Déjouer le silence, c’est ce que nous propose Wave Bonardi dans son projet théâtral Délier porté par la compagnie La Houle. La pièce, qui se jouera du 5 au 8 février à l’Étincelle à Genève, est basée sur des entretiens effectués auprès d’adultes survivant·e·s d’abus sexuels dans leur enfance. Elle se focalise sur « l’après » et les impacts de tels vécus à travers une pluralité anonyme de témoignages afin d’en faire ressortir une perspective sociétale et politique. La parole est au cœur de la proposition artistique dans un ensemble qui se veut documentaire et poétique. Sortie de l’école Serge Martin en 2020, la comédienne, à qui l’on doit notamment Signé Betty en 2024 ou encore L’embarras du choix en 2023, met en lumière ici une thématique trop souvent passée sous silence avec douceur et bienveillance.
Texte et propos recueillis par Marie Butty
Marie Butty : Qu’est-ce qui vous a fait choisir cette thématique?
Wave Bonardi : Le sujet des agressions sexuelles, et des agressions sexuelles sur mineurs m’intéresse et me touche depuis longtemps. Il y a quelques années, j’ai commencé à lire des études sur le sujet et prendre conscience de l’ampleur des chiffres qui sont réellement terrifiants ! En Occident nous parlons d’un enfant sur cinq, c’est-à-dire qu’autour de moi, dans ma rue ou potentiellement dans mon immeuble, il y a au moins un ou plusieurs enfants qui subissent cela. C’est un sujet qui commence à être visibilisé mais en comparaison de l’ampleur du phénomène, ça ne l’est pas du tout encore assez. Il s’agit vraiment d’une question de santé publique. Il y a les victimes directes, et les conséquences sur elles, et il y également les victimes secondaires – l’entourage. Par exemple, une sœur qui sait que l’autre enfant est victime va intégrer une part de culpabilisation. Cela touche donc encore davantage de personnes que l’on croit. Ainsi, en 2021, j’ai commencé le projet en me plongeant dans la littérature scientifique et je me suis rendue compte que, outre les impacts sur la santé mentale qui semblent évidents, il y a également des impacts énormes sur la santé physique. Par exemple les maladies cardiovasculaires ou endocriniennes sont plus élevés chez les personnes survivantes que dans le reste de la population – sans parler du taux de suicide. Vient s’ajouter à cela la problématique juridique qui pose une grande question d’éthique. Comment faire justice d’un crime qui est l’un des plus graves, puisque l’impact sur la personne est énorme, mais qui ne laisse pas de preuve ? C’est extrêmement compliqué parce que la justice a besoin de preuves et qu’il n’y en a pratiquement jamais. Néanmoins, ce crime est sans preuve mais pas sans traces et c’est précisément cela qui m’intéresse. C’est par cette porte que je me suis enfilée dans le sujet.
Pour monter la pièce, vous vous êtes basée sur des entretiens, donc directement sur la parole des victimes, pourquoi ce choix?
Tout d’abord, je ne voulais pas me concentrer sur un seul témoignage puisque j’avais l’impression que, dans tout ce que je lisais, le témoignage d’une seule personne était systématiquement réduit à un récit individuel. Ce phénomène a pour effet de ne pas l’intégrer dans une question sociétale, de ne pas « dézoomer ». Aborder les conséquences à long terme et non les abus sexuels en eux même prend place dans une optique de mettre en lumière le vécu de ces survivant·e·s et ce qu’induisent ces crimes. De plus, je me suis dit que si je ne parlais pas des abus mais de leurs portées sur la vie, cela permettrait aussi aux spectateur·ice·s la rétention de ces récits. Il y a de la distance, c’est de la violence moins graphique et cela permet de ne pas court-circuiter le cerveau face à de la violence pure et beaucoup trop forte.
Comment se sont passés les entretiens?
