Mise en scène par Nicolas Zlatoff et portée par des interprètes infatigables sous la forme de répétitions ouvertes et intensives, L’Amour Fou (du théâtre) s’installe à la Comédie de Genève du 8 au 19 février 2023. Librement inspirée du film L’Amour Fou de Jacques Rivette, cette œuvre performative et audacieuse qui brouille les frontières entre la réalité et la fiction, invite le∙la spectateur∙ice à pénétrer l’univers d’Anton Tchékhov à travers l’étude du texte de La Mouette.
Si la pièce du maître russe, qui relate les passions contrariées de Nina Mikhaïlovna Zaretchnaïa, Konstantin Gavrilovitch Treplev, Boris Alexeïevitch Trigorine et Irina Nikolaïevna Arkadina, parmi tant d’autres, présente déjà un certain degré de complexité, il est nécessaire de s’accrocher pour suivre la proposition de Nicolas Zlatoff! Car il faut bien comprendre que vous n’assisterez jamais au “produit fini”; la pièce ne sera pas jouée dans son intégralité; on ne vous en racontera pas l’histoire; vous n’en verrez que de petits morceaux. Chaque soir, durant trois sessions d’environ une heure, les comédien∙ne∙s prendront en charge le travail de scènes distinctes, privant ainsi le public d’une véritable vision d’ensemble, malgré de brèves mises en situation. Une frustration bienvenue puisqu’elle offre, en contrepartie, un accès privilégié aux coulisses et aux secrets qui entourent la construction du personnage.


L’amour fou (du théâtre) – Un spectacle de Nicolas Zlatoff – © Jacques Rivette Cocina Films
Répétition ou représentation?
Le plateau est au centre de la salle, les spectateur∙ice∙s sur ses côtés, réparti∙e∙s en deux groupes se faisant face dans un dispositif bi frontal. Derrière les gradins, deux écrans sur lesquels sont projetées en direct des images en noir et blanc capturées par une caméra, elle-même guidée par les comédien∙ne∙s, à tour de rôle, façon reportage. En guise de décor, une armoire, des chaises, un tableau blanc annoté, une fenêtre, un fauteuil et une table sur laquelle trônent, éparpillés, des feuilles volantes, des livres, des verres, un paquet de cigarettes, des pichets d’eau, des bouteilles à moitié vides et toute une série d’accessoires et d’affaires personnelles. Les acteur∙ice∙s, qui travaillent à monter un spectacle que nous ne verrons jamais, accueillent le public de manière informelle, dans une ambiance légère et détendue, comme s’ils étaient en pause. “Action” crie le metteur en scène. On commence alors par se distribuer les rôles et lire le texte sans intonation ni émotion, très scolairement, afin d’identifier les personnages et de les présenter au public.
Après cette première lecture, les comédien∙ne∙s vont reprendre la scène et se mettre en jeu afin d’en révéler les enjeux et de tenter de “devenir” les personnages, de s’imprégner de leur essence. Nina, par exemple, pourra ainsi être jouée, tour à tour et sous différentes facettes, par Prune Beuchat, Estelle Bridet, Cécile Goussard, Isumi Grichting, Arnaud Huguenin, Lucas Savioz ou Lisa Veyrier. Nicolas Zlatoff, qui est lui-même sur scène, cherche également le sens du texte et écoute les propositions des comédien∙ne∙s qui improvisent, font des suppositions, prennent un rôle, puis un autre et n’hésitent pas à se couper la parole, se déchirer ou se soutenir pour faire valoir un nouveau point de vue. Ils tissent des parallèles avec la vie réelle pour mieux comprendre, débattent et n’hésitent pas à recourir à des situations personnelles afin de déceler ce qui est caché, le détail, qui permettrait de mieux cerner les personnages. Tout se construit petit à petit et, comme dans la vie, il y a parfois des blancs et certains soirs des passages qui trainent en longueur et font décrocher malgré des acteur∙ice∙s qui impressionnent par leur capacité d’improvisation et d’adaptation.


Photo ci-dessus et photo de haut de page:
L’amour fou (du théâtre) – Un spectacle de Nicolas Zlatoff
Pièce née d’une recherche menée à La Manufacture
© Yvo Fovanna
Comédien ou personnage?
Avant d’arriver à une pièce aboutie, il faut évidemment l’étudier et, d’habitude, cet apprentissage, ainsi que tous les secrets du jeu, sont inconnus du public. Seule nous parvient la version la plus aboutie. Montrer l’envers du décor, le travail, les doutes, les tentatives ratées – le processus en somme – peut, certes, déstabiliser, ennuyer ou laisser sur sa faim mais déboucher, dans le même temps, sur un bel instant de partage et de complicité. On touche, par moments, à une réelle authenticité. À tel point qu’on aimerait participer, interagir, donner son avis, monter sur scène et dire “ce personnage ressent ça, ça et ça!”. Ces instants de grâce, d’une justesse déstabilisante, sont rendus possibles par l’utilisation de la méthode Stanislavski qui, en partant du principe que l’imagination est un muscle, pousse à puiser dans ses propres émotions pour constituer la carte mentale du personnage et interroger la complexité des rapports humains.
L’objectif, ici, n’est pas de bien jouer mais de jouer juste, “d’amener le personnage à soi et non l’inverse” comme le préconisait Lee Strasberg, fervent adepte de cette technique de jeu. Si La Mouette, œuvre difficile d’accès, a été la pièce sur laquelle Constantin Stanislavski a justement éprouvé ses théories, ce n’est peut-être pas un hasard. Car, grâce à elle, on comprend mieux pourquoi les personnages agissent comme ils le font et pourquoi ils ressentent certaines émotions. On entre ainsi complètement dans le texte et on accède, grâce à la somme de tous ces possibles, à toutes les dimensions de sa complexité. Où commence le personnage et où se termine-t-il? Voit-on un acteur qui joue à jouer ou ne joue-t-il peut-être pas? En réalité, si on voit sa performance, c’est qu’il joue? Cela nous intrigue et on en vient ainsi à se demander au final: “Qu’est-ce qu’une pièce théâtre?.
Si la proposition de Nicolas Zlatoff peut, pour certain∙e∙s, demeurer hermétique et difficile à suivre; si elle s’éloigne, pour d’autres, de ce qu’est le théâtre au sens classique du terme, à savoir, la narration d’une histoire; il est à noter que cette pièce est, en réalité, faite pour les amoureux et amoureuses de l’analyse et du théâtre. Tout est, en somme, dans le titre.
L’Amour Fou (du théâtre)
Du 8 au 19 février 2023
Comédie de Genève
www.comedie.ch
Rédaction:
Marie Dutoit, Lou Conforti, Salma Chebli, Aline Moret, Léa Montandon, Sacha Dayer, Emilie Varela, Lucie Praz, Beatriz Correia, Leila Di Masi, Coraline Noël: élèves de la volée Jouvet en filière théâtre et musique à l’ECCG de Martigny.