« Christie’s, les nazis et moi », de Mathieu Lindon
La liste des raisons qui m’ont poussées à ouvrir ce petit bijou de 90 pages plutôt qu’un autre parmi la pile de livres qui attendent mes faveurs au pied de mon lit est longue mais précise. Je venais de terminer « Les Eléments » (Lattès, 512 p, Prix Fnac 2025), de l’Irlandais John Boyne, et ne voulais pas entamer un autre Everest émotionnel. La brièveté du petit bijou en question, intitulé « Christie’s, les nazis et moi » et signé de l’écrivain et journaliste français Mathieu Lindon, convenait aisément à un picorage du dimanche soir. Et enfin, parce qu’une attachée de presse avait jugé bon, piquant ma curiosité, d’indiquer « Cette histoire se passe aussi en Suisse » sur le carton qui accompagnait l’envoi. Bingo.
Non seulement cette histoire se passe aussi en Suisse, mais c’est en Suisse même que le héros-malgré-lui du livre, un tableau intitulé « Premier jour de printemps à Moret » et peint par Alfred Sisley en 1889, se trouve, mis sous séquestre par la justice suisse depuis 2017.
« Christie’s, les nazis et moi » est un pamphlet d’une rare élégance. Un cri de colère à l’argumentaire imparable, une histoire personnelle, intime et familiale qui tend à l’universel. Mathieu Lindon y questionne des concepts fondamentaux comme la morale, la richesse, la mémoire, la responsabilité, l’hypocrisie. C’est d’une immense tristesse et d’une profonde intelligence. Ce sont 90 pages sarcastiques, tendres, désabusées et brûlantes, un exercice de style à la rhétorique maitrisée et la langue jouissive qui remuent les courants sombres de l’histoire européenne du 20e siècle et attaquent, naïveté et morale au poing, les réflexes les plus vils des riches et puissants.
Le tableau de Sisley a été acquis au début du 20e siècle par Alfred Lindon, arrière-grand-père de l’auteur. En 1940, avant de se réfugier aux États-Unis pour fuir Paris et les nazis, Alfred Lindon place sa collection dans les coffres de la Chase Bank. À son retour en France, en 1945, il ne retrouve qu’une petite partie de ses tableaux, volés par les nazis. En 2008, à New York, Christie’s vend « Premier jour de printemps à Moret » au galeriste bâlois Alain Dreyfus pour 350’000 euros, sans se soucier que le tableau figure sur la liste des biens spoliés. Sur la notice de présentation du tableau, un trou béant : rien sur son propriétaire entre 1923 et 1972. En 2017, la famille se décide à porter plainte. Mais Christie’s, maison de ventes aux enchères appartenant à François Pinault depuis 1998, refuse de rembourser le galeriste. Depuis, le conflit est embourbé.
Mathieu Lindon prend la plume pour une question de « principe » – les descendants de l’arrière-grand-père sont si nombreux, à cheval entre l’Europe et les États-Unis, que ce ne sont que des cacahuètes qui les attendent en cas de résolution de l’affaire. « Par quelle aberration Christie’s ou François Pinault seraient les héritiers de l’Allemagne nazie ? Y a-t-il un degré de richesse où la morale est une dépense inutile ? (…) Ce qui me paraissait invraisemblable à moi était que pour Christie’s et François Pinault aussi, c’était une question de principe, semble-t-il. Il ne faut pas qu’on les spolie, eux, des œuvres spoliés par les nazis, l’art et l’argent étant sans doute des choses trop sérieuses pour être dévolues à des simples héritiers légitimes. »
Les pages se glissent avec pudeur dans les coulisses et la généalogie de la vaste famille Lindon – Mathieu l’écrivain, feu Jérôme l’éditeur, Vincent l’acteur, Justin, l’arrière-arrière-petit-fils trentenaire qui a repris la quête. Alfred, dont les bons mots se transmettent de génération en génération, y occupe une place tutélaire, admiré autant pour son amour de l’art, son esprit d’entreprise que ses talents de copiste – un de ses tableaux avait été pris pour un vrai Toulouse-Lautrec et exposé comme tel dans les années 1950 avant qu’il ne prenne la peine de le signaler lui-même. À chaque étape de l’affaire, Mathieu Lindon avoue avec dépit et ironie en revenir à son « idée première » avec « un optimisme et une régularité qui ne sont pas à l’honneur de (son) intelligence » : « Voilà un homme, François Pinault, qui est un des plus riches de France, qu’est-ce qu’il va se déconsidérer avec une histoire miteuse dans laquelle sa société et donc lui jouent un rôle lamentable. (…) Si prenait à certains ultrariches l’idée de rendre les biens mal acquis, ce serait rapidement tout un strip-tease financier dont, paradoxalement, l’obscénité accablerait ceux qui le pratiquent. » Le combat entre l’argent et la morale a rarement tourné au bénéfice de la seconde. Espérons que l’attachée de presse de Mathieu Lindon a envoyé le livre à la justice bâloise avec la même indication « Cette histoire se passe aussi en Suisse ».
Isabelle Falconnier
PS :
Cocorico. L’aventure Incardona continue : le roman de l’écrivain genevois « Le monde est fatigué » (Finitudes) figure parmi les 5 finalistes du Prix Femina 2025. Réponse lundi 3 novembre.
« Christie’s, les nazis et moi », de Mathieu Lindon. Éditions P.O.L., 96 p.
« Les Eléments », de John Boyne. JC Lattès, 512 p.

