Le duo Invernomuto, en résidence à la Becque jusqu’à fin juillet. Crédit La Becque

Décoloniser la nature, réinventer l’art

Peut-on militer avec des pinceaux, des capteurs ou des sculptures végétales ? Face à l’urgence climatique, de nombreux·ses artistes s’engagent, explorant de nouveaux langages pour alerter, mobiliser ou inventer des futurs désirables. L’art écologique, dans sa pluralité de formes, mêle critique, poésie et recherche de solutions concrètes.

Sujet: Mélissa Henry

Au-delà des dénonciations directes au travers d’œuvres militantes – comme le sont celles de la Zurichoise Ursula Biemann Circular Flow au Kunstmuseum de Bâle ou plus récemment More Than Human au Design Museum de Londres – des artistes infusent leur engagement au travers de leur art, diffusant leur message au moyen de prises de consciences individuelles.

L’engagement sous-jacent mais puissant

Depuis six ans, La Becque, résidence d’artistes, à la Tour-de-Peilz, en témoigne. Son directeur, Luc Meier est convaincu que « les questions de durabilité sont amenées naturellement par les artistes eux-mêmes ». Le jury de sélection des projets de La Becque « valorise les décalages de perspective quant à la technologie et à la décolonisation de la nature afin de tisser des liens entre des éléments de réflexion, des interlocuteurs », relève Luc Meier.

L’artiste chilienne Nicole L’Huillier, en résidence au printemps 2023, a ainsi conçu des sculptures sonores aux airs de manifeste écologique. Un microphone à membrane vibratoire fusionne les signaux individuels en un bruit collectif, tandis que volantín 1, un dispositif sonore porté par des cerfs-volants, donne à entendre les mouvements du vent. Une manière d’explorer les modes vibratoires du vivant, dans une esthétique sensorielle et poétique.

La Becque

La Becque, résidence d’artistes, à la Tour-de-Peilz.  © La Becque

L’environnement de La Becque, située au bord du lac, ne peut qu’inciter les artistes à parler nature. Les artistes résident·e·s se rejoignent sur la sérénité qu’inspire ce paysage époustouflant, comme Nicole L’Huillier le souligne sur le site de l’institution : « la résidence à La Becque était comme un refuge hors du temps, où nous pouvions dériver, ralentir, expérimenter librement, nager, lire, réfléchir, partager et écouter ».

Selon le directeur, c’est aux artistes de choisir de s’emparer des sujets de militantisme écologique. Et de citer le projet d’exposition du photographe italien Armin Linke, prospecting ocean, qui a plongé durant plusieurs années dans les institutions politiques et scientifiques qui gèrent l’exploitation et la préservation des fonds marins. Avec sa perspective extérieure et décalée, il a mis en perspective des éléments et invité le public à rassembler les pièces du puzzle.

L’artiste offre des clés de lecture variées sur les débats contemporains autour de l’écologie. « Selon moi, développer un centre de savoirs et de développement comme on le fait au sein de La Becque est d’une grande richesse », souligne Luc Meier. Parmi ces sujets, une question le taraude : comment dialoguer avec d’autres espèces qui nous entourent ?

Dialoguer avec le vivant

En résidence jusqu’à fin juillet, les artistes italiens Simone Bertuzzi et Simone Trabucchi forment le duo Invernomuto. Ils développent actuellement le projet Triton, une œuvre transmédia qui traduit les interactions de tritons résidents d’un bassin rempli d’eau de pluie dans la roche de la Pietra Perduca, dans la vallée de la Trebbia en Italie, d’où sont originaires les artistes. Une sculpture transmettra sons, textes et communications visuelles invitant à une réflexion profonde sur les liens complexes entre nature, perception sensible et technologies numériques.

Le format est aussi une expérimentation. Cette œuvre sera mise à la disposition des contributeur·ice·s de manière individuelle, qui pourront l’emporter à domicile pour échanger littéralement avec l’œuvre, et, indirectement, avec les tritons.

Enregistrées en temps réel, des données telles que la luminosité du lieu, le niveau de l’eau, les mouvements de tritons dans le bassin, sont traduites en « comportements » de la part du dispositif technologique. « La vie de notre être artificiel est connectée à la vie de cet écosystème réel, entretenant un dialogue perpétuel », explique Simone Bertuzzi.

