#44-2024

Rave

Emmener sa mère dans une Rave

Fidèle à lui-même, le programme de la 30e édition du Geneva International Film Festival (GIFF) est foisonnant. Films, séries, compétitions, événements, rencontres ou encore expériences immersives composent son univers. Pionnier dans l’intérêt qu’il porte aux nouvelles expériences cinématographiques, il nous conduit notamment à explorer sept Territoires Virtuels, abritant plusieurs œuvres de VR interactive. Parmi celles-ci, Rave, du réalisateur vaudois Patrick Muroni. L’Agenda l’a rencontré hier autour d’un café à Lausanne, à trois jours du début du festival.

Texte et propos recueillis par Katia Meylan

Son premier long-métrage documentaire, Ardente.x.s, sorti en 2022, suivait un collectif lausannois de films pornographiques engagés. En côtoyant l’intimité de ces personnalités fortes et inspirantes, son point de vue nous laissait la douce impression d’avoir rendu certains liens tangibles pour un instant. Les liens, au sein d’un groupe amical ou familial, sont des thématiques récurrentes dans le travail du jeune trentenaire formé à l’ECAL, qui nous confie s’intéresser surtout à la période charnière entre la fin de la jeunesse et le début de la vie d’adulte. « Pour mon premier court-métrage, je m’était posé la question du souvenir que je voulais garder de mon adolescence. C’était une fête, le moment où le soleil se lève et que je continue à danser avec des ami·e·s », se rappelle-t-il. C’est là l’atmosphère des 7 minutes d’Un matin d’été, tourné en 16mm, autoproduit et projeté en 2019 au Festival de Locarno. « Dans la salle, en entendant la musique de mon film, je me suis demandé comment rendre ça encore plus immersif… C’est là qu’est née l’idée de Rave. »

Rave, docu-fiction de 20 minutes en réalité virtuelle, met la spectatrice et le spectateur à contribution, casque sur la tête VR sur les yeux et manettes aux mains. Racontant la soirée d’une jeune fille de 17 ans invitée par sa sœur et des ami·e·s à sa première rave, l’œuvre propose de l’accompagner dans l’expérience, des préparatifs à la maison jusqu’à la fête elle-même.

Passer de la réalisation de film à la réalisation d’œuvres VR – un rêve de gosse qui a beaucoup joué aux jeux-vidéos, sourit Patrick Muroni – a été un vrai défi. « Le tout est d’être bien entouré. Avec Stéphane Goël, le producteur qui me suit depuis le début, on s’est lancés avec l’envie d’expérimenter. Mélanie Courtinat, une artiste numérique et amie avec qui j’ai fait l’ECAL, et Arnaud Gomis, le développeur en chef, ont apporté leur savoir-faire artistiques et techniques. C’est grâce à ce trio que tout a été possible ». Photogrammétrie, capture volumétrique, Point Cloud, avatars 3D appliquées sur des prises de vues réelles, vision à 360° : une complexité technique mise au service de l’accessibilité de l’œuvre. « Le gros avantage avec ce format, c’est que tout est possible, encore plus qu’au cinéma. Par exemple, j’ai choisi de représenter les souvenirs comme fragmentés, estompés dans un nuage de particules. Une fois que l’idée avait été posée sur le papier, pas besoin d’amener 60 figurant·e·s sur un plateau de tournage ! Le développeur a pu tout créer. C’est un choix, non pas plus simple, mais plus adéquat à ce que je voulais exprimer. »

Patrick Muroni. Photo: Augustin Losserand

Le travail du son a également été un élément indispensable à l’identité de l’œuvre. Non seulement par sa création musicale originale, dont la montée en puissance est pensée pour immerger pleinement et donner envie de danser, mais aussi par les voix des personnages, enregistrées dans deux versions différentes, en français et en anglais par des comédien·ne·s bilingues. Le but étant d’avoir une version très locale et une autre pensée pour une diffusion à l’international. La version anglophone veille toutefois à garder son ancrage romand. « On cite même la Coop à un moment donné, s’amuse le réalisateur. Pour moi, on ne doit pas effacer ce genre de petits éléments qui nous appartiennent et dans lesquels les gens d’ici peuvent se retrouver. »

