Charles Mouron

Tout le plaisir était pour moi

Fraîchement diplômées de l’école supérieure de théâtre Les Teintureries, Alenka Chenuz et Amélie Vidon interpellent les théâtres et le public romands avec leur pièce Y a pas de mal, portant sur scène un sujet tabou, celui de la masturbation. “Pas si tabou, de nos jours…” rétorquent déjà certain·e·s. Si ce n’est pas de l’ordre de l’interdiction, il faut tout de même admettre que l’on imagine mal répondre à un·e ami·e qui nous demande ce qu’on a prévu de faire le soir-même, “Oh rien de spécial, une soirée tranquille. Peut-être regarder une série, ou me masturber”. L’humour avec lequel le spectacle évoque le sujet encourage à s’interroger sur nos façons de nous exprimer, de nous dévoiler.

Texte de Katia Meylan

Lorsque nous les rencontrons à l’Échandole quelques heures avant la 30e représentation de leur spectacle, Alenka et Amélie affirment que c’est en partant du constat que certains sujets “pourtant tellement joyeux” sont mystérieusement tenus à l’écart des conversations, même entre ami·e·s, qu’elles décident de s’atteler à leur mise en scène. La masturbation a été l’heureux élu parmi tant de sujets possibles. Leurs choix de mise en scène et d’expression corroborent ce postulat, et l’on sent en effet tout au long de la pièce que ce qui les guide est un intérêt pour la parole, bien plus que pour les habitudes auto-érotiques de chacune et chacun.

Pour ce faire, la méthode du duo a consisté à mener des interviews avec des personnes “de la vraie vie”, à les retranscrire, au mot près, avec une précision de scientifique, puis à puiser dans ce matériau brut les séquences “coup de coeur” afin d’écrire la pièce. Peu importe finalement qui aura dit quoi; par un savant mélange de bienveillance et d’humour éclatent pêle-mêle toutes ces petites bulles de paroles, dans un concert de claquement de langue, d’exclamations, de rires, d’hésitations – sans pour autant bouder le plaisir de nous raconter à demi-mots telle nuit au Kit Kat Klub de Berlin, ou telle expérimentation au pinceau.

Alors comment relater ce genre de propos, à deux face public, et braver le malaise qui pourrait en résulter? En soignant la gêne par la gêne. Le spectacle commence en effet par une longue explication d’une Alenka intimidée qui nous explique que voilà, leurs costumes ne sont pas arrivés, et que sinon, ben, elles n’ont pas vraiment eu le temps de régler les lumières… pendant qu’une Amélie gauche trébuche maintes fois en courant ci et là. L’introduction aura l’avantage de convaincre de l’accessibilité du processus, et de nous rendre les deux comédiennes très sympathiques dans leur maladresse – ce qui par extension aura le même effet sur tous les personnages interprétés par la suite.

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Photos: Charles Mouron

La corporalité scénique n’aura pas été oubliée, et prend toute son importance dans le dosage de l’attention. Les deux comédiennes intègrent à leur texte des interludes de leur cru, aussi fluides et aisés que les paroles de leurs personnages sont entravées par le manque d’habitude. La maîtrise transcende le sujet et l’ancre dans le présent de la représentation. Ainsi, au fil de la pièce, la masturbation se voit louée par le lyrique Duo des fleurs de Delibes, extériorisée par un solo d’air-guitar ou apprivoisée par un saut de chat. Lorsque les deux comédiennes sortent de scène, restent, très visuels, des cornets en plastique épars, un peu incongrus, posés là telles les pensées dispensées, à prendre ou à laisser.

Y a pas de mal
Par la compagnie Alors voilà

Reprises:
Du 7 au 25 juillet, Théâtre Transversal, Avignon (FR)
Août 2023, Castrum Festival, Yverdon
alorsvoila.ch/ 

Ce texte a été rédigé dans le cadre d’un atelier critique sous l’impulsion de Grégoire De Rahm de Quatrième Mur