Thomas Crauwels

Thomas Crauwels – Mémoire des Alpes

Le craquement des glaciers, le vent qui se fend sur une crête, l’instant où neige et nuages se frôlent. Dans ses images, le photographe Thomas Crauwels nous fait entendre, sentir, vivre la montagne. « Je fais corps avec la nature, qui est l’artiste créatrice en chef… et moi l’humble artisan », écrit-il. Alors on a est allées rencontrer l’artisan.

Texte et propos recueillis par Katia Meylan

Chez ce Belge rêveur, informaticien arrivé en Suisse en 2009, l’appel du grand air a été le plus fort. Teint hâlé, iris mêlés d’encore un peu d’ivresse des neuf sommets déjà gravis cette année: on a effectivement du mal à imaginer Thomas Crauwels prisonnier d’une chaise et d’un écran. Déplaçant son point de vue et ses limites, il a réalisé à ce jour l’ascension de 50 sommets de plus de 4000 mètres sur les 82 que comptent les Alpes.

On le rencontrait en juillet dernier à la galerie Krisal à Genève, où étaient exposées quelques-unes de ses œuvres. Alors que la conversation s’entame devant un panorama du massif du Mont-Blanc, on lui demande ce que cette photographie évoque pour lui, ici et maintenant.

massif-du-mont-blanc Thomas Crauwels
Massif du Mont Blanc ©Thomas Crauwels

« Aujourd’hui en particulier, je pense à l’ascension de l’Aiguille Verte que je vais faire dans quelques jours. Ça fait 15 ans que je contemple cette montagne, que j’en fais le tour. Elle est impressionnante, avec sa forme pyramidale! On dit que quand on gravit le Mont-Blanc on devient alpiniste, et quand on gravit l’Aiguille Verte on devient montagnard. Bien sûr, j’aime aussi contempler les plans qui s’enchainent et me font voyager dans ce royaume céleste. Le Massif du Mont-Blanc a ses propres particularités en termes de géologie: tout est condensé, les vallées s’enchainent. Sur ce panorama, on voit tous les hauts sommets de Chamonix, même au-delà, les écrins où j’étais il y a quelques semaines pour réaliser l’ascension des deux 4000m. »

L’état d’esprit

Le plaisir de notre interlocuteur est palpable alors que ses mots nous emmènent parmi les sommets. On l’imaginait ainsi: e effet, sur son site internet, Thomas Crauwels met un soin particulier à l’écriture des articles, portraits et chroniques qui accompagnent ses photographies. À fois enthousiaste et éloquent, il se démarque dans l’exercice par ses élans poétiques mais aussi son honnêteté. « Je n’ai pas besoin d’y mettre trop de testostérone! Je n’ai aucun problème à dire que j’ai souffert lors d’une expédition », sourit-il. « Au contraire, je suis plutôt dans l’humilité… comme dans ma relation avec la montagne. Parfois, on peut se mentir à soi-même, mais pas là-haut. Là-haut, je me rends compte de mes faiblesses, de mes limites. Ça me permet de prendre du recul et d’essayer d’être meilleur en bas. Ça forge un état d’esprit. »

Un sportif derrière l’artiste

Il n’était pas prédisposé aux sommets, lui qui arrivait à 26 ans du Plat Pays avec le mal de l’altitude. Aujourd’hui, le quarantenaire confie que selon les conditions, le ski reste un vrai défi pour lui. Et pourtant, la passion surmonte tout. « Je me suis déjà senti mal que j’ai eu envie de redescendre et ne plus jamais faire de montagne. Puis, je réfléchis et me dis que ces difficultés me permettent aussi de ressentir pleinement la saveur du dépassement de soi. C’est à la fois une malédiction et une bénédiction. C’est contrasté, un peu à l’image de mes œuvres. »

Le vent tourne 

Un contraste que le temps adoucit, selon lui. « J’aime dire que mes photos sont le reflet de mes émotions. Quand j’ai commencé, j’étais un post-adolescent fougueux débarqué de Belgique. Je vois dans mes photos de cette époque des contrastes très puissants. Maintenant, je leur trouve une certaine recherche de douceur. »

Le photographe raconte avoir pris beaucoup de temps à digérer ses émotions face à la montagne. Au début, tel un timide admirateur, il tournait autour de la montagne, photographiait de loin, mettait beaucoup d’émotion dans des portraits qui la montraient pure, inaccessible. D’abord simple randonneur de plaine, il s’est rapproché des glaciers, abordant des sommets de plus en plus ardus. Préférant les caprices de sa belle à la banalité d’un ciel bleu, il revient souvent d’une expédition sans avoir pris de photo du tout, ayant préféré consacrer le beau temps au sport plutôt qu’à l’art. « Les conditions optimales pour l’alpinisme et pour la photo sont rarement les mêmes… mais si on est passionné, on passe un bon moment dans tous les cas », sourit-il. Tributaire de la nature, il met parfois plusieurs années à réaliser la photo qu’il a imaginée. Tout demande du temps, du temps passé à consulter Google Earth, les cartes, la météo, à trouver la bonne saison, le jour, l’heure où le soleil illuminera les faces de la façon la plus spectaculaire ou émouvante. « Des créneaux intéressants pour moi, il y en a peut-être dix par an, même pas ». En hélicoptère quand chaque seconde compte, ou à pied quand patience et effort sont de mise, l’aventure est toujours différente.

Une vue à 360°

Toutefois, son métier de photographe ne se résume pas à ces instants suspendus entre terre et ciel où il appuie sur le déclencheur. En parallèle, il y a la planification, le tri et la sélection des œuvres, le – léger – travail sur les images, la communication, la recherche de lieux d’exposition… et l’édition. En effet, l’artiste produit des livres qui rassemblent ses photographies et ses textes. « J’aime m’impliquer dans les décisions telles que le choix du papier, de la reliure », pointe-il en passant sa main sur le bel objet (dont il nous fait cadeau!). On peut en effet constater que le livre a été pensé avec grand soin. Touche-à-tout et passionné, Thomas Crauwels réfléchit aussi à lancer un podcast sur le sujet de la montagne, dans lequel il donnerait la parole à des artistes, des sportif·ve·s et aux personnes dont une part de la vie se passe en hauteur.

"Alpine Legacy", Thomas Crauwels, 2022. Photos prises entre 2017 et 2022
Alpine Legacy

Protéger la mémoire

Le ciel se voile lorsque notre interlocuteur aborde le sujet de sa mission – qui ne lui est apparue que plus tard. Rêveur à ses heures, il ne peut qu’être lucide sur les dérives climatiques. « Au-delà de l’art, je me rends compte que malgré moi je crée une partie de l’héritage de la mémoire des Alpes, je les immortalise telles qu’elles étaient à un moment donné, je témoigne de leur transformation. La machine s’est emballée. La seule chose qu’on peut encore protéger aujourd’hui, c’est la mémoire. »

Pessimiste? Plutôt réaliste, rectifie celui qui constate depuis les premières loges. Une idée chemine dans la tête de Thomas Crauwels: créer le premier musée des Beaux-Arts alpins, qui protégerait la mémoire des Alpes à travers son travail et celui d’autres artistes, contemporain·e·s et ancien·e·s, « mais aussi ceux qui continueront ce travail pour les siècles qui arrivent, et qui rendront la montagne éternelle, intemporelle. »

www.thomascrauwels.ch

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