« Mes souvenirs de rave sont plutôt campagnards, très ancrés entre la France et la Suisse. J’ai fréquenté les raves de mes 15 à mes 30 ans, et je voulais simplement partager ces souvenirs extrêmement forts et qu’on est des centaines, des milliers de jeunes à avoir vécus. J’emmène les spectateurs dans une exploration d’endroits qui sont à la fois populaires et un peu invisibles. Par exemple… j’aurais toujours voulu que ma mère découvre ce genre de soirées ! Grâce à la réalité virtuelle, elle pourra se rendre compte de ce que c’est, qu’il y a des choses extrêmement belles et d’autres plus dures qui peuvent s’y passer ». Accessible, Rave aborde aussi les violences policières, le rapport à la drogue ou au danger, car « parler au plus grand nombre ne veut pas dire édulcorer ce qui fait l’essence de ces moments », complète Patrick Muroni.

Ainsi, accompagné de sa mère, de sa grande sœur, d’un cousin ou d’un ami, on s’assoira sur un bout de trottoir de la scénographie de Rave, imaginée spécialement pour l’espace du GIFF, le temps de vivre l’expérience.

Rave
Dans le cadre de Virtual Territories II
Tous les jours du GIFF, du 1er au 10 novembre 2024
Divers horaires
Salle communale de Plainpalais, Genève
2024.giff.c

Patrick Muroni
Petit questionnaire de Proust

Une rave est réussie si…
Si on y a pris du plaisir, si au petit matin on est avec ses ami∙e∙s encore un peu langoureux de la soirée qu’on vient de passer, qu’on rentre doucement tous sain et sauf pour aller dormir.

Y a-t-il une œuvre dans laquelle tu aimerais vivre ?
Ça serait spécial, mais dans une œuvre de Leos Carax, qui a une poésie dingue. Peut-être Holy Motors, qui est le film qui m’a amené au cinéma assez tard, quand j’avais 20 ans. Ça a été une découverte par accident, mais ça a changé beaucoup de choses. Il y a des voitures qui parlent, des personnages qui changent d’apparence… j’aimerais y vivre car c’est une île de cinéma, et je crois que je m’y sentirais bien.

Qu’est-ce que tu as prévu d’aller voir au GIFF ?
Évidemment les œuvres immersives qui sont aussi en compétition internationales, comme Oto’s Planet, et plusieurs œuvres qui sont allées à Venise que j’ai hâte de découvrir. Des films français, Planète B de Aude Léa Rapin ou Diamant Brut de Agathe Riedinger, ou la série Dune qui me donne très envie. Le GIFF arrive à avoir une programmation avant-gardiste très pointue tout en étant éclectique, j’aurai la curiosité d’aller voir beaucoup de chose !

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Inri

Inri

Jouée en première mondiale les 6 et 7 juillet derniers au Théâtre du Jorat, INRI rassemble une quarantaine d’artistes dans une version jazz de la Passion selon Saint-Jean de Jean- Sébastien Bach. Le groupe No Square, la compagnie de danse ADN Dialect, le Sinfonietta de Lausanne et le choeur Post Tenebras Lux matérialisent la rencontre de l’écrit et de l’improvisé, du millénaire et du présent, du métaphorique et du tangible. On reste bouche bée du début à la fin.
À revoir à Yverdon le 1er novembre.

Texte et propos recueillis par Katia Meylan

Il est de ces projets qui attendent patiemment dans un coin de tête que vienne leur heure. « C’était une des énièmes fois que j’allais voir la Passion selon Saint-Jean à la Cathédrale de Lausanne. Je m’étais dit qu’on devrait essayer de la reprendre, se rappelle André Hahne, bassiste, compositeur et fondateur du groupe jazz No Square. Mais il fallait d’abord un concept ». Quelques années plus tard, le musicien partageait la création artistique de No Plan B, inspiré du concept de « jam » jouée et dansée, avec le chorégraphe Angelo Dello Iacono et le compositeur et arrangeur Ben Schwendener, qui travaillait sur Bach depuis des années. « J’avais trouvé les personnes qu’il me fallait! ». De plus, 2024 était le timing rêvé, marquant à la fois les 30 ans de No Square et les 300 ans de la Passion.

