« La maison vide », de Laurent Mauvignier
Au lendemain de l’annonce du Prix Goncourt 2025 à Laurent Mauvignier pour « La Maison vide », un dessin de presse montrait le président du jury Goncourt annoncer non pas le titre du livre lauréat, mais « le livre que votre belle-mère vous offrira pour Noël !».
C’est à la fois bien vu – le Goncourt annuel caracole rituellement dans les meilleures ventes de fin d’année en librairie – et très méchant. C’est se moquer des belles-mères, a priori incapables de faire preuve de goût personnel. C’est se moquer de vous, a priori victime consentante qui devrez faire contre mauvaise fortune bonne figure. C’est se moquer de la foule des lecteurs dociles qui se précipitent sur un nouveau roman pour le seul motif qu’il a été adoubé par plus savants qu’eux.
Je défends ici tout à la fois la belle-mère, le récipiendaire et le réflexe d’achat collectif qui s’amorce. Je vous révèle un secret, à vous qui, vous attendant à recevoir « La Maison vide », pensez être ainsi confronté à une épreuve – le lire – tout en ressentant une crainte immense – qu’il ne vous plaise pas : tous les livres vous plaisent, mais vous ne le savez pas. Plus précisément, tous les livres peuvent vous plaire, à condition d’avoir emmené la bonne valise. C’est ainsi. Lorsque vous allez à la mer, vous empaquetez palmes et bikini. Direction le grand nord ? Ce sera mitaines et bonnets. L’adaptation vaut règle de survie. C’est tout pareil avec les livres. On n’entame pas la lecture de « La Maison vide » de Laurent Mauvignier comme on entame la lecture de « La femme de ménage » ou de « Astérix en Lusitanie ». Pour les bricoleurs, la métaphore du plombier fonctionne tout aussi bien : à condition d’avoir la bonne boîte à outil, aucun livre, ni aucun évier goutteur, ne vous résiste.
Voici donc la liste de ce qu’il faut mettre dans votre bagage avant de partir à l’aventure avec Laurent Mauvignier.
De la patience. Oui, « La Maison vide » est un livre long – 752 pages. Oui, les phrases sont longues. Et alors ? Respirez, c’est tout. C’est humain, une longue phrase, aussi humain et naturel que l’esprit d’escalier. Long ne signifie pas ennuyeux. « La Maison vide » est un livre long mais tout sauf ennuyeux.
Un goût pour l’Histoire, ensuite. Laurent Mauvignier traverse un siècle et demi et deux guerres mondiales qui changent la face du monde, entraînant dans leur chaos le fragile équilibre des sociétés et des familles.
Une curiosité, voire une obsession pour les objets et les histoires qu’ils racontent en silence. Si vous aimez chiner, trainer dans les brocantes, vous aimerez ce piano noir et trapu qui traverse les décennies, tapi au cœur de la maison vide d’une campagne de Touraine que Laurent Mauvignier remplit de rires, de larmes puis de fantômes, piano dont personne ne peut ni ne veut se séparer, piano intouchable car ayant appartenu à Marie-Ernestine, l’aïeule mythique qui sacrifia un destin de pianiste pour épouser de force un paysan que son père avait choisi pour elle.
L’envie, aussi, d’en découdre avec votre famille, votre généalogie, de secouer le cocotier pour voir ce qu’il en tombe, quelque secret de famille, quelque explication sur l’héritage que l’on vous a confié sans une ligne de mode d’emploi.
Votre clé à molette de mécanicien, dans la foulée, parce que Laurent Mauvignier croit à la « mécanique précise et invisible d’enchaînements que rien n’aurait pu arrêter », comme un « mécanisme meurtrier » qui va d’une nuit de noces tragique en 1905 au suicide de son père en 1983 – ce qu’on appelait la fatalité.
Votre carte d’inspecteur, dans l’idéal la carte de l’inspectrice Lily Rush, qui vous pousse sur la piste de ces cold-cases familiaux qu’à part vous, tout le monde a renoncé à résoudre : pourquoi le visage de la grand-mère de l’auteur, Marguerite, est-il découpé ou effacé des albums photos ? Qu’est-ce qui pousse le fils de Marguerite, par ailleurs père de l’auteur, à se donner la mort à l’âge de 46 ans ? Où se nichent les racines du mal ?
Dotez-vous par ailleurs d’un sacré sens de la famille, reconnaissez les vertus de la psycho-généalogie, soit de l’influence du vécu de nos ancêtres sur notre psyché.
Emportez un immense réservoir de tendresse pour celles et ceux qui avant vous vivaient, aimaient, naviguaient d’espérances en désillusions. De quoi accueillir Jules, Marie-Ernestine, Marguerite, André, Firmin comme des membres de votre propre famille, qu’ils sont, au final.
Ayez foi, enfin, en le pouvoir de la fiction. C’est parce qu’il ne sait rien ou presque de son histoire familiale que Laurent Mauvignier en écrit une sur mesure. Certes à partir de faits vérifiés, de gens ayant existé, mais dont les histoires sont « tellement lacunaires et impossibles à reconstituer » qu’il a fallu leur créer un monde dans lequel ils auront eu une existence. Car c’est par l’invention que l’histoire peut parfois survivre à l’oubli.
Ayez le cœur sur la main, enfin, pour entendre le cri d’amour fou d’un fils à son père, un fils devenu écrivain peut-être pour la seule raison de tenter de ressusciter ce père, l’espace d’un roman de 752 pages.
Vous pouvez remercier la bonne âme qui vous offrira le Prix Goncourt 2025. C’est un chef-d’œuvre, et il vous bouleversera.
Isabelle Falconnier
PS
Jeudi 20 novembre à 18h30 au Théâtre de Vidy à Lausanne (salle La Passerelle), nous fêtons la réédition du roman « Le Maître de Garamond » d’Anne Cuneo, disparue il y a 10 ans, et le lancement de la « Petite Collection Anne Cuneo » des éditions Héros-Limite. La renaissance éditoriale d’Anne Cuneo ! Soyez des nôtres !
www.vidy.ch/fr/evenement/anne-cuneo
« La maison vide », de Laurent Mauvignier. Éditions de Minuit, 752 pages.