Pour pouvoir recueillir cette parole documentaire, j’ai élaboré un questionnaire dans lequel je me suis concentrée sur les troubles du sommeil, le rapport à soi et aux autres, la vie affective et sexuelle, le rapport à la justice et finalement la santé physique. J’ai mis en place ce questionnaire avec une psychothérapeute FSP et ai ensuite fait un appel à témoins. Je l’ai déposé dans des associations destinées aux survivant·e·s d’agressions sexuelles, mais aussi dans les toilettes de bistrots et l’ai fait tourner par bouche-à-oreille. Cela a bien marché, sept personnes ont accepté de témoigner. Ce n’est pas rien, car rencontrer quelqu’un que l’on ne connaît pas pour parler de quelque chose de si intime et traumatique est extrêmement difficile. Puisqu’il s’agit de matière très chargée, j’envoyais le questionnaire deux semaines avant notre rendez-vous afin que les personnes ne soient pas prises de court et puissent choisir si elles avaient envie de répondre à telle ou telle questions. Ensuite je menais l’entretien au cabinet de la psychothérapeute. Elle était présente sur les lieux mais n’assistait pas directement à l’entretien. Elle se tenait à disposition à n’importe quel moment pendant et également dans les semaines qui suivaient notre entretien afin d’accompagner au mieux les personnes qui m’avaient fait confiance.
Suite à cela, comment avez-vous fait pour sélectionner les parties que vous alliez intégrer à la pièce?
Une fois les entretiens terminés, j’avais douze heures d’enregistrement. Choisir a été un long travail puisque j’avais envie de tout garder, tout est important! Cela a été difficile éthiquement de se dire qu’effectivement je devais sélectionner. Faire un montage de ces extraits constitue déjà une manipulation du récit. Pour moi c’était important d’être fidèle à leur parole et donner à entendre ce que ces personnes disent de leur parcours et non ce qu’on a envie de leur faire dire. Entre le silence au moment des faits et les mécanismes de silenciation qui prennent place ensuite, la parole à une place à part. Nommer c’est faire exister, c’est pourquoi la parole est au cœur de la proposition. J’avais également envie d’ajouter une deuxième parole – poétique cette fois – afin qu’il y ait une transcendance, une transformation par la parole également. J’ai donc écrit, sur la base des témoignages et de la documentation, cette partie poétique. Au départ, je me disais que ces deux paroles – documentaire et poétique – allaient se mêler, se mélanger. C’est ce que j’ai tenté de faire pendant la sortie de résidence au Centre Culturel des Grottes (GE), en janvier 2023. En reprenant cela quelques mois plus tard, j’ai eu le sentiment qu’en les mélangeant elles se diluaient : la parole documentaire perdait en force et la parole poétique de même. Il fallait ainsi trouver une autre façon de les mêler. J’ai donc décidé de faire deux parties : la parole documentaire en premier qui provoque et débouche sur la parole transformée.

Photo ci-dessus et photo de haut de page: Délier © Diana M Photography
Était-ce difficile de créer quelque chose de beau à partir de cette matière traumatique ?
Je ne sais pas si l’objectif en écrivant était de faire du beau mais effectivement, dans la démarche générale, il y avait la question de la manière avec laquelle les personnes se sont construites avec ce vécu, il y a donc un aspect de guérison et de résilience. Dans ce vécu il y a des choses qui peuvent être difficiles à entendre mais la beauté est déjà là-dedans. Il y avait également là une balance à faire, car oui, j’avais envie de parler d’espoir et de guérison, mais en même temps si je donne trop d’importance à cela, c’est comme si je disais: « Ah oui ben en fait tout le monde est guéri ! ». La transcendance et la force de raconter ces parcours-là est belle. Aussi parce que ce sont justement des récits de survie et de résilience qui peuvent parler à tout le monde. La lutte de ces personnes pour se réapproprier leurs corps et les parties d’elles-mêmes, c’est quelque chose qui peut toucher de manière générale car on n’a pas besoin d’avoir vécu une agression sexuelle pour avoir un rapport au corps compliqué. Avoir la souveraineté de soi-même est une chose qui parle à chacun∙e de nous. Je n’avais pas la beauté à proprement parler en tête, mais j’avais globalement envie de douceur avec ces récits et avec le public.
Délier
Du 5 au 8 février à 19h30
Théâtre de l’Étincelle, Maison du Quartier de la Jonction, Genève
www.lahoule.ch