Le pilier Bach – respect des partitions et liberté

André Hahne s’empare donc de Bach et sa Passion comme base solide. « Les parties chorales sont chantées presque telles quelles – avec une certaine liberté dans leur ordre d’apparition. » Celles-ci sont interprétées par le Sinfonietta de Lausanne et Post Tenebras Lux, dirigés par Céline Grandjean. Une cheffe de choeur qui devient multi-tâches, incarnant un personnage tout en amenant l’orchestre et le choeur à enrober le quintet jazz, qui lui, interprète la partition de façon plus libre. « On aurait pu imaginer improviser autour de la cheffe… mais ça n’aurait pas marché », explique le bassiste. « Comme la musique n’est pas écrite à la base pour être jouée avec un time de batterie, l’impulsion doit partir du quintet ». Il ajoute que la musique d’Inri n’est pas vraiment une réécriture de l’oeuvre mais plutôt une analyse de chacune des parties. Ben Schwendener s’est ensuite attelé à fournir aux musiciens jazz la grille de la Passion, soit la structure harmonique et rythmique à partir de laquelle improviser. « Je me suis rendu compte que ces grilles – qui sont vraiment incroyables – ne sont pas celles dont on a l’habitude. Elles sont beaucoup plus compliquées que le langage de base qu’on a pour se comprendre en jazz. Bien sûr, Bach s’en foutait si tel passage faisait neuf ou sept mesures », rit le musicien, « alors ça demande plus de travail pour être aux rendez-vous. Mais on s’est aménagé des grilles dans lesquelles on peut se lâcher ! ».

Le pilier Jésus – foi en la gestuelle

Pour raconter l’histoire des derniers jours de Jésus sur terre, André Hahne et Angelo Dello Iacono, fondateur de la compagnie de danse ADN Dialect, metteur en scène et chorégraphe du projet, sont retournés aux textes. « J’ai une bible maintenant! », lance fièrement André. « Quelle version? », le provoque amicalement Angelo, sur quoi les deux artistes s’accordent pour dire que les divergences sont justement ce qui fascine. « Ce sont les phénomènes sociologiques qui m’intéressent. Mes réflexions portent sur la manière dont je peux les évoquer, sous forme vivante et multiple », exprime le chorégraphe. Dans ses propos, on reconnait aussi les valeurs de sa compagnie, qui mise sur la personnalité de chaque artiste plutôt que sur la chorégraphie souveraine. « Les artistes, qu’ils soient musicien∙ne∙s ou danseur∙euse∙s, joueront chacun∙e avec leur instrument, avec la même part de repères fixés que de liberté ».

L’engouement

Le soir de la première, au Théâtre du Jorat, le public était debout. Parmi les spectateur·ice·s, nous avions peine à refermer la bouche, tant nous avons été pris de frissons et d’émotion par ce qui se déroulait sur scène. Il y avait tant à voir à la fois! Les chanteur∙euse∙s et les musicien∙ne∙s (mention spéciale au saxophoniste Guillaume Perret) étaient magnifiques d’investissement corporel, aussi incarné∙e∙s que les danseur∙euse∙s. Les rôles se mêlaient et n’avaient de cesse de questionner.

Lors du bord de scène avec les artistes, quelques commentaires avaient témoigné de l’engouement du public: « Bach a dû se retouner dans sa tombe… mais pour mieux voir et mieux entendre! » lance un homme. « Ce soir, il s’est passé quelque chose d’important », professe un autre.

Informations pratiques:

Vendredi 1er novembre 2024 à 20h
La Marive, Yverdon-les-Bains
www.theatrebennobesson.ch

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La Légende

Une semaine à Grand-Champ

Cette semaine est animée au Théâtre de Grand-Champ! On peut y voir une création théâtrale et musicale romande, un spectacle de danse contemporaine et une exposition en lien, un conte musical pour les enfants dès 3 ans, ainsi qu’un concert classique. Zoom:

Le Secret du rocher noir

Tous les mois, la violoniste Clémentine Leblanc, accompagnée d’une comédienne (Aurelia Loriol ou Diana Fontanaz, en alternance) initient les enfants dès 3 ans à la musique et au spectacle, au travers de leur projet “Il était une fois le violon…”. Les histoire et les musiques sont renouvelées chaque fois. Ce mercredi, elles raconteront l’histoire d’un rocher accusé de faire s’échouer les bateaux et d’une petite fille courageuse qui veut en avoir le coeur net.

La Légende

Elisabeth Blumenfeld, gloire oubliée du jazz vocal, revient pour une interview radio exceptionnelle. L’action se déroule dans un seul et même lieu – un studio d’enregistrement – sur deux plans temporels et géographiques différents: les années 2010 en Suisse romande, et les années 70 aux États-Unis. Deux comédiennent, Sophie Noir et Claudine Berthet  et Sophie Noir, incarnent respectivement le passé et le présent de cette chanteuse. 

En musique live, la Cie 5/4 raconte la naissance d’une artiste, les blessures de la mémoire et de l’identité.

Lift

Les chorégraphes de la compagnie Pettit*Rochet abordent l’acte de porter, sur leRequiem de Fauré. Leur pièce se fonde sur l’idée de force et de vulnérabilité, sur la façon dont ces deux états apparemment contradictoires peuvent coexister. Les danseur·euse·s utilisent leur corps pour se soutenir et se connecter les uns aux autres.

Cette pièce se déroule dans le cadre de l’exposition Eau-delà d’Héloïse Pocry, lauréate de la bourse 2022 d’aide à la création de la ville de Gland. Dans ses recherches pour peindre la danse, l’artiste a collaboré avec la Cie Marchepied.

Lift

Les Variations Goldberg

Composées par Jean-Sébastien Bach au 18e siècle, les Variations Goldberg sont composée à l’origine pour clavecin et ont été par la suite l’objet de nombreuses interprétations, inspirations, reprises et arrangements, dans divers styles et pour divers instruments.

La version présentée par le Trio 21 est un arrangement de Dmitry Sitkovetsky pour violon, alto et violoncelle.

Avec Thomas Ravez (violoncelle), Gaëlle-Anne Michel (violon) et
Marie-Barbara Berlaud (alto)

Variations Goldberg

Informations pratiques:

  • Le Secret du rocher noir (conte musical, dès 3 ans)
    Mercredi 30 octobre 2024 à 10h30 et 16h
  • La Légende (théâtre musical)
    Jeudi 31 octobre et vendredi 1er novembre 2024 à 20h
  • Lift (danse)
    Dimanche 3 novembre à 16h
  • Eau-delà (exposition)
    Jusqu’au 24 novembre 2024
  • Les Variations Goldberg (concert)
    Dimanche 3 novembre à 17h

Théâtre de Grand-Champ, Gland
www.grand-champ.ch

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Chœur des amants

Chœur des amants

Dans cette pièce créée en 2007, l’auteur et metteur en scène Tiago Rodrigues fait parler deux amant·e·s en même temps. Leur voix se superposent pour raconter un épisode intense de leur vie, celui qui a failli les séparer à jamais, leur enlever le temps qu’ils pensaient avoir, sans vraiment y penser.

Ils racontent deux versions légèrement différentes de la même histoire. Parfois d’un souffle synchrone, parfois le souffle court, lorsque celui de l’autre vient à manquer. Leurs voix sont la mélodie d’une vie passée à deux, témoignage de l’évolution d’une relation sentimentale, entre quotidien et événements imprévus. Intime, la mise en scène nous fixe aux deux comédien·ne·s, Alma Palacios et David Geselson, et nous questionne avec poésie et délicatesse sur nos relations et notre façon de passer le temps qui nous reste.

Informations pratiques:

Mercredi 6 novembre 2024 à 20h
Jeudi 7 novembre 2024 à 19h
Le Reflet – Théâtre de Vevey
www.lereflet.ch

 

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Psycho

Psychose, ciné-concert

Le film est absolument culte. C’est pour dire: il est même arrivé que la section d’Histoire et esthétique du cinéma de Lausanne consacre un séminaire d’un semestre entier au film, ses remakes, sa série, ses presquels et ses sequels – on y était😉
Rassurez-vous, c’est bien l’oeuvre originale d’Hitchcock qui sera projetée au Victoria Hall jeudi et au Rosey Concert Hall vendredi. Celle de 1960, en noir et blanc (un choix délibéré du réalisateur, puisque la couleur vivait déjà son avènement depuis les années 50) dans le but de rendre le film moins choquant et paradoxalement plus angoissant. L’oeuvre dont le suspense n’a pas vieilli et dont tout le monde connait la musique, devenue culte elle-aussi. Surtout les quelques mesures de la scène de la douche, glissandos aigus au mi prédominant.

Pour la musique de ce film, le compositeur Bernard Herrmann avait reçu carte blanche mais disposait d’un budget limité qui ne lui permettait pas de recourir à un orchestre symphonique. Inspiré par cette contrainte, il avait choisi des cordes seules, qui se sont révélé coller parfaitement au images et contribuer à l’ambiance souhaitée.

Pour ces deux soirées Halloween imaginées par l’OSR, l’orchestre sera dirigé par le chef néerlandais Ernst van Tiel, spécialiste des ciné-concerts.

Informations pratiques:

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André Bucher

André Bucher, la braise inextinguible

Rien que dans le canton de Genève, on compte une quarantaine d’œuvres d’André Bucher dans l’espace public. Le monumental Spiral en inox dans la fontaine du siège de Patek Philippe, c’est lui. Les vitraux de l’Église Saint-André à Choulex, le mobilier liturgique de l’Église Saint-Joseph, la flamme en bronze au Crématoire de Saint-Georges, La Dualité en acier noir devant la Zurich Assurances, lui aussi. Sans compter que son travail dépasse largement les frontières suisses puisqu’on retrouve ses œuvres partout en Europe et même au Canada, aux USA ou au Japon… De plus, il est probablement l’un des seuls artistes à avoir travaillé la lave en fusion.

Texte et propos recueillis par Katia Meylan

Pourquoi le nom d’André Bucher n’est-il pas plus connu du grand public, m’interrogé-je alors que, dans le Léman Express, j’apprends tout cela grâce à son site internet. Sur une invitation de Caroline Rigot, la fille de l’artiste, je suis en chemin vers son atelier à Chêne-Bourg. Dans quelques jours débute l’exposition André Bucher – Son art volcanique, organisée au Centre Culturel du Manoir de Cologny du 30 octobre au 8 décembre 2024. Un clin d’œil aux 100 ans que l’artiste aurait eu cette année.

André Bucher

Né en mars 1924 au Mozambique, André Bucher grandit entre les Grisons et le Tessin. Sa mère ayant beaucoup d’ami·e·s dans le milieu artistique, sa jeunesse est rythmée d’inspirations et de rencontres, il côtoie Cocteau, les Giacometti ou encore le clown Dimitri. Il étudie les Beaux-Arts à Zurich et Paris, gagne d’abord sa vie grâce au design de mode et à la publicité. Dès 1966, il décide de ne se consacrer plus qu’à son art. Plusieurs fois, des incendies détruiront ses biens, et pourtant, c’est le feu qui l’inspirera dès sa deuxième période artistique en 1975, lorsque sa rencontre avec le vulcanologue Haroun Tazieff lui insuffle l’idée de travailler la lave en fusion.

Arrivée à l’adresse indiquée, je rencontre Caroline Rigot et lui emboite le pas par-delà un petit portail vert, pour entrer dans l’atelier par la cour intérieure. Le premier espace, un peu sombre, un peu poussiéreux, abrite des machines. L’endroit est désormais dédié au bricolage plutôt qu’à la création, car enfants et petits-enfants n’ont pas choisi une carrière d’artiste « sauf ma sœur, qui est devenue bijoutière », raconte mon énergique guide, déjà passée dans la pièce d’à côté.

L’atmosphère semble alors se colorer d’un seul coup lorsque je la rejoins. Des dizaines, que dis-je, des centaines d’œuvres de l’artiste vibrent patiemment dans cette pièce, attendant leur heure sous des bâches ou se dressant fièrement aux côtés de leurs semblables. Quarante ans d’évolution d’une vision artistique sous mes yeux qui ne savent pas où se poser, tant chaque étagère, chaque table, chaque mur semble receler une histoire. Caroline nous désigne le bureau. « C’est ici qu’il travaillait. Il faut l’imaginer créer, écouter son jazz, fumer le cigare… quand on entrait, on arrivait toujours dans un gros nuage de fumée ».

Je suis happée par de grandes toiles « craquelées » aux couleurs fondamentales, disposées en hauteur. Caroline nous fait remarquer que dans sa deuxième période artistique, André Bucher s’était inspiré de la façon dont la lave craquelait pour donner également un nouveau tournant à sa peinture. Dans sa première période, avant sa découverte de la lave, André Bucher était déjà très éclectique dans les techniques et les matières utilisées, tant pour la peinture que pour la sculpture. Dès 1975, la lave apparait en tant que signature unique de l’artiste. Les saisissantes oppositions de couleurs et de matières propres aux créations d’André Bucher prennent encore une nouvelle dimension grâce à son aspect brut et aléatoire. C’est en cette matière que semble loger l’âme de ses sculptures, qu’elle nous parle, qu’elle agit ou subit.

Dans son Phoenix (1986), une pierre de lave est enserrée par du bronze et par deux plaques de bois, vis apparentes, alors que dans sa Transcendance, elle semble influer directement sur son environnement de plexiglas net et aseptisé.

Phoenix (1988), bronze, lave et bois (75x40x16cm)

Transcendance (1983), bronze, lave et plexi (130x50cm)

Dans l’atelier

Au fond de la pièce, j’aperçois une photo de l’artiste sur l’Etna en combinaison ignifuge, des outils en main, en train de travailler la lave à peine rejetée du volcan. Ayant appris que la lave fusionnait à la même température que le bronze, il avait monté avec six amis une expédition sur l’Etna, entré en éruption en 1976, afin d’aller tâter de cette matière et créer sur place des débuts de pièce, qu’il emportait et retravaillait ensuite pour les intégrer à une œuvre. L’image impressionne.

Rien n’a jamais freiné la créativité de cet aventurier passionné, charmeur et social, qui arrivait tout naturellement à transmettre son enthousiasme à son entourage comme à ses clients. Depuis son décès en 2009, ce sont ses filles Caroline et Marina qui s’occupent de conserver, réparer, nettoyer et valoriser les œuvres. « Venez, je vais vous montrer le reste », me sourit Caroline en me menant dans la petite maisonnette d’en face. Face à ce nouvel espace de deux étages rempli de lourdes sculptures de toutes tailles, face à la vive admiration du père qui prend le pas sur la fatigue dans les grands yeux bleus de la fille, je prends soudain conscience de l’ampleur de la tâche. La valorisation d’un patrimoine demande de ne pas compter son énergie ni son temps. « Parfois, j’ai dû mettre tout ça de côté », admet Caroline. « À d’autres moments, comme maintenant, j’ai un élan, je sens qu’il est là et me pousse. Et puis, c’était important pour ma mère de faire quelque chose pour se rappeler qu’il aurait eu 100 ans cette année ».

Caroline nous a offert le livre André Bucher – Artiste Volcanique, édité en 2012. Il répertorie un grand nombre d’œuvre sur les milliers qu’a réalisées André Bucher.

L’exposition qui aura lieu cette fin d’année au Centre Culturel du Manoir de Cologny est un projet familial. Pour la conceptualiser, Caroline et sa sœur sont aidées par leurs enfants, maris, neveux et nièces. Chacun·e a passé en revue les pièces, pointé leurs favorites, fait une sélection par thématiques, choisi les photos et les vidéos qui seront présentées, afin que le public n’oublie pas l’œuvre du père, du grand-père, de l’artiste.

Informations pratiques:

André Bucher – Son art volcanique

  • Exposition du 30 octobre au 8 décembre 2024
    Du mardi au vendredi de 16h à 19h
    Les samedi et dimanche de 14h à 18h en présence de la famille
  • Vernissage
    Mercredi 30 octobre 2024 à 18h30
    Entrée libre
  •  Soirée littéraire avec les écrivain·e·s Esther Rosenberg et Olivier Rigot, auteur des textes du livre sur André Bucher
    Jeudi 14 novembre, 18h30
  • Conférence du géologue Jean Sésiano, qui avait accompagné l’expédition sur l’Etna
    Week-end du 7 et 8 décembre, pour le finissage  

Centre Culturel du Manoir de Cologny
www.ccmanoir.ch

Le site de l’artiste : www.andrebucher.ch

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François Wavre

Mercury, un charisme pour enflammer les esprits et calmer le thermomètre

Des chansons de Queen et des réflexions sur le thème du réchauffement climatique. Quel rapport? D’un seul mot, comme un cotillon, la compagnie Calmez-vous! souffle et le fil se déroule: Mercury. Freddie Mercury, chanteur charismatique condamné par le SIDA. Mercure, dieu messager de potentielles mauvaises nouvelles. Mercure, planète inhabitable du fait de ses températures extrêmes ou élément chimique d’un thermomètre qui monte, qui monte…

Texte et propos recueillis par Katia Meylan

Quelques jours avant le début de la première de Mercury qui se tenait en mars  2022 à l’Échandole, deux compagnies en pleines répétitions se croisaient entre les pierres du théâtre, à la pause de midi. « Vous faites quoi, vous ? » – « On sauve le monde ! » , répondait malicieusement la metteuse en scène Sophie Pasquet-Racine. Une boutade, mais qui reflète l’axe engagé avec lequel les esprits rêveurs de la Cie Calmez-vous! montent leur pièce. 

Ce que l’on ne trouve pas dans Mercury (puisque l’on parle de décroissance)

Parmi les problèmes de ce monde en peine, c’est celui du climat que la pièce empoigne à bras-le-corps, non seulement par sa thématique mais aussi dans les différentes étapes de sa création. Pas d’achats: 95% de la production est du recyclage – ce qui a surtout donné du travail à la costumière et au scénographe! nous répond Yvan Richardet, auteur de la pièce. Quant à la troupe, elle vit de nourriture locale végétarienne et de déplacements en train, dans la mesure du possible. « Comme dans le monde qu’on rêve! », résume Yvan.

Ce dernier n’en est pas à son coup d’essai sur le thème de la décroissance, puisqu’il s’était déjà intéressé de près à ce courant de pensée cinquantenaire dans son seul en scène L’Émeute, en 2018. L’écologie a toujours été un élément central de la vie d’Yvan Richardet. Le comédien nous confie que pour le tout jeune fils d’agriculteur qu’il était au début des années 90, « les écolos, c’étaient ceux qui empêchent, les extrémistes qui voulaient toujours faire opposition à un projet ». Mais ce combat pour un idéal l’intrigue. Il se documente et prend conscience que l’échéance de notre système se rapproche… jusqu’à devenir l’urgence n°1. 

Mercury François Wavre

Passer l’étape de l’anxiété

Aborder une thématique si complexe demandait bien une rhapsodie.
C’est lors d’un laboratoire de création qu’Yvan Richardet constate qu’un morceau de Queen, passé juste après avoir parlé d’un sujet grave, avait comme allégé la tension et fait prendre au thème une dimension poétique. Dans l’écriture de sa pièce, il aménage donc des alternances entre les faits – que l’on n’a pas toujours envie d’écouter – et la musique qui fédère spontanément. Ni covers ni parodies, leurs adaptations sont tantôt tranches de vie du groupe ou traductions lyriques qui servent la trame.
Aude Gilliéron, comédienne, confirme : « Tout comme le personnage de Cassandre que je joue dans la pièce, je suis moi-même angoissée par la question climatique. Chanter du Queen me sort de toute sensation négative. C’est une énergie pour la révolution! ». 

L’énergie débridée

Ainsi, dans l’histoire de Mercury, la création théâtrale est mise en abîme, tout comme les enjeux du discours écologique. Cassandre, doctorante dans le domaine des sciences, sèche sur la préparation de sa conférence TED au sujet de l’effondrement climatique. Comment en parler sans être culpabilisante, moralisatrice, sans tomber dans une suite de chiffres assommants mais au contraire la susciter, cette envie de révolution? Dans leur petit appartement, Cassandre et son amoureux mettent alors leurs idées en commun pour imaginer une conférence à la manière d’un théâtre de marionnettes pour enfants, d’une scène shakespearienne, d’un vaudeville du siècle dernier ou… d’une comédie musicale rock se basant sur la vie du plus charismatique des chanteurs. En parallèle de l’histoire de ces jeunes gens, on suit l’histoire d’autres jeunes gens, quarante ans plus tôt, qui apprennent que l’un entre eux a le SIDA…

Sur scène, Yvan Richardet, Aude Gilliéron, Simon Pellaux et Renaud Delay endossent tous les costumes et donnent de la voix. Quand certain∙e∙s dansent, les autres passent de la trompette au clavier électronique ou se font techniciens. Les flight cases tournoient en guise de décor et le public assiste à la création du tube We are the champions en même temps qu’il apprend le volume d’eau du lac de Morat et le pourcentage d’énergie renouvelable en Europe, qu’il se demande s’il veut faire naître des enfants dans ce monde ou qu’il se remémore ses jeunes années sur Bicycle Race, lorsqu’on lui avait dit que c’était ok d’être gay.

Mercury
Créé à L’Échandole en mars 2022

Prochaines dates:

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