Parmi les cotillons et les bouteilles à moitié vides, vestiges de trois mariages tout juste célébrés, surgit une fée. On la regarde, elle nous regarde… Petit temps de latence qui, comme chez les enfants faussement timides, ne dure pas longtemps : l’heure qui suit est un tourbillon survolté entre rêve et réalité, entre frustration et joie intense partagées avec Fleur des Pois, ce petit personnage shakespearien oublié qui prend enfin sa revanche.
Texte et propos recueillis par Katia Meylan
Moi, Fleur des pois est l’un des monologues d’une série de cinq spin-off théâtraux dans lesquels l’auteur britannique Tim Crouch donne la parole à cinq personnages secondaires de l’œuvre de Shakespeare. La jeune compagnie lausannoise La Bête Hirsute s’est emparée du texte. Elle a présenté sa création sur les planches de la Maison de Quartier de Chailly la semaine dernière, et jouera ce vendredi 31 janvier et samedi 1er février au Théâtre de Grand-Champ. Nous avons eu l’occasion de rencontrer Alexandra Gentile, qui porte le projet et interprète le rôle de Fleur des pois, et Marie Brugière, qui l’a épaulée à la mise en scène.
Petite, mais…
Cela faisait depuis qu’elles avaient joué ensemble au Théâtre du Galpon en 2019 qu’Alexandra et Marie souhaitaient collaborer à nouveau. Gardant contact, elles s’échangeaient depuis des idées de texte, dont le recueil Moi, Shakespeare, que Marie avait découvert l’ENSATT de Lyon grâce à sa professeur Catherine Hargreaves, la traductrice des monologues en français. Elles décident alors de monter Moi, Fleurs des pois, qui avait tapé dans l’œil Alexandra. « J’ai tout de suite eu l’image du personnage tout en bas de l’échelle, totalement invisibilisé, qui traverse plein de choses différentes par rapport à l’amour, à l’impuissance. J’ai senti que le personnage pouvait être une figure clownesque… et avoir une sacrée couche de connerie, aussi! ». Des ingrédients propices à l’expression de la comédienne, formée au théâtre à l’Accademia Teatro Dimitri.
Fleur des pois est certes petite, impuissante et totalement barrée mais, portée par la densité d’incarnation de l’interprète, elle rayonne d’un magnétisme fou. Elle profite d’avoir du public pour lui raconter – avec sa logique toute particulière – l’histoire du Songe d’une nuit d’été, lui faisant même jouer quelques-uns de ses collègues de personnages shakespeariens.
Ce qu’on a trouvé magnifique, ce sont les émotions pendues à un fil, toujours prêtes à basculer : ce que vit Fleur des pois est tragique, frustrant… pourtant, d’un instant à l’autre, elle troque allègrement le désespoir de ses mésaventures contre la satisfaction d’avoir un public à qui les raconter. « Jus de fleurs! Jus de fleurs! – (Cette fois c’est moi qui fait!) », jubile-t-elle de sa trouvaille théâtrale, qui consiste à lancer du papier crépon en guise de jus sur la spectatrice-Titania-Reine-des-fées – alors que ce jus est justement la cause ses malheurs. Oui… il faut suivre!
Solo partagé
Le public est intégré au spectacle de façon virtuose : parfois une réplique à dire, parfois une petite action à faire sur scène avant de retourner à sa place, un peu transformé·e. Alexandra-Fleur des pois leur offre un rôle qui ne peut pas rater, rigolo, qui met chacun·e en valeur un instant. Une célébration du théâtre propre à l’œuvre de Tim Crouch, que la compagnie a pris à bras-le-corps, nous explique Marie. « On a eu envie d’axer à fond sur l’interaction, et que cette interaction ne soit pas anecdotique mais une vraie rencontre entre Fleur des pois et le public », ajoute Alexandra. « On veut en faire un partenaire de jeu, lui donner de la place, pas juste lui faire lire des répliques mais le coacher un peu dans l’interprétation. Le prendre au jeu du théâtre, en fait, qu’il puisse vivre ce que nous on vit en tant qu’interprète ! ».
Un beau défi
Le rôle est un sacré tour de force. « J’avais envie d’un gros challenge de jeu, et Fleur des pois est une partition hyper exigeante… qui me faisait un peu peur! », rit Alexandra. « La pièce mêle beaucoup de défis et de niveaux différents : un solo, un texte exigeant inspiré de Shakespeare avec des répliques lyriques et d’autres très décontractées, une partie physique, de l’impro, de l’adresse directe au public, la liberté de faire avec mes fulgurances de jeu et le nécessité d’être dans le présent ». Heureusement, la comédienne est entournée d’une équipe de choc, Marie Brugière à la co-mise en scène et Laurent Baier à la collaboration artistique, qui la coachent dans les différents registres et les ruptures.
Pas de devoirs pour vendredi
Faut-il lire Le Songe d’une nuit d’été avant de venir voir la pièce à Grand-Champ? Marie répond par une belle métaphore : « Le lien avec la pièce de Shakespeare est du même ordre que le lien qu’ont nos rêves avec la réalité. Le matin, en se réveillant, on essaie de retracer la raison pour laquelle on a rêvé de telle ou telle chose… Là, c’est pareil : si on connait Le Songe, on prendra plaisir à faire des liens, mais ce n’est pas nécessaire. Parfois, il n’y a pas de logique, mais on aura vécu le rêve avec la même intensité ».
L’intensité, de toute part, c’est ce qu’on retient de cette pièce. Ça, et le pouvoir de rébellion des petit·e·s, qui, quand on les laisse s’exprimer, nous emmènent un peu ailleurs.
Moi, Fleur des pois
De Tim Crouch
Tout public dès 8 ans (conseillé dès 10 ans)
Vendredi 31 janvier et samedi 1er février 2025 à 18h
Théâtre de Grand-Champ, Gland
Par la Cie La Bête Hirsute : www.labetehirsute.ch

Petit questionnaire de Proust
Qu’y a-t-il dans votre tête juste avant que le spectacle commence?
Alexandra : Wow… J’ai envie de rire et pleurer en même temps, j’ai une sorte de joie et d’impatience de voir les gens, et j’ai hyper peur. Je suis comme ça : « hihi ! haha ! arghh! »
Marie : Moi je suis à la régie son, et quand le public arrive, j’essaie de sentir la salle. J’observe s’il y a beaucoup de monde, peu, s’il y a des enfants, des personnes âgées, s’ils se placent plutôt devant ou derrière, car je sais que ça va être important… Et au bout d’un moment, j’essaie de sentir quand ils sont prêts et quand je peux lancer le spectacle.
Quelle est votre réplique préférée?
Alexandra : « Un sommeil aux jambes de plomb et aux ailes de chauve-souris s’empare du monde. » C’est celle qui me… [sourire ravi, sans finir sa phrase].
Marie : J’aime bien quand Fleur des pois demande à quelqu’un dans le public « T’es dans mon rêve, toi ? ». Je trouve génial d’avoir la liberté d’écrire ça !
Qui vous a le plus inspiré pour cette pièce?
Alexandra : Olaf ?
Marie : Ah ouais, grave, Olaf.
Alexandra : Olaf, dans La Reine des Neiges 2, qui raconte La Reine des Neiges 1. Il est complètement barge.