Lion Ascendant canard©Stéphanie Friedli

Quand le spectacle vivant joue avec le petit écran

Selon l’Office Fédéral de la Statistique, la Suisse comptait 285’000 travailleur·euse·s culturel·le·s en 2023, soit 5,6% de la population active, dont la moitié occupe un emploi à temps partiel. Sont inclus les domaines créatifs tels que les médias, l’architecture, les jeux vidéo et la publicité. Avec un salaire médian en dessous de la moyenne : 69’600 pour les professionnel·les de la culture, contre 72’000 CHF dans l’économie de manière générale. Face à ce constat, comment se réinventer ? En s’associant ? C’est en tout cas ce que font les professionnel·le·s de l’audiovisuel et du spectacle vivant depuis quelques années.

Éclairage : Mélissa Henry       Logo - CultureEnJeu

Différents formats ont alors émergé de ce désir de réinvention. En premier lieu, bien sûr, les captations. L’occasion pour les artistes d’apprendre des tournées passées en les visionnant, mais aussi pour le public de découvrir un spectacle, ou pour les écoles de voir une pièce étudiée au programme, et ce, même si elle n’est pas jouée en salle. Les captations de spectacles font alors office d’archives, pérennisant mises en scènes et jeux d’acteur·ice·s au format audiovisuel, tout en diffusant la richesse des œuvres de notre patrimoine culturel.

À l’inverse, l’audiovisuel se fait parfois « vitrine » des pièces de théâtre. En témoignent ces productions à succès qui ont fait connaître des pièces de théâtres modernes, comme Le dîner de cons ou Le prénom. Encore faut-il savoir que ces films cultes sont tirés du spectacle vivant.

Il arrive aussi que l’audiovisuel transcende la pièce initiale. Le ballet-féérie Casse-Noisette a été présenté pour la première fois le 18 décembre 1892, sur une musique de Piotr Illitch Tchaïkovski, et sous la direction de Riccardo Drigo, chorégraphié par Lev Ivanov, au théâtre Mariinsky de Saint-Pétersbourg. Si l’œuvre ne cesse d’être représentée aujourd’hui, c’est aussi parce qu’elle a été revisitée de nombreuses fois, des comédies musicales aux dessins animés comme Tom et Jerry ou Fantasia, et même en film d’animation japonais.

Les « recréations » du spectacle vivant

Les modèles hybrides mêlant spectacle vivant et production audiovisuelle se multiplient ces dernières années. En témoigne l’appel à projet de la RTS qui s’est terminé en septembre, annonçant la sixième édition du programme De la scène à l’écran. Une initiative de l’association du même nom, constituée par la RTS, la Société Suisse des Auteurs (SSA), la Fondation culturelle SUISSIMAGE (SI) et l’Association Romande de la Production Audiovisuelle (AROPA). Loin de proposer une simple captation de spectacle, la recréation est la rencontre artistique entre un·e cinéaste et des auteur·ice·s de spectacles, qui ensemble recréent un spectacle audiovisuel et novateur. Sont exclus de ce fonds de soutien l’humour, la musique classique et l’opéra, qui bénéficient de leurs propres programmes TV. Dans ce programme, les genres les moins valorisés habituellement comme le théâtre et la danse, sont cette fois-ci mis à l’honneur. Le but étant de décloisonner les domaines culturels. Christine Salvadé, responsable de l’Unité Culture de la RTS et membre du jury, insiste sur ce point.

Parmi les critères de sélection, se trouvent l’intérêt artistique de la pièce et la capacité de celle-ci à être portée à l’écran. « Je trouve que regarder un spectacle sur un écran d’ordinateur peut être déceptif par rapport à l’émotion dans une salle de spectacle. La démarche ici est vraiment faite pour l’écran. Qu’on ait vu ou pas la pièce, l’œuvre tient toute seule, elle augmente le spectacle, lui donne une autre dimension et lui sert de deuxième vie », souligne Christine Salvadé.

Les recréations sont diffusées après l’émission Ramdam (diffusée sur le la RTS 1 et disponible sur la page culture de Play RTS) consacrée à la recréation, ce qui permet d’élargir l’audience des amateur·ice·s de théâtre.

Scène écran

Scène et écran, vers des formats hybrides interdépendants ?