« Vous devez coexister avec le dispositif. Donc partager votre lieu de domicile, vos habitudes, avec le dispositif, qui va écouter et réagir à votre environnement et votre comportement, dans un dialogue abstrait. » Un peu comme un être vivant non humain dont on devrait prendre soin : au lieu d’un animal ou d’une plante, c’est un dispositif. Et la personne contributrice peut alors interagir avec la sculpture technologique nommée Triton.

Chacun·e est responsable, durant une période, de cette sculpture, qui devient une œuvre collective, fruit des interactions de chaque personne avec le dispositif. De l’autre côté du dispositif, en Italie, où les micros, caméras et capteurs sont installés, les tritons vivent leur vie paisiblement. Et les artistes saluent les efforts locaux pour maintenir l’écosystème du bassin. Une reconnexion au vivant et aux territoires, allant à contre-courant de la mondialisation du monde de l’art.

Le duo Invernomuto, en résidence à la Becque jusqu’à fin juillet. Crédit La Becque

Le duo Invernomuto, en résidence à la Becque jusqu’à fin juillet
 © La Becque

Le réchauffement climatique matérialisé par la fonte d’une sculpture

Outre les propos qui dénoncent et le militantisme qui infuse les différents projets, les matériaux utilisés représentent aussi une forme d’engagement à part entière : déchets récupérés, objets recyclés, végétaux… L’art devient écoconçu, en cohérence avec son message. Des collectifs comme la ressourcerie Materiuum à Genève, ainsi que des artistes, intègrent l’écoresponsabilité dans leur démarche, tout en questionnant nos modes de consommation.

C’est le cas de l’artiste brésilien Diambe, qui interroge les comportements sociétaux au travers d’œuvres pluridisciplinaires, mêlant chorégraphie, sculpture, peinture et textiles à base de matériaux végétaux. Son premier acte militant, nous souffle-t-il, consistait en une chorégraphie autour d’une sculpture publique à Rio, dont il avait enflammé la devanture en signe de protestation contre cette statue à l’effigie d’un colonisateur. Parce qu’il a étudié le droit à l’université, Diambe avait connaissance d’une loi autorisant les chorégraphies dans les espaces publics, à condition qu’elles ne perturbent pas la circulation ni ne dégradent le patrimoine. En respectant la distance réglementaire, l’artiste a mis le feu devant la statue, provoquant l’effet escompté sans pour autant être inquiété des autorités. « C’était un message symbolique. Suite à cela, j’ai commencé mes sculptures avec des racines, des végétaux, des patates douces, des ignames, qui en disent beaucoup sur une culture alimentaire ».

Résident de La Becque à la Tour-de-Peilz jusqu’en juillet 2025, Diambe façonne des sculptures en cire d’abeille afin d’étudier les notions de permanence et de périssabilité face au réchauffement climatique. Pour assembler les moules qui formeront sa sculpture, la cire d’abeille est chauffée. Contrairement à l’environnement urbain de São Paulo, où les abeilles venaient le voir sitôt la cire fondue, Diambe s’amuse en expliquant qu’en Suisse, les abeilles ne sont nullement intéressées par ses sculptures, l’environnement étant plus riche qu’en milieu urbain. « C’est à moi d’aller vers les abeilles, et non l’inverse ». Pour opérer cette véritable « décolonisation », Diambe a fait appel à un apiculteur, qui lui a fourni du nectar à déposer sur les sculptures. 

