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Là où les indemnités Covid laissent un trou

Si, pour certain∙e∙s, la crise semble déjà loin et revenir sur les indemnités Covid suscite de l’étonnement voire de l’irritation, pour d’autres, elle reste une réalité impactant le présent et le futur de leur entité culturelle. Faut-il chercher un canton fautif, un théâtre incompétent, une aberration politique à pointer ?

Texte et propos recueillis par Katia Meylan

« En quelle année sommes-nous ? » s’est parfois vu répondre la journaliste qui, récemment, questionnait des structures culturelles au sujet du remboursement des indemnités Covid.

Et pourtant… Pas plus tard qu’en juillet 2024, on apprenait que le Tribunal cantonal fribourgeois sommait Radio Fribourg de restituer 138’743 francs d’indemnités reçues durant la crise du Covid. Pour les médias audiovisuels, l’aide du Canton devait être subsidiaire à celle de la Confédération, alors que pour la presse écrite, elle était complémentaire. Verdict: la radio avait « trop » reçu, et l’argument de la précarité du secteur n’y a rien fait.

À Fribourg toujours, la Fondation Equilibre-Nuithonie est actuellement en procès avec l’État qui lui demande un remboursement de 322’000 francs d’indemnités reçues en 2020. Le directeur, Thierry Loup, se désole. « Au moment de faire les demandes, personne ne savait où on allait. Nous avons fait ce que le Service culturel nous a dit: payez les compagnies et vous serez indemnisés. Après la tempête, l’inspection des finances a constaté que nos comptes 2020 présentaient un ‘bénéfice’. C’était le cas, et avec cette provision – qui avait été demandée par le conseiller d’État en charge de la culture de l’époque – nous avons tenu le coup en 2021 et 2022 sans recevoir d’indemnisations. Sur les trois années Covid, nous arrivons à un résultat nul, la Fondation ne s’est pas enrichie. Rembourser cette somme la mettrait en surendettement. Nous attendons depuis des mois d’être reçus par la conseillère d’État en charge de la culture, mais en vain ! »

Impact sur les liquidités

Quelque 18 demandes sur les 567 accordées par le canton de Fribourg à la culture sont concernées par un remboursement partiel ou total. Le montant restitué s’élève à 1,8% de la somme octroyée aux artistes et à 9,7% aux entreprises culturelles. Toutes n’ont pas souffert: l’Orchestre de Chambre de Fribourg, qui a procédé en 2022 à un remboursement intégral des 15’330 francs reçus en 2020, affirme que cela ne l’a « pas placé dans une situation difficile ». Le Théâtre des Osses a pour sa part dû rembourser « la plus grande partie des 30’000 francs d’indemnités reçues (hors RHT), qui était effectivement superflue », atteste son administratrice Marie-Claude Jenny.

Les disparités dans la taille et le fonctionnement des structures, les sommes reçues, le montant demandé en retour et ce qu’il représente en termes de budget font évidemment la différence entre les problèmes rencontrés ou non. Equilibre-Nuithonie est un cas emblématique d’embarras financier, mais n’est pas seul dans cette situation. Le Nouvel Opéra de Fribourg (NOF), ayant reçu des indemnités pour des productions reportées, avait pensé limiter les risques en reprogrammant l’une d’elles en 2023. Toutefois, 2023 n’entrant administrativement plus dans la période Covid, la provision a été considérée comme un bénéfice et une partie de l’argent a dû être remboursé en 2024. « Il est plus question d’impact sur les liquidités que de pertes, explique son administrateur. La saison 24-25 avait déjà été annoncée, c’est tout un travail de restructuration de compenser cette sortie d’argent. Et ça nous oblige aussi à reconsidérer la saison 25-26 ».

Soutiens politiques

Le problème ne semble pourtant pas généralisé. Thierry Luisier, secrétaire général de la Fédération Romande des Arts de la Scène (FRAS), confirme: « Généralement, les membres sont plutôt enclins à solliciter des actions collectives pour des prises de positions politiques, mais là, à part Equilibre-Nuithonie, ce n’est pas venu à mes oreilles ».

Au Théâtre du Grütli à Genève, Marc-Erwan Le Roux, administrateur, relate « un imbroglio qui s’est transformé en calvaire comptable ». En raison notamment de reports de charges et d’une comptabilisation de l’indemnité sur 2020, le bilan du Grütli pour l’exercice en question a présenté un résultat bénéficiaire. L’histoire ressemble donc à celle d’Equilibre-Nuithonie, mais avec une conclusion heureuse. « Une partie des indemnités pour pertes financières reçues du canton durant la première phase a effectivement dû être remboursée, mais uniquement pour des raisons comptables, et le canton nous a alloué un nouveau soutien. La légitimité de la demande a toujours été reconnue, c’était la forme qui restait à trouver. Nous sommes satisfait∙e∙s de la manière dont ça s’est passé, car nous avons pu discuter, comprendre, clarifier les situations. Le Grütli a pu obtenir un soutien suffisant et les sommes ont pu atteindre les personnes en situation de précarité, c’est ce qui est important ».