Au cœur du processus de création, les metteur·euse·s en scène comme les réalisateur·ice·s partagent leurs réflexions et prolongent ainsi la pièce. « Mon seul objectif est d’être fidèle à ce que je capte et de donner la possibilité à un public de découvrir les coulisses d’un spectacle, de témoigner du déploiement d’énergie phénoménal et de l’implication des techniciens, comédiens etc. pour un résultat éphémère », précise Romain Girard, réalisateur de Cyrano 2020, lauréat de l’appel à projet de la 2e édition. « La réalisation et la production sont appelées à réfléchir ensemble : comment traduire le spectacle pour un public de TV ou de plateforme de streaming ? Et pourquoi pas : comment donner envie aux gens d’aller voir le spectacle ? » insiste la responsable de l’Unité Culture de la RTS. Le réalisateur du groupe Point Prod Actua la rejoint sur ce point : « pour moi, si au moins une personne décide d’aller s’acheter un billet après avoir regardé une recréation, le pari est gagné. »

Pour les acteur·ice·s de l’audiovisuel, le défi en vaut la chandelle.  « J’aime bien l’idée de transposer dans un format télévisuel une œuvre écrite pour la scène. Comme c’est par définition impossible, on écrit ses propres règles. » explique Romain Girard. La recréation représente aussi un véritable défi sur scène : « Il fallait tout le temps essayer d’être au service à la fois du spectacle et de l’œuvre de Romain Girard, puisqu’il s’agit d’une œuvre dans une œuvre », relève Jean Liermier, directeur du Théâtre de Carouge et metteur en scène, notamment du documentaire Cyrano 2020, une coproduction Actua Films.

Mais alors, comment choisir les scènes à montrer et celles à suggérer ? « Il y a des scènes très connues dans Cyrano, la tirade des nez, les « non merci », la scène de Christian et Roxane au balcon. C’est important de les utiliser, elles sont magnifiquement écrites, ce sont des références absolues. (…) Ensuite, il faut garder une cohérence narrative, ce sont des choix qui s’opèrent plutôt au moment du montage », précise Romain Girard.

Des choix éditoriaux inhérents au format. « On a articulé le tournage autour de quelques séquences choisies ensemble et ça participe vraiment à créer un objet particulier qui ne se targue pas de représenter l’ensemble de l’œuvre, mais plutôt de soulever des questions : quelle est la pertinence aujourd’hui de monter un texte qui peut dater de 50, 100 ans ou 300 ans, et voir comment les auteurs ont quelque chose à nous apporter aujourd’hui, avec un questionnement qui touche l’humain d’une façon générale, qui traverse le temps. Je trouve que la caméra rend bien compte de cela et ce sont des questionnements que je trouve plutôt sains ».

Le documentaire Cyrano 2020, de par son format, transcende même la recréation : « D’une certaine manière, on a tordu le bras à la demande originale en faisant une proposition documentaire et non une « recréation » qui aurait préservé l’intégralité du texte ». D’où l’importance, pour le directeur du Théâtre de Carouge, d’essayer de ne pas réécrire le texte. « On peut intervenir sur l’interprétation d’une pièce à travers le montage ». Une évidence pour le réalisateur avec qui il a collaboré : « On dit pour les livres que traduction = trahison. On peut faire de même : captation = trahison. Une captation, une recréation ne pourront jamais se substituer au réel de la salle de spectacle. C’est pour ça que l’approche documentaire est plus intéressante à mon sens ».

Cyrano 2020 - Actua FilmsRTS

Cyrano 2020 – ©Actua FilmsRTS
Photo de haut de page: Lion Ascendant Canard ©Stéphanie Friedli

Une répartition scène-production qui pose question

Quid de la rémunération ? Sur la page du dernier appel à projet, il est précisé que le « budget prévisionnel (…) doit préciser clairement les coûts relatifs aux collaborateur·trice·s du spectacle vivant et pas seulement les coûts relatifs aux collaborateur·trice·s audiovisuel·le·s », sachant que « la contribution du fonds se monte en principe à CHF 70’000.- par production. Des apports propres et tiers, provenant par exemple de compagnies ou de théâtres, complètent cette contribution. » La répartition appartient aux sociétés de production qui remportent le projet. « Notre mission est audiovisuelle, le but est donc de financer une recréation en partant du principe que le spectacle en lui-même existe déjà », souligne Christine Salvadé, rappelant ensuite l’avantage de croiser les publics et ainsi donner une visibilité au spectacle, souvent encore en tournée au moment de la diffusion de la recréation.

