La résistance thermale au POCHE/GVE: les bains à ceux qui prennent la tasse

Le POCHE/GVE ouvre le bal de la saison 2018-2019 avec « La résistance thermale », du jeune auteur autrichien Ferdinand Schmalz, mise en scène par Jean-Daniel Piguet. Dans une station thermale des Alpes, nul n’échappe à la dictature du wellness. Alors que l’administratrice de l’établissement est en train de négocier le rachat de la station par une entreprise de sodas, la maître-nageuse, idéaliste et un peu trop impliquée dans son travail, trouble ce petit monde par ses envies de révolution et tente de rallier à sa lutte les curistes anesthésié·e·s par l’excès de bien-être… Le POCHE/GVE nous offre une « farce révolutionnaire » (selon les mots de l’auteur), qui, sous ses airs de satire grinçante, stimule l’imagination du spectateur par une mise en scène ludique et sensorielle. L’Agenda a eu la chance d’assister à une répétition, et vous fait part en avant-première de ses impressions.

Texte: Emmanuel Mastrangelo

Photo: Samuel Rubio

Une montagne de draps d’une blancheur immaculée, comme un iceberg. Des êtres humains paresseusement étendus, enroulés dans ces draps, comme des mollusques sur un rocher solitaire. La lumière est apaisante, les échos feutrés, l’ambiance est au délassement, dans une douceur informe et primordiale. Le bord de la scène est celui d’une piscine, comme si le spectateur était plongé malgré lui dans les profondeurs moites et brumeuses que constitue le monde fermé d’une cure thermale.

Ces êtres, curistes de l’établissement, s’abandonnent entièrement au confort dans lequel ils se dissolvent, confondus dans des linges indistincts, flottants comme dans un rêve. La polyphonie de leurs paroles se dévide en petits bouts de phrases décousues, en répliques qui ne se répondent pas; parfois ils parlent d’une seule voix. Leurs discussions manifestent l’obsession des détails dérisoires, les soucis hygiéniques, digestifs, physiologiques, comme s’ils étaient réduits à leurs fonctions végétatives. Comme le chœur des tragédies antiques, ils énoncent avec lucidité, du tréfonds de leur léthargie, les menaces qui pèsent sur leur prison de bien-être. En cure depuis on ne sait combien de temps, ils redoutent une perturbation extérieure, un « autre » qui viendrait troubler leur harmonie.

Photo: Samuel Rubio

Tel n’est pas le cas de Hannes, le maître-nageur. Dès l’entame de la pièce, il interpelle le·la spectateur·trice; le linge blanc est pour lui un uniforme, une responsabilité qu’on endosse. Il dérange l’ambiance feutrée en hurlant sa vérité face au public, pris à partie. Car il refuse l’exclusion de certain·e·s au nom d’une pureté à préserver.

Lorsque les autres personnages, employés de l’établissement, font leur apparition, ils émergent littéralement de l’informe, par une belle idée scénique. Au contraire des curistes, ils ne perdent pas pied; leur réalisme, cynique, se plie aux lois du marché. Ils rejettent l’idéalisme dont fait preuve Hannes.

Une nageuse survient; Hannes, par un excès de zèle, l’interpelle à propos du règlement, comme s’il tentait de la sauver contre son gré. Réprimandé pour cela, Hannes radicalisera son envie de révolte, qui perturbera le confort des curistes comme une tache rouge vient souiller la blancheur des linges. Car la nageuse représente la société intéressée par le rachat de l’établissement. Entièrement motivée par le souci de la rentabilité, elle parle d’une voix robotique, la voix déshumanisée de la recherche du profit au mépris de l’humanité.

La lutte qui prend forme ici se place sur le terrain du langage: entre le discours mécanique du mercantilisme et la parole informe des pensionnaires passifs, tente de se faire jour, par le personnage de Hannes, un mot d’ordre, une exigence d’idéal. Mais ce cri de révolte peut-il se faire entendre?

Dans leur enfer de confort, les curistes sombrent et boivent la tasse. La guérison promise, corporelle et spirituelle, ressemble plutôt à une aliénation. Ils·elles évoquent tantôt des invertébrés échoués, tantôt des naufragé·e·s sur un radeau. Ils·elles  se traînent, sans but, à peine vivants, et leurs draps prennent l’apparence de linceuls. Ces curistes, finalement, ne nous ressemblent-ils pas, à nous spectateurs·trices, à la fois soumis·es à la société de consommation qui nous étouffe dans la dictature du bien-être, et appelé·e·s à une révolte pour laquelle nous refusons de quitter notre confort rassurant?

La résistance thermale
POCHE /GVE

Du 15 octobre au 16 décembre

www.poche—gve.ch

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