Le Théâtre Vidy-Lausanne avait, quant à lui, demandé des soutiens exceptionnels au début de la crise dans le cas où sa structure n’aurait pas été éligible aux RHT. Les RHT ayant été acceptées, les indemnités avaient donc été rendues. Lorsque des compléments de RHT ont été versés rétroactivement en 2022-2023, générant par conséquent un bénéfice, le théâtre a rencontré un soutien  au niveau politique : Sophie Mercier, sa directrice administrative et financière, relate avoir demandé à la Ville, au Fonds intercommunal de soutien, à la Loterie Romande et au Canton de Vaud ce qui devait être fait des bénéfices. « Le Canton et le Fonds intercommunal de soutien nous ont, à titre exceptionnel, laissé faire des réserves. C’était une manière symbolique de faire un geste pour accompagner le coût de la vie »  

Fribourg mauvais élève ?

Dans le cas des institutions culturelles à but non lucratif, dont tout bénéfice est dédié au fonctionnement de l’association, un profit peut difficilement finir dans des poches privées. De plus, le critère d’utilisation « à bon escient » des indemnités, formulé par le Rapport sur les mesures d’urgence et de relance du Canton de Fribourg [1], contient une grande part de subjectivité dans ce contexte Covid sans visibilité, même à court terme. La Direction de la formation et des affaires culturelle (DFAC) fribourgeoise n’aurait-elle pas pu, comme ses homologues, « passer l’éponge » et allouer ces montants au soutien à la culture pour les saisons à venir?

Non, répond Marianne Meyer Genilloud, secrétaire générale adjointe du département. « Il est attendu de l’administration et de ses services une application des dispositions légales telles qu’elles ont été prévues. Il n’est pas possible de changer les règles du jeu en cours de route, de modifier l’affectation des montants prévus dans le cadre du Covid ou de les transformer en soutiens financiers sans base légale ».

Du point de vue des structures qui en souffrent encore aujourd’hui, cette posture de l’État n’est pas juridique mais politique et témoigne d’une volonté défaillante de soutien à la culture. Pourtant, lorsque l’on regarde les statistiques de l’OFS des dépenses culturelles des cantons – hors dépenses extraordinaires advenues pour le Covid – Fribourg n’est pas à la traine puisqu’il a dépensé 190 francs par habitant·e en 2021; il est donc au-dessus de la moyenne romande de 162 francs. [2]

« Le sport a apparemment été traité différemment dans ce Canton »

La différence de fonctionnement entre la Direction de la sécurité, de la justice et du sport (DSJS) et la DFAC semble corroborer la supposition de différence de traitement entre sport et culture que formule Thierry Loup. Dans le Rapport sur les mesures d’urgence mentionné plus haut, là où le bilan du plan de reprise culture exige des légitimes conditions « d’utilisation à bon escient », une « vérification générale » et des restitutions faites ou à faire, celui du sport est plus court, informant simplement que « les demandes ont été traitées par le Service du sport et validées ensuite par une commission ad hoc ». Contacté, le service confirme que des contrôles ont été régulièrement réalisés sans avoir révélé de situations abusives et qu’effectivement, par conséquent, le Département n’a pas eu besoin de revenir dessus.

Solidarité et financements

De telles différences de fonctionnement se retrouvent à tous les niveaux: entre les cantons, les départements, mais aussi entre les structures culturelles d’un même domaine, chacune ayant une envergure et une économie particulière. Malgré la grande utilité des faitières et fédérations à porter les intérêts communs au niveau national, dans une situation qui la place à part, une structure pourra se retrouver à se battre « seul·e ». Et « seul·e » prend encore un tout autre sens pour une compagnie ou un·e artiste indépendant·e. La plupart des théâtres ont pris le parti de payer les compagnies dont les spectacles avaient été annulés et de présenter eux-mêmes la perte au canton, comme cela a été le cas du Théâtre de Vidy et du Grütli. Marc-Erwan Le Roux souligne que le Grütli a eu la chance d’avoir les « ressources pour assumer une procédure qui s’est étendue sur deux ans et demi ». Ressources en temps et en connaissances administratives dont ne bénéficient pas toutes les compagnies et les indépendant·e·s.

Au-delà des situations de crise, cela pose la question de la marge de manœuvre institutionnelle par rapport aux règles fixées, lorsque ces dernières créent des laissé·e·s-pour-compte. Par ailleurs, les institutions ont-elles la responsabilité de prévenir l’entièreté des acteurs·ice·s culturel·le·s du danger? Quelle part peut dépendre d’une solidarité entre les membres du domaine, et quelle part doit venir de « plus haut » ?

 

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