine ambiguïté puisque la question des Droits de l’homme en Arabie saoudite ne lui pose aucun problème alors qu’ils sont violés de façon mille fois plus grave qu’en Russie.
A-t-on pu connaître un sentiment russophobe en Suisse?
Non, je ne dirai pas ça. La Suisse est toujours prudente ou réservée face à l’étranger. Il n’y a pas de russophobie suisse, et c’est pour ça que je n’en parle pas dans ce livre. En revanche il y a eu à un moment un anti-communisme très fort, et je déplore que la Suisse ait suivi les sanctions européennes contre la Russie. Mais c’est plus un effet de suivisme qu’une russophobie active et délibérée. L’autre avantage en Suisse est qu’on peut toujours s’exprimer et qu’il y a toujours une écoute pour les voix minoritaires. Je crois que ça fait partie de l’ADN national et c’est plutôt positif.
Texte et propos recueillis par Marie-Sophie Péclard
Guy Mettan, Russie-Occident: Une Guerre de Mille Ans, Éditions des Syrtes, mars 2015.