Pour les acteur·ice·s du spectacle vivant, ce n’est pas toujours suffisant. En témoigne Jean Liermier : « Si j’avais à apporter une critique, c’est que bien souvent, avec la somme qui est allouée, les derniers auxquels on pense sont les comédiennes et les comédiens, alors que le spectacle, c’est eux qui le créent. Donc c’est assez délicat d’arriver à trouver des contrats qui permettent de valoriser leur travail. Les productions au théâtre comme Cyrano de Bergerac sont chères. Donc si je regarde la part mise par le théâtre, avec tout le travail qui a été fait pendant huit semaines de répétitions et quelques jours de tournage, c’est le théâtre qui est producteur. Selon moi, il y a une disparité entre les moyens qui sont octroyés à toutes celles et ceux qui ont participé au spectacle, et à l’équipe de cinéma ».

Toutes les pièces peuvent-elles passer de la scène à l’écran ?

Quant à savoir si toutes les pièces sont transposables en format audiovisuel, Christine Salvadé répond par l’affirmative, précisant que cela « dépend de l’imagination qui naît de la rencontre entre une pièce de théâtre et un·e réalisateur·ice. » Pour le metteur en scène, le format audiovisuel n’est pas nécessaire à toutes les pièces, contrairement aux œuvres classiques : « Je l’ai vu sur On ne badine pas avec l’amour que j’ai montée l’année passée. Quand on a comme credo de revisiter les classiques, il y a un fort intérêt de la part des écoles et des pédagogues. Après, se posent des questions de droit ». Concernant ces droits, la SSA précise que « les auteur·ices scène et réalisateur·ices définissent entre eux une clé de répartition. Généralement, les droits reviennent aux auteur·ices « scène » mais les réalisateur·ices peuvent parfois aussi prétendre à une partie des droits. »

Filmer le théâtre, c’est ouvrir le champ des possibles

Pour pousser la créativité encore plus loin, Jean Liermier cite deux exemples de mélanges des genres qui sont pour lui des chef-d’œuvres : « Une réussite absolue, c’est Vanya, 42ᵉ Rue, qu’a fait Louis Malle, sur une équipe à New York qui répète Oncle Vania de Tchekhov. Là, je trouve que c’est une réussite parfaite parce que c’est tourné dans un théâtre et c’est assez près des interprètes, qui sont des stars de cinéma. Par exemple, il y a une scène où il les filme à table. Puis, à un moment donné, la caméra recule et on voit Louis Malle avec eux et qui dit « Bon, on va faire une petite pause ? », ce qui crée tout d’un coup un dialogue entre la réalisation, le temps du cinéma qui n’est pas celui du théâtre, où nous, on est sur des plans séquences en continu. Et je trouve que quand il commence à y avoir un vrai dialogue, c’est super, surtout quand on filme du théâtre. »

Et de citer un autre exemple, étudié dans le cadre de la préparation du documentaire Cyrano 2020 en compagnie du réalisateur : « Looking for Richard, d’Al Pacino, là aussi, est une forme super intéressante et qui rejoint l’éventuelle frustration qu’on pourrait avoir de ne pas embrasser l’ensemble de la pièce. Al Pacino se promène à New York en demandant « qu’est-ce que vous pensez de Richard III? Qu’est-ce que vous pensez de Shakespeare ? » C’est une œuvre à part entière qui fait sens et rend hommage à la pièce, faisant le lien avec Shakespeare, avec Richard III, sans être une captation à proprement parler. Je trouve qu’il y a probablement encore des formes de ce type à inventer », conclut Jean Liermier.

Le metteur en scène propose d’ailleurs dès le 26 novembre au Théâtre de Carouge une nouvelle mise en scène de La Crise, film culte de Coline Serreau adapté pour le théâtre par son fils Samuel Tasinaje… Prouvant, une fois encore, que les œuvres du spectacle vivant comme de l’audiovisuel se réinventent sans cesse, et que la culture peut encore et toujours nous surprendre.

Vous connaissiez ces recréations ? Qu’en pensez-vous ? Dites-le nous en commentaires.

+ d’infos:

Au sujet de l’association De la scène à l’écran :
www.ssa.ch/fr/de-la-scene-a-lecran

Recréations à voir sur Play RTS

Pour visionner Cyrano 2020 :
www.rts.ch/play/tv/ramdam/video/cyrano-le-documentaire

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