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Hommage à une collection audacieuse

Poursuivant sa volonté de faire découvrir les grandes collections suisses, la Fondation de l’Hermitage accueille jusqu’au 1er juin 2025 une sélection de 136 œuvres provenant du Petit Palais de Genève, collection réunie dès les années 1950 par Oscar Ghez. Organisée comme un parcours à travers l’art occidental de 1880 à 1930, cette exposition souligne les choix singuliers et assumés de ce collectionneur visionnaire.

Texte par Emilie Thomas

L’âme d’une collection, c’est son fondateur

Oscar Ghez (1905-1998) est né en Tunisie. Son père était un industriel tunisien et sa mère était issue de la noblesse italienne. Son grand-père, Giacomo di Castelnuovo avait été le médecin du bey de Tunisie et du roi Victor-Emmanuel II. Il a dix ans quand sa famille part s’installer à Marseille. Après ses études dans une école de commerce, il fonde une usine de caoutchouc à Rome avec son frère Henri, ingénieur chimiste. Son intérêt pour l’art a peut-être un lien avec son épouse, Nella Treves, qui est la sœur de l’artiste de Turin Dario Treves. Ce dernier réalisa d’ailleurs un portrait d’Oscar Ghez. Sa famille étant de confession juive, elle doit fuir l’Italie lorsque Mussolini promulgue les lois raciales en 1938. De retour en France, Oscar et son frère reprennent une usine du groupe Pirelli, mais la Seconde Guerre mondiale les oblige à l’exil aux États-Unis. Ils ne rentrent en France qu’à la Libération en 1945 pour relancer leur activité. C’est dans les années 1950 qu’Oscar Ghez débute véritablement sa collection à la suite de la perte de plusieurs membres de sa famille. L’une de ses premières acquisitions est Le Pont de l’Europe de Gustave Caillebotte en 1957. À cette époque, l’artiste était encore peu reconnu. En 1966, il achète un hôtel particulier à Genève et y installe deux ans plus tard sa collection qu’il ouvre au public, connu sous le nom de Petit Palais de Genève. Oscar Ghez achète des artistes que ses contemporain∙e∙s délaissent et il ne semble pas intéressé par l’art abstrait, se tournant plus volontiers vers l’art figuratif. Il ne va se fier qu’à son instinct et à son goût personnel sans se soucier des effets de mode pour constituer une collection qui à sa mort compte plus de 5000 œuvres. Cette exposition à la Fondation de l’Hermitage souligne la vision unique de ce collectionneur.

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Jeanne Hébuterne, Autoportrait, 1916. Association des amis du Petit Palais, Genève. Photo: Studio Monique Bernaz, Genève

Photo de haut de page: Marevna, La Mort et la femme, 1917. 
Association des amis du Petit Palais, Genève. Photo: Studio Monique Bernaz, Genève © 2024, ProLitteris, Zurich

De grands noms d’artistes femmes

Anticonformiste, Oscar Ghez s’est intéressé très tôt aux artistes femmes dont la reconnaissance n’a souvent eu lieu que grâce aux recherches menées ces dernières décennies. Visionnaire, il acquiert leurs œuvres et parfois en quantité importante. C’est le cas notamment avec Marie Vorobieff, dite Marevna, artiste dont il possède 150 œuvres, comme le souligne Marie-Paule Vial dans le catalogue de l’exposition. Précurseur, il organise dès les premières années du Petit Palais des expositions monographiques consacrées à des artistes femmes, leur offrant une visibilité encore rare à l’époque.

La sélection d’œuvres de dix artistes femmes, toutes nées entre 1840 et 1898, mais dont le destin diverge, révèle cet engagement. Parmi elles, Marie Bracquemond, rare femme du mouvement impressionniste qui s’éloigna de sa carrière artistique, peut-être en raison de son époux, l’artiste Félix Bracquemond qui n’affectionnait pas l’impressionnisme et qui avait un caractère difficile, comme le souligne Gustave Geffroy, dans la préface de l’exposition posthume des œuvres de Marie Bracquemond à la galerie Bernheim, en 1919 ; Marie Laurencin, qui fut certes la muse d’Apollinaire, mais qui fut surtout un symbole d’indépendance, se libérant des conventions académiques et de réussite ; Nathalie Kraemer, au destin tragique, qui fut arrêtée et déportée à Auschwitz ; ou encore Maria Blanchard, peintre d’origine espagnole et protagoniste du mouvement cubiste. On peut également découvrir un autoportrait de Jeanne Hébuterne, compagne de Modigliani. Au sous-sol est aussi exposé un portrait réalisé en 1923 par Tamara de Lempicka, égérie brillante et émancipée des années folles.

Ces acquisitions révèlent l’originalité et le parti pris de ce collectionneur, persuadé que ces artistes n’étaient pas reconnues à leur juste valeur. Aujourd’hui, l’histoire de l’art lui donne d’ailleurs raison.

Théophile-Alexandre Steinlen,
L’Apothéose des chats à Montmartre, vers 1885.
Association des amis du Petit Palais, Genève
Photo: Studio Monique Bernaz, Genève

Une passion pour un artiste d’origine vaudoise

La galerie souterraine de la fondation est consacrée à l’artiste Théophile Alexandre Steinlen. Né à Lausanne en 1859, il s’installe à Paris en 1881 et est naturalisé français en 1901. Oscar Ghez, sensible aux œuvres de ce dernier, fait l’acquisition, dès 1958, du tableau Le 14 juillet 1895, marquant ainsi le début d’une importante collection de plus de 600 œuvres dont 63 tableaux. Pour cette exposition, 47 peintures, dessins et lithographies ont été choisis, laissant ainsi les visiteur·euse·s découvrir la richesse artistique de cet artiste qui va bien au-delà de la fameuse affiche du Chat Noir. Parmi les œuvres exposées, on note La Commune ou Louise Michel sur les Barricades, œuvre réalisée en 1885. À travers un graphisme moderne, son auteur rend hommage à La Commune de Paris et souligne son profond engagement politique. Très sensible aux questions sociales, il est également célèbre pour son amour des chats, en témoignent les différentes représentations qu’il a réalisées, telle que L’Apothéose des chats à Montmartre. Cette toile monumentale décorait l’une des salles du célèbre cabaret du Chat Noir. Dans cette œuvre, des centaines de chats sont réunis sous la pleine lune autour d’une figure centrale pour une cérémonie mystérieuse.  

L’ensemble réuni par Oscar Ghez constitue aujourd’hui l’un des trois plus importants fonds dédiés à Steinlen.

Trésors du Petit Palais de Genève
Du 24 janvier 2025 au 1er juin 2025
Fondation de l’Hermitage, Lausanne
https://fondation-hermitage.ch

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