L’artiste brésilien Diambe devant ses sculptures de bronze et de cire d’abeille

L’artiste brésilien Diambe devant ses sculptures de bronze et de cire d’abeille

Le choix de la Suisse comme environnement de réflexion et de création permet également à l’artiste de pouvoir sculpter et documenter le processus de périssabilité de son œuvre face au réchauffement : « la dernière fois que j’étais en Suisse, un ami m’a donné une pièce de cire déjà travaillée, mais elle ne se stabilisait jamais au Brésil » où les températures peuvent aller jusqu’à 55 degrés en été, or la cire fond complètement à partir de 60 degrés. Cela dit aussi quelque chose des Européens, qui pensent être parfaitement adaptés à leur environnement au niveau de leurs technologies et de leurs ressources. Mais les conditions sont trop spécifiques et propres à leur environnement. Nous sommes tout de même sur le continent qui a créé toutes les guerres, le fascisme, la pollution, l’esclavage, etc. Il faut se détacher d’un européo-centrisme mais aussi d’un ethnocentrisme. Et décoloniser la nature : « l’idée de supériorité des hommes par rapport à d’autres hommes ou d’autres espèces, c’est du racisme. » Loin de ce racisme environnemental, ses sculptures de végétaux sont pour lui tout aussi importantes que des représentations d’hommes.

« La cire est un matériau traditionnel pour faire des sculptures en métal. Lorsqu’elle fond, le métal prend sa place dans le moule. Je souhaitais mettre en évidence ce retour aux matériaux naturels, et questionner leur périssabilité ». Et d’évoquer l’influence de la température sur nos propres émotions, et comment une « climat anxiety » nous rend davantage « temperamental » : « selon l’environnement dans lequel je transporte un matériel, celui-ci se comportera de manière totalement différente. C’est pareil pour les humains », souligne Diambe, renvoyant aux migrations et diasporas qui doivent s’adapter à des environnements nouveaux. « Mes œuvres sont juste une façon sentimentale de penser à cette conjoncture. J’espère provoquer une sorte d’épiphanie sur la façon dont nous nous organisons. »

L’œuvre finale prendra la forme d’un film présentant la déformation de ce paysage en cire sous l’exposition naturelle au soleil, au bord du Léman. S’inspirant de végétaux issus du Brésil, dont il est originaire, Diambe souhaite pousser chaque individu à se questionner quant à son rapport à la nature, à son environnement et à l’alimentation. Ses sculptures étant par nature périssables, Diambe travaille également des moules plus pérennes, en bronze, comme pour immortaliser l’éphémère.

L’art comme cible : désobéissance civile et militantisme climatique

À l’opposé des pratiques sensibles et immersives, d’autres artistes ou activistes utilisent l’art comme vecteur de choc et de confrontation. L’art devient alors une cible symbolique pour alerter sur l’inaction climatique. Le 28 janvier 2024 au Louvre, La Joconde était aspergée de soupe par des militant·e·s écologistes du mouvement Riposte Alimentaire afin de revendiquer le droit à une alimentation saine et durable, en passant par un changement radical de la société sur le plan climatique et social. En octobre 2022, c’étaient deux femmes portant des t-shirts estampillés « Just Stop Oil » qui avaient projeté de la soupe à la tomate sur les Tournesols de Van Gogh à la National Gallery à Londres, avant de se coller au mur en criant: « Qu’est-ce qui vaut le plus, l’art ou la vie ? »

En Suisse, les campagnes « Renovate Switzerland » puis « Liberate Switzerland » ont fait parler d’elles. Initiées par le mouvement citoyen “act now!”, elles utilisent l’art comme théâtre médiatique. En septembre 2022, deux militants se sont collé la main au tableau Maloja en hiver de Giovanni Giacometti au MCBA, pendant que deux autres faisaient le même geste au Kunsthaus de Zurich, sur l’œuvre Alpweiden de Giovanni Segantini. Avec un slogan commun : « Pas de paysages bucoliques dans une Suisse qui flambe, pas d’art sur une planète morte ». Que ces actions suscitent l’indignation ou l’adhésion, elles témoignent en tout cas du pouvoir de communication à travers le patrimoine culturel. Là où l’art est ciblé, le message percute.

Détourné, vandalisé ou exploité, l’art heurte les consciences et marque les esprits de son empreinte écologiste. Entre engagement poétique, innovation technologique et désobéissance civile, une nouvelle génération d’artistes façonne un langage politique inédit, en prise directe avec le vivant et ses enjeux contemporains.

***

La Becque propose une journée portes ouvertes le 26 juillet de 12h à 18h, pour présenter les projets en cours des artistes résident·e·s, dont Diambe et Invernomuto. Plus d’infos :

www.labecque.ch/calendrier

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *