Le 30 mai, à la Fondation Jan Michalski, a eu lieu la conférence d’Elena Zhemkova intitulée La mémoire du Goulag. Elle fait partie du cycle de conférences consacrées au Goulag en Russie et en Chine. Margarita Makarova, rédactrice à L’Agenda, a eu l’occasion d’assister à cette avant-dernière conférence du cycle. Elle relate dans le présent article un contexte historique de la Grande Terreur, s’appuyant sur des éléments abordés par les intervenant∙e∙s durant la conférence ainsi que sur un exemple tiré de sa propre histoire familiale.
Texte et photos de Margarita Makarova
Elena Zhemkova commence sa carrière dans un monde académique. En 1985, au début de la perestroïka (période des réformes de Gorbatchev), elle a 24 ans. Elle fait son doctorat en mathématiques. Sa vie est stable, tranquille. Pourtant, comme tout le monde en URSS, Elena sait que, sur un plan global, elle est entourée de mensonges. Le peuple soviétique y est habitué. Lors de la perestroïka, où les journaux n’étaient plus soumis à la stricte censure soviétique, Elena apprend que des millions de personnes ont subi la répression dans les années 1930. Elle raconte s’être sentie mal à l’aise. Nombreux sont celles et ceux qui veulent alors agir, dont Elena elle-même. Ainsi, en 1987, Arseni Roguinski, Sergeï Kovalev, Lioudmila Alexeeva et d’autres, à l’aide du physicien et prix Nobel de la paix Andreï Sakharov, fondent l’ONG Memorial. Elena Zhemkova adhère d’abord à son comité puis devient sa directrice. Elle est à la tête de l’organisation de 1995 à 2022. Le 28 février 2022, Memorial est définitivement « liquidé », après des années d’attaques de la part des autorités russes. Le bâtiment où se situaient les bureaux de Memorial de Moscou, acquis grâce aux donateur∙ice∙s du monde entier, a été confisqué par l’état. En 2022, Memorial remporte le prix Nobel de la paix. Les attaques n’ont néanmoins pas cessé. Par exemple, en 2024, Oleg Orlov, militant pour les droits de l’homme et membre du comité de Memorial, âgé de 71 ans, est désigné « agent étranger » et condamné à 2,5 ans de prison pour la diffusion de fausses informations sur l’armée russe.
Elena Zhemkova à la Fondation Jan Michalski, 30 mai 2024
D’après les calculs de Memorial, le nombre de victimes de la Grande Terreur s’élève à 12 millions de personnes au moins. Il s’agit des victimes directes, sans prendre en compte celles qui étaient déportées ni qui souffraient de la famine. En 18 mois, plus de 700 000 personnes sont fusillées. La répression touche aux représentant∙e∙s de toutes les couches de la société (intelligentsia, paysans, militaires…) d’âges différents. Il n’existe guère un∙e Russe aujourd’hui dont la famille n’a pas été concernée. L’arrière-grand-père de l’auteure de l’article a été fusillé le 26 août 1937. Il était paysan plus aisé que les autres, un « koulak ». Contrairement aux autres, il travaillait comme tailleur indépendant, il avait une maison, une vache et une brebis. Paysan à peine alphabète vivant à 1000 km de Moscou, il a été accusé d’intentions terroristes contre Staline. Sa famille a été déportée et leur maison confisquée par l’état. Après la mort de Staline en 1953, vers la fin des années 1950, les « koulaks » fusillés ont été réhabilités. En 1991, l’état a promis des allocations à leurs descendant∙e∙s. Pourtant, en 2005, les allocations ont été remplacées par une compensation équivalant à 10 francs. Dans les années 1990, il était encore possible de vivre avec cet argent plusieurs mois. Il était néanmoins insuffisant pour récupérer des biens immobiliers confisqués.
Mikhail Olin et la condamnation reçue
La Grande Terreur en Russie a eu trois conséquences majeures qui perdurent encore aujourd’hui: la peur, l’abscence de confiance en la justice et l’usage de penser une chose mais en dire une autre. Peu nombreux∙ses sont celles et ceux qui sont prêt∙e∙s à partager leurs archives familiales ou à évoquer la répression dans leur famille. Les archives d’état sont difficilement accessibles. Les traces du Goulag à Magadan, à Kolyma et ailleurs en Extrême-Orient s’effacent : la taïga recouvre tout. Memorial est un des acteurs de premier plan qui œuvrent à la préservation de cette mémoire. Parmi les résultats du travail de Memorial, 3,5 millions de noms sur 12 millions insérés dans la base de données en ligne ; 44 000 biographies détaillées de personnes condamnées recueillies ; plus de 5 000 objets dans le musée à Moscou ; 38 000 ouvrages rares sur des sujets en lien avec le travail de Memorial à la bibliothèque. La liste n’est pas exhaustive. Le but principal de Memorial est de comprendre le passé pour bien vivre aujourd’hui. Pour Elena Zhemkova, il est extrêmement important de soumettre les assassins ayant exécuté des millions de personnes à la lustration. Par « lustration », elle entend tout simplement la divulgation de leurs noms, opposée à l’idée de recourir à la violence.
Malgré sa liquidation en 2022, Memorial continue son travail tant en Russie qu’à l’échelle internationale. Depuis l’été 2022, Elena Zhemkova, prévenue par son avocat qu’il lui vaut mieux ne pas retourner en Russie, dirige Zukunft Memorial à Berlin (zukunft-memorial.org). Depuis à peu près une année, il existe également l’association Memiorial Suisse dirigée par Patrick Sériot, professeur honoraire de la section SLAS de l’UNIL. Elle vise à préserver la mémoire et à soutenir les recherches relatives aux violations des droits humains dans l’ex-URSS. L’association publie régulièrement des bulletins d’information Memorial-Russie traduits vers le français, organise des projections de films, des conférences et des ateliers (memorial-suisse.ch)
Patrick Sériot à la Fondation Jan Michalski, 30 mai 2024
Le Goulag: histoire et traces écrites
Cycle de conférences
Du 20 janvier au 26 septembre 2024
Fondation Jan Michalski pour l’écriture et la littérature, Montricher
fondation-janmichalski.com
Déroulement de la soirée du 30 mai:
- Vidéo À Magadan, sur les dernières traces des goulags russes, 2015, France 24
- Intervention d’Elena Zhemkova modérée par Thierry Wolton
- Diaporama avec des témoignages de survivant∙e∙s et des lieux d’enterrements de prisonnier∙ère∙s. Source des images du diaporama: La Grande Terreur en URSS 1937-1938 de Thomas Kizny, en coopération avec Dominique Roynette, Les Editions Noir sur Blanc, Lausanne, 2013. La projection a été suivie de la musique de Vsevolod Zaderatsky. Il a composé 24 préludes et fugues au Goulag, les a retenues et notées par la suite après sa libération.
- Vidéo Comment Poutine se débarrasse de ses opposants?, 2021, Le Monde
- Questions de Thierry Wolton à Elena Zhemkova
- Extrait du film Le cas de Vladimir Kara-Mourza par David Rich, 03.05.2024, France 24
- Questions de Thierry Wolton à Elena Zhemkova
- Extrait du film « L’archipel du Goulag », le courage de la vérité, (2023, 60 min.) de Jean Crépu et Nicolas Miletitch.